Il y a quelques années, François Beaune théorisait le sous-réalisme et, histoire de tester la réalité, fourrait des livres surgelés dans des micro-ondes. Depuis, l’écrivain a grandi. La marmite de sa kitchenette, il l’a troquée contre le bassin de Méditerranée où il a, pendant un an et demi, récolté 1300 récits supersoniques d’individus intra-ordinaires. Rencontre avec un prophète louche, qui ne s’exprime qu’en italique et pour qui la lune est dans le puits.

J’ai rencontré François Beaune, en 2009, après la parution de son premier roman. Un homme étrange décortiquait le quotidien d’un illuminé dépressif, Jean Daniel Dugommier, un « sous-réaliste » pour qui loucher sur la réalité était le seul moyen de la supporter. Afin d’entrer en contact avec l’auteur du bigle, je lui avais envoyé par la poste lettre et collage abscons. A ceux-ci, François Beaune avait répondu quelques jours plus tard par d’autres collages-gag format A5 ; des choses à la Jacques Dauphin – un de ses avatars virtuels – punchline bricolées à partir d’extraits de Ouest France et de Nice-Matin.

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LE CONCEPT DU LOUCHE

LES ATELIERS DECOUPAGE GONZO

Sans titre2Dans la foulée, j’avais pris quelques verres avec ce trentenaire aux regard de renard lassé. Même quand il parlait de Gonzo ou de foot, François Beaune portait sur le visage la résolution du juif errant, la mélancolie du prophète sans cause – comme s’il était loin de toutes les conversations, comme si la vérité se situait ailleurs. Noté dans mon moleskine de l’époque : « François Beaune vit en sépia, au futur antérieur ». Il semblait appartenir à cette tribu d’oiseaux moqueurs qui survolent le réel, une malice triste dans la plume droite. Après cette soirée, j’ai revu François une fois ou deux fois pour quelques autres rires caverneux. Puis plus rien jusqu’à 2011 et ma lecture de son second livre louche, un pseudo-polar illuminé : Un ange noir. Cette nouvelle rencontre a alors confirmé ma première impression : le style de François Beaune – incarné comme littéraire – était définitivement celui du « soup(r)ir » : un mélange de souffle et de fossette, un désespoir en auto-raillerie permanente.

Deux ans plus tard, j’apprends que François Beaune s’est lancé dans un nouveau projet : un recueil d’histoires vraies récoltées autour de la Méditerranée qui fera l’objet d’un troisième livre, La lune dans le puits. Il s’agit d’un projet en partenariat avec Marseille-Provence 2013 : financé par la nouvelle capitale de la Culture, Franz a voyagé pendant un an et demi pour recueillir des récits d’habitants du bassin méditerranéen, de Tel-Aviv à Alexandrie ou passant par Alger et Güzelbahçe. A partir de ces histoires, il a monté une Bibliothèque virtuelle et a travaillé sur un recueil et des podcasts pour ARTE Radio. Ce projet à la Yannick Noah, socio-humanisant plus qu’esthétisant, me laisse perplexe : quid des découpages biscornus de François Beaune? Quid de sa sous-réalité, de ses anti-héros psychopathes et de son souprir caractéristique ? Pour y voir plus clair, je lui propose de le re-rencontrer autour d’un entretien, initialement prévu dans le cadre de « La grande vie ». Quelques semaines plus tard, François débarque donc dans mon appartement et la pièce se remplit aussitôt de la lucidité rieuse qui émane de son nez (volontairement) cassé. Nous parlons alors des raisons de ce projet, de la forme de cette publication à venir, des problèmes matériels, institutionnels et métaphysiques qu’il a pu rencontrer… bref, de tout sauf de sa vie, qu’il ne considère pas, de toutes façons, comme « grande ».

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LE PROJET HISTOIRES VRAIES

Extrait : « Le projet c’était donc de collecter des Histoires vraies autour de la Méditerranée, mais pas pour les ranger et simplement les mettre dans une bibliothèque, hein. La bibliothèque c’est la matière brute : ensuite il y a tout le travail pour les mettre en scène. Les deux choses dont je me suis occupé particulièrement c’est (…) les créations sonores pour ARTE Radio et puis le livre, La lune dans le puits, sous-titré histoires vraies de la Méditerranée, où j’ai moi même, tout en italique (…) raconté ce personnage qui est moi et qui se construit à travers les histoires des autres. La lune dans le puits c’est tiré d’une citation de Leonardo Sciascia qui dit que la vérité est au fond du puits. On la voit comme ça, comme une sorte de flaque sombre, et de temps en temps elle est éclairée par la lune ou le soleil et il nous apparait certaines formes, et parfois, la vérité sort même du puits avec un miroir pour nous aveugler (…) Ce que pose ce livre comme question c’est : comment on s’approprie le réel, comment on regarde, est-ce qu’il faut regarder au dessus du puits, est-ce qu’il faut s’y jeter?  Comment se situer à chaque fois? Je crois que c’est toujours un truc qui est entre tout ça, c’est dans le couloir qui va entre le puits et le dessus de terre que se joue quelque chose. Donc c’est toujours une manière de jouer, de loucher (…) Le bouquin révèle des gens qui sont des gens ordinaires et n’ont pas toujours le droit à la parole et là peuvent raconter une histoire. »

LE PROBLEME DE L’ORALITE ECRITE

Extrait 1 : « L’oralité pour moi est essentielle depuis le début du projet (…) C’est Céline qui l’explique de la manière la plus simple et la plus claire quand il parle du style et qu’il dit « Pour que le bâton ait l’air droit dans l’eau, il faut casser le bâton d’abord ». De la même manière, pour qu’on puisse entendre de l’oralité en lisant un livre, il faut casser l’oralité, pour que le style puisse être oral il faut tout un travail d’écriture d’abord… »

Extrait 2: « Au delà du problème entre oral et écrit, il y a la musique : à partir du moment où un personnage a sa musique, c’est gagné. »

LE VERTIGE DU VOYAGEUR

Extrait 1 : « C’était pas assez de temps évidemment et c’était toujours frustrant de devoir partir, j’étais toujours sur la brèche quand j’arrivais dans un pays. J’étais vraiment le VRP aussi tu vois, j’avais la casquette, j’allais voir les journalistes, je leur expliquais… »

Extrait 2 : « Y’a des histoires qui sont proches du contes, y’a des histoires qui sont plus politiques, y’a des histoires qui croisent la grande histoires, y’a des histoires très très ténues, très anecdotiques mais qui sont belles aussi, ça va jusqu’à des histoires de chats domestiques, vraiment des toutes petites choses mais qui se répondent, qui se regardent toutes… »

ENTRE LA MARGE ET L’INSTITUTION

Extrait : « Je suis parti seul, matériellement j’étais seul, je n’avais jamais de traducteur ni de fixeur (…) Non, j’essayais de me débrouiller pour que les histoires des gens soient en Français, en Anglais ou en Espagnol et après je les enregistrais dans leur langue maternelle (…) Le projet a été financé en partie par Marseille-Provence 2013, les voyages étaient payés par les Instituts Français, la plupart m’ont donné un coup de main, ou m’ont beaucoup aidé pour certains comme à Beyrouth ou à Alger – et alors ça dépendait des pays, je me débrouillais (…) des fois il fallait que je trouve où dormir, des fois il avaient une chambre pour moi (…) J’ai beaucoup travaillé avec des enseignants, des lycéens, des collégiens, etc. »

SE METTRE AU SERVICE DES GENS

Extrait : « J’ai appris sur le tas à écouter les gens et ce projet qui au début me ressemble mal – au début j’avais un peu de mal avec le côté humaniste, le côté Yann Arthus Bertrand du projet qui est pas si évident pour moi – mais le fait d’écouter les gens et de se mettre à leur service, je trouve que c’était… Peut-être que j’ai grandi hein (…) mais je trouve que ça fait parti du boulot d’un écrivain de faire ça, se mettre au service des gens, essayer de re-raconter leurs histoires (…) C’est pas évident d’écouter les gens, on peut s’emmerder très vite – et c’est la même chose le fait de loucher sur la réalité (…) c’est du punk pour papilles le louche, ça intéresse que les vieux, et là de la même manière écouter des gens qui ont pas tous des histoires folichonnes, ça demande un vrai effort (…) C’est partir du principe que chacun est intéressant, alors que parfois, une voix, tu ne vas même pas l’écouter parce que rien que le timbre t’agace et tu vas te dire bon bah… je sais pas, untel ou untel pour moi : non, c’est pas ce que je recherche ; et là c’était essayer de n’avoir aucun apriori et se dire que chacun est intéressant. Donc ouais, y’avait ce côté un peu humaniste que [il rit], j’ai du mal à assumer, mais que j’aime bien quand même. Ouais. »

A l’issu de cet entretien vigoureusement informatif, j’ai la désagréable impression d’avoir commandé le mauvais plat dans un excellent restaurant. Sentiment d’avoir réalisé une banale interview promo avec un invité qui – précisément – s’était donné pour tache de subvertir la banalité ; soupir d’avoir raté ce dialogue de solitude à solitude que se doit d’être une interview. Le lendemain, journée grise, je flâne en librairie et acquiers cette fameuse Lune dans le puits. Dans la foulée, j’en lis les cinq, dix, vingt, quarante, cent et bientôt les trois cent premières pages. Lit-on mieux par temps de merde ? Je dévore la lune d’une traite.

la-lune-dans-le-puitsEt c’est ici, entre les 150 histoires que le livre met en scène, que je rencontre de nouveau François Beaune – otage louche de la liberté des autres. Ce n’est pourtant pas que les récits qui la composent soient tous éloquents ; mais l’eau Beaune gicle au visage comme la Méditerranée qu’il se propose de borner. Plongeant dans cette (a)mer d’histoires, on croise des créatures de toutes espèces – une sosie de Ben Bella, Gilles Deleuze en dragueur de minettes, une Marseillaise qui se flambe la main en s’allumant une cigarette, un boxeur qui quitte le coup de sa vie pour plaire à sa mère, une algérienne qui fait la cuisine avec son clyto, Abdullah l’inventeur du Scrabble maghrébin… – tout en nageant dans la lucidité sous-réelle de l’auteur, dans son climat d’exotique familiarité.
La lune dans le puits – au delà d’être le réceptacle des récits fragmentés de notre temps et en deçà d’être une Odyssée contemporaine de la Méditerranée – se présente surtout comme l’autobiographie d’un écrivain en éclosion ; c’est le miroir de l’imagination fissurée de François Beaune. Toutes ces histoires palestiniennes, égyptiennes et marseillaises sont avant tout la mer intérieure de ce type au regard torve : « j’ai inventé un seul personnage, finalement, et c’est moi ». La Méditerranée est sa pudeur. Comme certains comédiens réservent leur folie pour la scène – se contentant de boire des pintes de Kro en enchainant les clins d’oeil sur Antoine De Caunes dans la vraie vie -, François Beaune ne se révèle finalement qu’en italique, dans les silence de la voix des autres, dans les interstices du décor. Et encore une fois – puisque seul le détail compte – ce sont ces italiques qui insufflent au recueil sa puissance douce-amer ; ce sont ces italiques qui nous tiennent en haleine et en malice, ces italiques qui scellent l’impression qu’en plongeant dans ce puits, on a avant tout plongé dans la singularité d’un homme.

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