L'avantage avec les Britanniques, c'est qu'il savent honorer leur histoire avec des films documentaires qui ont vraiment de la gueule. Les mouvements musicaux apparus au cours de l'ère Thatcher n'ont pas fait exception au palmarès et Jip Travolta, le héros de "Human Traffic", reste la seule alternative à la fin des idéaux en matière de culture et de capitalisme méga sophistiqués.

L’Histoire a une fâcheuse tendance à marquer la jeunesse britannique de son proverbial fer rouge. Berceau privilégié des sous-cultures en tout genre, le Royaume-Pas-Si-Uni a vu, depuis les années 1950, défiler en son sein plusieurs générations d’adolescents déboussolés, avides d’un sentiment d’appartenance nié par l’effondrement de l’Etat-Providence et des chimères socialistes de l’immédiat après-guerre. De la désillusion post-Trente Glorieuses sont nés le punk et les mouvances skinheads. De la même manière, le suicide – entrepris par l’administration Thatcher – de toute la région nord du pays, fleuron d’un système industriel soudainement jugé désuet, a suscité une effervescence populaire et artistique qui a donné lieu à la vague Madchester, marquée par l’avènement de la New Wave et, à terme, par celui de la Culture rave dont les premières heures se seront vécues à la Hacienda.

Trois documentaires à garder en tête

On peut remercier le cinéma britannique d’avoir soigneusement documenté les crises existentielles, les lifestyles et les combats de ces différents mouvements, aux prises avec une réalité de plus en plus distante et décevante, en quête perpétuelle d’une rassurante identité. Rares sont ainsi les documents historiques apportant un éclairage aussi juste sur la révolte populaire des sixties que le fameux Quadrophenia, film-hommage des Who à une époque dont ils auront incarné toute la fureur romantique.

The Filth and the Fury, de Julien Temple, retrace à travers un portrait du nihilisme décadent et exhibo des Sex Pistols la folle et brève épopée du punk anglais dans sa veine la plus transgressive – sans négliger heureusement de peindre le contexte socio-politique chaotique qui l’a vu naître.

This is England et 24-Hour Party People esquissent quant à eux deux aperçus opposés mais complémentaires de l’ère Thatcher. Le premier nous met face à la radicalisation politique d’une jeunesse désoeuvrée, en pleine crise identitaire face à l’effondrement de l’Empire.

Dans le second, on s’amuse de la folie hédoniste de Tony Wilson, fondateur de la Hacienda et de Factory Records, instigateur de la révolution culturelle la plus marquante des dernières décennies. Wilson, incarné dans le film par le désopilant Steeve Coogan (I’m Alan Partridge), fut le prophète dont sa génération avait tant besoin. Ce gourou du beat et de la fête peut se targuer d’avoir été l’un des rares privilégiés à avoir assisté à la fois aux premières éructations scéniques des Sex Pistols (à Manchester, en ’76) et à la période dorée de la house new-yorkaise, découvrant celle-ci au regretté Paradise Garage lors de la première tournée américaine de New Order. La Hacienda ouvre ses portes en 1982, produit d’une fusion inattendue entre ces deux influences a priori contradictoires : la rage primale du punk et l’atmosphère délurée, fondamentalement optimiste du Paradise Garage, portée par les envolées disco/house de ses DJ phares, Larry Levan et Frankie Knuckles.

Children of  ecstasy

Avec l’ouverture du club, c’est une nouvelle ère de la contre-culture britannique qui s’esquisse : les Happy Mondays, les rythmes électroniques, et la sacro-sainte ecstasy s’infiltrent dans la brèche ouverte par Wilson à une vitesse inouïe. Deux décennies après Woodstock, la Grande-Bretagne se voit secouée par un « 2nd Summer of Love » (1988-89) lorsque la déferlante rave s’empare des villes et des campagnes anglaises.

Oubliés, la grisaille mancunienne, la Dame de Fer, les violences policières : l’heure est à la célébration, et la nouvelle communauté des Children of ecstasy entend bien se saisir de l’occasion. Oubliés, également, la hargne du punk, la mélancolie de la new-wave, et le militantisme  skinhead. Les valeurs prônées par l’acid-house sont simples – autant qu’elles sont universelles : l’amour, la fraternité, l’hédonisme le plus radical reprennent leurs droits sur une jeunesse brimée par l’austérité thatchérienne.
Les fanfaronnades de Peter Fonda, icône des sixties américaines, qui introduisent l’inoubliable Loaded de Primal Scream, synthétisent parfaitement l’anti-philosophie de ces nouveaux hippies aux pupilles dévorantes :

« We wanna be free
We wanna be free to do what we wanna do
And we wanna get loaded
And we wanna have a good time
That’s what we’re gonna do
We’re gonna have a good time
We’re gonna have a party ! »

Human Traffic

C’est dans ce contexte bouillonnant que paraît Human Traffic. Le film, écrit et réalisé en 1999 par Justin Kerrigan (dont on a malheureusement peu entendu parler depuis), apporte le témoignage le plus juste et le plus incandescent qui soit sur l’état d’esprit d’une jeune génération britannique coincée entre un productivisme et un matérialisme envahissants et une aspiration sourde mais irréfrénable au bonheur. »We’re in rhythm. Part of a movement. A movement to escape. Ultimately, we just want to be happy« , marmonne Jip Travolta, son adorable héros, au cours d’un monologue halluciné. On pensera ce que l’on veut de cette conception cruellement artificielle du bonheur : reste que ces propos mettent le doigt sur le changement de paradigme que traverse la culture alternative à l’heure postmoderne.

Si les Jeunes gens en colère (NdlR : soit les Angry Youg Men) apparus en 1950 ont perdu foi en leur faculté à transformer la société en profondeur, alors il ne leur reste qu’à la fuir. La rave devient un espace fantasmé, libéré du joug des classes, des races, du genre. L’ecstasy fait de tous les hommes des frères. « I’m going to Never-Neverland with my chosen family, man ! » La référence à Peter Pan est loin d’être anodine. Malgré leur vingtaine bien entamée, les protagonistes du film sont autant de négations ambulantes d’un âge adulte associé au renoncement à la liberté. Jouisseurs sans entraves – et sans responsabilités apparentes, ces losers magnifiques s’opposent avec panache au pesant esprit de sérieux qui semble régir la vie moderne.

« What goes up must come down, and down, and down. Everyone looks ill at the end of the night. All have lost the power of speech, desperately avoiding eye contact ». (Jip. Human Traffic)

Human Traffic n’est pas un film angélique, loin de là : Jip, Moff, Koop, Nina et Lulu sont des junkies éhontés, et tout à fait conscients de cette vieille rengaine qui exige que « What goes up must comme down ». Ils s’amusent de leurs crises de paranoïa, de la gêne qui s’empare d’eux quand leurs pupilles dégonflent, de leurs remises en question paniquées à la mort du week-end. S’en amusent parce qu’il serait vain d’en pleurer. Ces enfants sauvages autoproclamés n’ont rien d’une brochette de révoltés. Ou plutôt, si : mais leur révolte est sourde. Elle est diffuse à chaque détour du film, de la haine manifeste à l’égard de leurs emplois déshumanisants à la frustration de Moff envers des parents trop contents de se complaire dans l’illusion matérielle du bonheur. Elle se dessine en creux au travers de monologues sans concessions et de références habiles à des figures bien précises de la culture anglo-saxonne. On remarquera notamment l’éloge octroyé à Bill Hicks, humoriste militant, pourfendeur du dogme libéral et du consumérisme et bête noire de la censure américaine de l’ère Reagan, qui se voit ici décrit comme un « visionnaire ». C’est du côté de cet humanisme anti-système et de ce rejet de l’hypocrisie sociétale qu’il faut chercher les résonances proprement politiques de Human Traffic.

Who is the Queen ?

Si on a du mal à imaginer nos joyeux trublions se rendre à un bureau de vote, il serait donc réducteur de les juger apolitiques ; seulement, quand la classe dirigeante n’offre aucune solution valable, ne reste plus que le parti d’en rire. C’est en tout cas le point de vue qu’adopte Kerrigan, notamment lorsqu’il offre au personnage de Jip une séquence délicieusement kitsch dans laquelle celui-ci se fend d’une réécriture certes ironique, mais somme toute très lucide de l’hymne britannique à la sauce post-moderne et pochetronne. Au fameux God Save The Queen vient se substituer un questionnement d’une fausse naïveté qui met le doigt sur la fracture identitaire et le sentiment d’impuissance qui semblent caractériser  les Youth cultures occidentales à l’aube du millénaire.

« Our generation,
Alienation,
Have we a soul ?
Techno emergency,
Virtual reality,
We’re running out of new ideas :
Who is the Queen ? »

1294151634En quelque sorte, et sans chercher à les dédouaner d’une réelle responsabilité citoyenne, on peut affirmer que si les jeunes lads de Human Traffic ne sont pas franchement révolutionnaires, c’est que leur époque elle-même a cessé de l’être. Thatcher, et son successeur conservateur John Major après elle, ne se sont pas contentés de dilapider la culture syndicale et l’Etat Providence britanniques pendant leur séjour à Downing Street. Ils ont également procédé à l’opération de lobotomie de masse la plus pernicieuse de l’Histoire, en diffusant à grand renfort de propagande économique la sinistre philosophie TINA (« There is no Alternative »). Basée sur les fumisteries néolibérales de l’Ecole de Chicago et un nationalisme fiévreux, l’idéologie TINA a martelé l’idée que le monde n’avait d’autre choix que de s’engager corps et âme dans un capitalisme toujours plus sauvage, faute de quoi il courrait à sa perte.
TINA, c’est l’acte de naissance des Golden boys de la City, c’est le sacrifice définitif de la classe ouvrière britannique au nom d’un marché de plus en plus cynique quant à la répartition des richesses. C’est aussi, malheureusement, le coup de grâce porté à la gauche anglo-saxonne qui renonce dès 1994, avec l’avènement du New Labour de Tony Blair, à toute prétention socialiste, dans l’espoir d’attirer l’attention de l’Anglais Moyen. Les termes du futur Premier Ministre ont le mérite d’être clairs : « Le Nouveau Parti travailliste est un parti d’idées et d’idéaux mais pas d’idéologies surannées. Ce qui compte, c’est ce qui marche« . Ce qui compte, c’est ce qui marche. « Il n’y a pas d’alternative. » Plus de lendemains qui chantent. Vous pouvez arrêter de guetter le Grand Soir. Dream is over, chantait Lennon.

On a les héros qu’on mérite

A l’heure du pragmatisme désincarné, de l’immoral revendiqué, Jip et ses potes affamés de vie apparaissent finalement comme des héros assez logiques. Leur fièvre d’aimer, leur ardeur si humaine sont autant de poings brandis face au déchirement du tissu social. Jip Travolta n’est peut-être pas le héros dont notre génération a tant besoin – mais il est celui qu’elle mérite. Il y a une grandeur indéniable à vanter l’amour et l’innocence dans le contexte contemporain.
Et puis, pour ceux que la fièvre partisane ou le snobisme empêcherait de rire des frasques psychotiques de ces camés au grand coeur :  détendez-vous un peu, bordel. Human Traffic, c’est avant tout un enchaînement de scènes surréalistes et à l’humour cinglant, appelées à devenir cultes pour le public concerné. En outre, Kerrigan a su s’entourer de deux grands gourous de l’électronique anglaise des nineties, en donnant carte blanche à nul autre que Matthew Herbert et Pete Tong pour peaufiner la bande-son de son film. Leur sélection offre un panorama délicieux de la culture rave britannique, allant d’Orbital à Aphrodite, de Fatboy Slim à Underworld. Dans les mots immortels de Koop : « this stuff would turn Hare Krishna into a badboy ».

7 commentaires

  1. Du coup, comme vous allez à Cannes chaque année, je m’attendais à trouver ici des critiques des films présentés lors du festival.

    Y’a pas. Ils sont où vos articles ? Vous n’avez tout de même pas pondu juste un reportage auto-centré pour nous dire que « Cannes c’est plus hype aujourd’hui », si ?

    Les ringards veulent bien vos accréditations, si ça vous blase tant que ça.

  2. Désolé nous ne sommes pas là pour soigner votre frustration d’une vie pourrie en province. Des solutions existent pourtant : monter une association, monter vivre à Paris, partir en Syrie, voter pour le MODEM, etc…

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