Franck Annese. Si la lecture de la presse écrite est encore pour vous un hobby, son nom vous dit forcément quelque chose. Patron à casquette d’une industrie périclitante, on lui doit notamment So Foot, So Film, Society et autres titres en « So » qui ont fait du groupe So Press l’un des seuls géants de papier parvenant encore à tenir debout chez les kiosquiers. Mais alors qu’on aurait pu croire que l’homme à casquette profiterait de la quarantaine pour se raser la barbe, voilà qu’il publie un premier EP indie-rock-rap à l’ancienne avec ses potes de bouclage. Ca s’appelle EMPRS, et comme le tout sonne comme une grosse crise d’épilepsie pour quiconque vomit l’esprit low-fi des années 90, on a décroché le combiné pour comprendre comment un patron de presse pouvait échanger le clavier contre un ampli.

Le succès récent de la saison finale de la série Succession en atteste : quand bien même la météorite internet a tout ravagé sur son passage, on reste tous un peu fascinés par les dinosaures de l’ancien monde, et surtout ses patrons de presse, qu’il s’agisse du très fictif Charles Foster Kane de Citizen Kane, des milliardaires en quête de défiscalisation ou même de l’indéboulonnable Rupert Murdoch (sujet tacite de Succession, by the way).

Très loin des héliports et des pulls en cachemire, l’un des moguls français de ces petits empires de presse n’est autre que Franck Annese. Et spoiler alert : il ne ressemble pas vraiment à Logan Roy.

Sa passion, ce n’est pas de convoler en douzième nuit de noce avec une ex de Mick Jagger, ni de claquer des millions dans des Italiennes à turbocompresseurs. Non, son truc à lui, et indépendamment du fait qu’il soit le seul contre-exemple d’une presse culturelle en train de crever, c’est le rock, les fringues mal taillées héritées des années 90 avec, en ligne de mire, le souvenir des Pixies, Dinosaur Jr. et autres débuts de rappeurs pas encore autotunés. De quoi lui donner envie, entre deux tirages, de lancer EMPRS, soit son propre groupe de rock-hip-hop à l’ancienne, et pile au moment où ces genre 90’s a perdu toute sa superbe et ne remplit plus aucune caisse. « Où est ton esprit, Franck ? », a-t-on envie de lui dire en écoutant « The Void », premier EP d’un groupe où l’on retrouve pléthore de jeunes rappeurs mitraillant de la punchline derrière des accords de guitare (un instrument qui sera bientôt aussi anachronique qu’un téléphone filaire).

Comme cet assemblage d’influences qu’on croyait enterrées a de quoi inspirer des cauchemars à celles et ceux que les années 90 ont traumatisé à jamais – l’auteur de ce papier y compris – il fallait donc s’entretenir avec l’homme-orchestre mal rasé pour mieux comprendre l’origine de cette danseuse au nom imprononçable. En attendant la création d’un groupe shoegaze par Bernard Arnault, c’est parti pour un questions-réponses sans langue de bois avec un garçon qui, clairement, semble avoir abandonné l’idée de définir clairement son profil LinkedIn.

Commençons avec une question con : comment ça se prononce EMPRS ? Et pourquoi ce nom, en fait ?

Frank Annese : L’explication est complètement nulle. EMPRS c’est pour dire « Empereur » et il se trouve que… je ne sais pas pourquoi ça s’appelle comme ça. C’est venu un jour du batteur qui nous dit « tiens, si on s’appelait Empereurs ? ». Et comme c’est un gros fan de Queen, je le soupçonne d’avoir voulu surenchérir par rapport à son groupe fétiche. Sauf que comme il y a pas mal de featuring internationaux sur l’album, on nous a rapidement conseillé de simplifier le nom. D’où EMPRS. Ce qui, à mon avis et d’un point de vue marketing et commercial, est complètement nul à chier, aha. On a eu la flemme de changer en vrai, ça s’appelle comme ça depuis le début.

Mais c’est quoi l’objectif pour toi avec ce groupe ? Vu de l’extérieur, actuellement tout te réussit en tant que patron de presse. Alors pourquoi s’emmerder à créer un groupe de rap-rock au moment où la musique ne génère plus du tout d’argent ?

Frank Annese : EMPRS c’est d’abord un truc de potes, et puis on bosse quasi tous ensemble, directement ou pas. Historiquement, on écrit les morceaux à deux avec Lucas, réalisateur de métier (et dont je suis accessoirement le producteur). Un beau jour, il a eu envie de se remettre à la guitare après des années – voire des décennies – sans la toucher. Il me demande de lui en prêter une, et rapidement on décide de se lancer dans des répétitions pour le fun avec Julien, un autre ami (avec qui je bosse aussi) qui est batteur et avec qui j’avais déjà lancé un autre groupe. Et puis un autre pote, par ailleurs chef opérateur, s’est rajouté à la basse. Et c’est comme ça qu’on se retrouve le dimanche à taper des reprises des Arctic Monkeys. Sauf que ça nous saoulait de faire des reprises, c’est souvent moins bon que les titres originaux. Enfin bon, il faut quand même savoir qu’au début du groupe, Lucas ne savait même pas faire d’accords en barré, il composait des riffs sur deux cordes ! Bref, moi j’avais plein de chansons en stock qui n’étaient jamais sorties ; on a donc décidé d’utiliser cette matière pour ce qui allait devenir EMPRS. Un groupe dans lequel, je le précise, on a appris à jouer de certains instruments en regardant des tutos YouTube, et à tenter des featurings virtuels en prenant les a cappella de mecs comme Kayne West. Avant qu’il ne commence à déconner, je précise.

« Quand j’étais ado, c’était l’inverse d’aujourd’hui : on aimait écouter les disques de groupes que personne ne connaissait, comme Sparklehorse ».

Tu dis qu’EMPRS c’est un groupe de potes qui bossent ensemble. Du coup, c’est quoi exactement : un groupe d’entreprise ?

Frank Annese : Le groupe est composé de personnes qui bossent pour Sovage ou Allso, la partie boite de prod (de So Press, Ndr). Mais c’est évidemment plus un groupe de potes qu’un groupe corporate.

Justement : comment arrives-tu, en tant que rare figure de la presse indépendante française, à tourner ta casquette pour passer de l’autre côté de la barrière et à vouloir faire parler de toi en tant que musicien dans d’autres médias que les tiens ?

Frank Annese : Eh bah… Déjà, on peut être certain que l’équipe de Society ne parlera jamais d’EMPRS. J’adorerais, hein. Mais c’est la règle éthique de base. C’est forcément frustrant, comme pour d’autres projets de films comme Méduse (de Sophie Lévy, 202S) qu’on a produit, et dont So Film ne parlera pas. C’est comme ça.

Avec le recul, on sait désormais que Jeff Bezos a créé Amazon pour financer sa lubie de conquête spatiale avec Blue Origin. Dans ton cas, j’en arrive presque à me demander si tu n’as pas lancé So Press pour assouvir ton envie de lancer un groupe de rock.

Frank Annese : Oui et non. Là où tu as raison, c’est qu’au tout départ, je voulais créer un label de musique mais qu’il se trouve que je me suis retrouvé à faire des magazines, que j’y ai pris goût et que ça coutait alors moins cher que de produire des musiciens. Et j’ai finalement crée la maison de disques Vietnam en 2012 en me disant qu’après presque une décennie à imprimer des canards, ça arrivait au bon moment. Pas pour produire mes disques à moi, je précise. Et si mes potes n’étaient pas venus me chercher, pour le coup la guitare serait sans doute restée encore longtemps au placard. Et puis soyons honnête : aucun des membres d’EMPRS n’espère en vivre pour l’instant. Mais c’est évident qu’il est plus facile pour moi d’exister médiatiquement avec ce projet aujourd’hui qu’il y a 20 ans, alors que à l’époque j’étais sans doute meilleur musicien, toutes proportions gardées.

« Notre référence pour EMPRS, c’était clairement Loser de Beck ».

Avec ta casquette et tout l’attirail chemise à carreaux, tu avais déjà le physique du musicien indie des années 90. Ce côté low-fi entre les Pixies et Daniel Johnston, c’est vraiment ta culture ?

Frank Annese : Effectivement. Je viens du rock indé, de la folk et de trucs devenus un peu mineurs aujourd’hui, et sans doute un peu datés dans l’esprit de certaines personnes (comme l’auteur de ce papier, Ndr). Heureusement Lucas a ramené des influences plus électroniques, et ça donne autant un coté bordel façon Gorillaz que des choses presque Britpop. C’est ça qu’on aimait bien. Mais en tout cas, il n’y avait pas la volonté de remettre prétentieusement des genres oubliés sur le devant de scène, c’est simplement ce qu’on aime et ce qu’on écoute. Et même qu’on lance des featurings avec des rappeurs comme Benjamin Epps, on se rend compte que ses influences sont aussi très 90’s avec un flow old school ricain, à l’ancienne. Ca nous semble du coup plus logique d’avoir Pharcyde sur l’album que, au hasard, PNL (qui aurait dit non dans tous les cas).
Faut quand même savoir que l’un des premiers mecs à qui j’avais envoyé nos maquettes, c’est Yoni Wolf. Yoni Wolf, c’est l’un des fondateurs du label Anticon, qui était un label américain culte des années 90. Et c’est aussi l’un des musiciens derrière Hymie’s Basement ou Why ?. Voilà nos références, sachant que le mètre étalon pour EMPRS, c’était clairement Loser de Beck. Les années 90 dans l’indie, c’est tout de même une décennie de genres mineurs, ce moment où l’on accepte de donner une place aux perdants, plutôt qu’aux mecs costauds qui cherchent la win à tout prix. Les années 90, pour moi c’est Pavement. Alors oui, c’est moins à la mode aujourd’hui. Et on voit tous qu’actuellement les nouvelles générations aiment ce qui fonctionne. Moi quand j’étais ado, c’était l’inverse : on aimait écouter les disques de groupes que personne ne connaissait, comme Sparklehorse. C’est pour ça que toutes les réponses de gens qui ont accepté les featurings sur l’album, on les a pris comme des cadeaux de gosse. Ils nous ont tous répondus, de Buck 65 à Yoni Wolf en passant par Mike Ladd.

On parlait de ton label Vietnam. C’est quoi le bilan, dix ans après ?

Frank Annese : Je suis hyper content des disques qu’on a sortis, même si très peu ont obtenu un succès commercial. Ce qu’on a appris ? Que la musique était vraiment un monde de merde, aha ! C’est vraiment un secteur hardcore, commercialement parlant. Certains disques ont été vendus à tellement peu d’exemplaires que je ne pensais même pas que c’était possible, alors qu’on a pu injecter jusqu’à 150 000 € dans certaines productions, en comptant l’enregistrement, les clips, la promo, etc. Et encore, moi à l’époque je trouvais que c’étaient des petits budgets… Moralité, désormais on fait beaucoup plus attention et on sera à l’équilibre sur l’exercice 2022. On comprend mieux comment l’industrie fonctionne et on dépense moins : c’est très complexe de gagner de l’argent avec des albums. Au moins on est raccord avec nous-mêmes dans toutes nos productions : il y a une prime à la lose dans tout ce qu’on fait, aha !

Et comme vous ne semblez pas faire les choses à moitié pour plomber votre bilan comptable, vous avez donc prévu de sortir un double album pour EMPRS. En tant que patron de presse, tu titrerais comment pour booster les ventes du projet ?

Frank Annese : Ah putain question dure… Je mettrais : « Enfin les Gorillaz français ! ».

EMPRS // EP The Void // Vietnam
Le premier album est prévu pour octobre 2023.        
 

 

3 commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages