Il suffit d’écouter la première minute du premier morceau du dernier album de Father John Misty, pour pressentir immédiatement ce qui va en constituer toute l’ambition narrative et l’exceptionnelle musicalité. Pour deviner que Joshua Tillman va, à lui tout seul, nous faire oublier les insupportables mimétismes formels de notre temps, avec leurs clichés ressassés, leurs pastiches assumés et leurs exercices de style épuisés. Et mieux nous faire comprendre qu’il s’est définitivement jeté, corps et âme, dans les bras de cette tradition musicale que l’Amérique a inventée à l’aune des années soixante-dix : celle des singer-songwriter. Tradition qui fut portée à des sommets pendant près d’une décennie, et qui est peut-être aujourd’hui la seule à pouvoir encore faire valoir une authentique réactualisation artistique d’un champ du rock envahi par de multiples et interchangeables copies.
Pour cela il a fallu que FJM retrouve un souffle, une foi et une ambition que l’on pensait disparues. Qu’il redonne à la richesse harmonique du piano – instrument si mal aimé dans le rock – une place centrale ; qu’il remette les cuivres et les cordes au centre d’orchestrations somptueuses ; et surtout qu’il laisser les mots s’écouler comme des torrents, dans un flux/flow fascinant, pour que les ombres et les lumières de son intériorité se donnent à voir.
La vie après Fleet Floxes
Une telle audace aussi conservatrice qu’anachronique ne manquera pas d’alimenter les critiques indigents et les commentateurs paresseux qui, une fois de plus, n’y verront que crimes inaliénables dénaturant la pureté ontologique du rock. Ce sera une fois encore pour eux l’occasion de citer les fantômes envahissants des noms les plus héroïques et des figures les plus tutélaires pour tout expliquer, tout justifier, tout rabaisser. De réduire à l’état de simulacre clonique ce qui n’est qu’une concordance de voix et de choix. Ce faisant, ils oublient non seulement que comparaison n’est pas raison, mais aussi, et surtout, que la carrière de l’ex batteur des Fleet Foxes a pris à cet instant une courbe céleste aussi improbable que miraculeuse. De celle qui redonne un sens et une brillance à ce qui n’en avait plus.
A la décharge des sectaires, qui en effet aurait pu imaginer que, malgré l’insuccès chronique et désespérant de huit albums enregistrés entre 2003 et 2010, ce fils traumatisé d’une famille évangélique anglicane pure et dure deviendrait la voix habitée et métaphysique d’un monde et d’un pays à la dérive? Que cet homme de 36 ans, qui traite ses tendances dépressives à l’aide de micro doses de LSD – comme Cary Grant avant lui – choisirait d’être celui qui ressuscite sa langue. Une langue mondialisée et mécanisée, devenue exsangue dans un champ de la musique populaire qui a perdu toute sa mystique, mais dont, ici, les contenus aux formes sardoniques et spirituelles rappelleront cruellement à ceux qui ne la comprennent pas intuitivement et naturellement combien traduire c’est définitivement trahir. Combien le sens n’est pas le verbe ou la parole, et donc tout ce qu’il y a à perdre d’essentiel pour nous autres au passage.
Plus encore : qui aurait pu penser que cet adorateur d’idoles qui reprend sur scène depuis longtemps, et avec une maestria confondante, les chefs d’œuvres les plus personnels de John Lennon – God – ou de Léonard Cohen – Bird on a wire – aurait l’audace de choisir un langage musical délaissé et abhorré car mélodique et sophistiqué. Des tempos qui oublient le plus souvent le rythme. Un langage dont on sait depuis longtemps qu’il est bien le seul à permettre aux mots de prendre tout leur temps et aux phrases de trouver toute leur place, pour peu que les textes ne soient plus de simples prétextes à des effets sonores et des effets de style qui n’impressionnent ou n’illusionnent que ceux qui n’ont ni mémoire ni savoir.
Comme Robert Zimmerman ou David Jones avant lui
Pour comprendre ce retournement sidéral et sidérant, il faut revenir en 2012. A cette mutation identitaire qui verra Joshua Tillman se métamorphoser en Father John Misty sous l’effet libérateur et psychédélique de l’absorption de champignons magiques suivie d’une méditation prolongée sous un arbre. Renouer avec ce moment clé que fut pour lui le basculement dans « un autre que soi » comme expérience fondamentalement libératrice parce que purement spirituelle et existentielle. Mais que l’on ne s’y trompe pas : en prenant ce nom d’emprunt – qui suscitera par la suite autant de commentaires anecdotiques que de questionnements superficiels – Tillman n’a pas voulu faire montre d’une lubie facétieuse ou d’une volonté calculée de stratégie marketing : il a délibérément posé le geste fondateur d’une aspiration irrésistible à renaitre de lui-même par la création d’un double. Ou plutôt par l’effet d’un dédoublement, qui non seulement ne se substituerait pas à ce qu’il est déjà, mais plus encore s’ajouterait à lui en ouvrant grand les portes d’une perception renouvelée. Une perception totalisatrice, englobante, du monde et de la vie, dans une vision réinventée. Comme ce fut le cas, avant lui, pour Robert Zimmerman ou David Jones, qui, étouffés par les limites de ces déterminismes de tous ordres et fuyant tout ce à quoi les conventions les auraient contraints, ont trouvé qui ils étaient dans ce qu’ils voulaient être. Pour n’être jamais simplement qu’eux-mêmes.
Cette métamorphose publique et intime du beau gosse à la gueule de rock star hippie a, de fait et par miracle, immédiatement ouvert de nouvelles voies au nouveau seigneur. D’abord par l’accueil critique favorable du premier album sous cette nouvelle identité, « Fear Fun », qui n’était rien d’autre qu’une auto-autopsie lucide, ironique et sincère. Puis par l’accouchement de l’excellent « I love you, Honeybear » qui sera acclamée de tous côtés à sa sortie en 2015 comme superbe méditation de ce qu’est la vie domestique et de ce qu’est ou doit être l’Amour. Expérience artistique dont FJM dira lui-même que c’était bien l’homme récemment marié qu’il était qui en avait constitué la matière première vivante.
Et puis il y a donc ce « Pure comedy » qui restera un disque d’anthologie, moins pour sa longueur excessive que pour sa valeur esthétique, émotionnelle et culturelle intrinsèques. Pour ce qu’il a de démesuré dans une Histoire du rock que l’on pensait achevée. Excellemment produit par Jonathan Wilson avec l’aide cruciale de Gavin Bryars, c’est malgré tout dans sa restitution en live et dans la configuration instrumentale complète de son enregistrement, que « Pure Comedy » livre toute sa force religieuse. Avec la voix puissante et expressive de FJM qui confirme sa capacité de conviction et de subjugation. Tel un moraliste des temps modernes, pointant du doigt le narcissisme vain et l’insignifiance pitoyable du monde contemporain pour mieux s’en moquer et s’en attrister. Au risque de paraitre prétentieux et grandiloquent. Mais n’est-ce pas là le destin inéluctable de ceux qui veulent voir plus loin et aller plus haut que tous les autres ?
3 commentaires
Les albums vinyls (pre-co) a + de 40 boules ? je claque la porte!
Il n’est pas jason aldean
Autant j’ai quasiment aimé tout ce qu’il a fait jusque là, autant ce Pure comedy que j’espérais m’est apparu comme un best of d’Elton John qui ne s’avoue pas.
Son clip est génial, l’interactivité de son site internet parfaite (fait autant partie de l’œuvre que le disque), et ce sont les deux points les plus réussis. Textes et concept je te suis, la production aussi. Mais bordel, c’est d’une platitude que l’ambition du projet ne saurait relever.
Comme un génie de la physique qui n’aurait même pas assez de pédagogie pour expliquer à des gosses le coup du verre dans lequel l’eau n’entre pas.
« Tel un moraliste des temps modernes, pointant du doigt le narcissisme vain et l’insignifiance pitoyable du monde contemporain pour mieux s’en moquer et s’en attrister. Au risque de paraitre prétentieux et grandiloquent. Mais n’est-ce pas là le destin inéluctable de ceux qui veulent voir plus loin et aller plus haut que tous les autres ? »
Ne lui reste donc qu’à s’auto-pointer devant son miroir.
Bien que s’il y a une chose que je ne mette pas en doute en dehors de son chant (magnifique), ce soit sa sincérité. Manque, à quelques titres près, une profondeur et des mélodies à la hauteur, pas ces couplets passe-partout foireux au piano en mode j’emballe en fin de soirée.
Il n’a jamais été plus créatif mélodiquement que quand il pensait ne pas l’être. Minor Works, bordel!