Les Blacks Lips font partie de ces groupes indétrônables qui, pour une génération déjà vieillissante, ont toujours occupé une place de maître-sorcier dans le grand marasme rock’n’roll du troisième millénaire. Vingt-deux années passées à semer le chaos dans le monde entier, au cours de performances scéniques jusqu’au boutistes, portant un garage rock clownesque, dangereux et à fleur de peau. Difficile d’y croire face à Cole Alexander, chanteur-guitariste qui, sous ses airs de délinquant juvénile, affiche au compteur près d’une quarantaine d’années. Interview de sortie de scène après leur concert du premier décembre à Bordeaux.

Dans chaque mauvais western, un énergumène un peu saoul se fait chahuter par quelques pistoleros malveillants, contraint de danser au rythme des balles tirées entre ses jambes. Troquez ce poncif pour une équipe de cowboys-travestis sous acides, chassant le normie et l’abstinent dans un farwest-déchèterie. Vous aurez là une idée du drôle de film qui se joue dans la tête des Black Lips depuis déjà deux ans.

Le train sifflera 666 fois

Du flower punk de leurs premiers albums à la pop lo-fi et au rock hypnotique des disques suivants, les Black Lips n’ont eu de cesse de se réinventer. En s’emparant de l’objet country music avec leur dernier album en date, « The Black Lips sing… in a World That’s Falling Appart » (2020, Fire Records), les bad kids d’Atlanta ont dynamité les carcans de l’imaginaire americana. Cowboys de rodéo accrocs aux opiacés, chasseurs de primes au galop sur leurs pick-ups, putes, tapins et autres moonshiners peuplent dangereusement ce neuvième effort studio. Un freakshow garage qui, dans une opération-subversion de la ballade country traditionnelle, conte les déboires de ces outsiders magnifiques.

Quand ils ne narrent pas les frasques de hillbillies bukowskiens, les lyrics exhalent une introspection crépusculaire à l’haleine chargée, odes mystiques au délabrement (Live fast, die slow and painful, in a world that’s fallin’ apart, and never, ever live to tell) à la fatigue (This old middle finger has grown fat and tired from flicking the bird, my mouth has grown cankerous from spitting dirty words) et à l’amoralité (Everythin’ that I’ve borrowed turns out I’ve stolen).

À sa sortie en janvier 2020, la promotion de l’album fut coupée net par la crise sanitaire, comme le déplore Cole Alexander : “On avait commencé à tourner pour cet album, et puis on a dû s’arrêter. Deux ans de vide, c’est triste”. Difficile pour certains artistes de défendre des morceaux écrits dans une temporalité de plus en plus éloignée : “On n’est pas blasé. On n’avait pas vraiment eu l’occasion de les jouer à cause de la pandémie, alors ça va, ça reste neuf !”. Il faut dire que la tonalité quasi-apocalyptique de l’album avait quelque chose de prophétique au moment de sa sortie.

Parfois, on se déteste et on se bagarre, mais pense à ça : tu connais combien de groupes qui ont tenu 22 ans ensemble ?”.

Une apocalypse country dont je m’empresse de questionner la source d’inspiration. Leur muse s’appelle Jeff Clarke, dernier arrivé au sein du groupe. Le guitariste aux cuisses glabres, drapé dans une robe marine style années cinquante, délaisse un instant sa bière et explique : “Ça s’est fait naturellement, c’est le premier album sur lequel je joue, en ce sens, j’ai probablement eu une influence sur le groupe. Avant, je jouais avec les Demon’s Claws de Montréal. C’est là qu’on s’est rencontré avec les Black Lips, on jouait ensemble et puis une relation s’est construite. Quand ils ont eu besoin de quelqu’un ils ont pensé à moi et m’ont tout de suite appelé”.

De bruit, de fureur, et de pilules de toutes les couleurs

 Le groupe a effectivement connu plusieurs changements de line-up, dans des circonstances parfois dramatiques. Leur réputation d’infatigables trublions laisse entrevoir un certain chaos à bord du tourbus. Cole Alexander relativise : “Parfois, on se déteste et on se bagarre, mais pense à ça : tu connais combien de groupes qui ont tenu 22 ans ensemble ?”.

Leur set de ce soir s’est terminé par un curieux retour sur scène de ce dernier, visiblement éméché, s’écroulant tragiquement au sol en entonnant les premières notes de Bad Kids, avant d’être ceinturé et évacué par le reste du groupe : “Je suis en tournée depuis un moment, j’ai besoin de me réveiller, et ce gars débarque en me disant «  je t’offre une trace si tu remontes sur scène pour jouer Bad Kids ». Il me l’a jamais donnée, j’étais juste comme un con à jouer seul sur scène. Je suis un vrai cliché, j’ai besoin de me droguer pour jouer mon rock’n’roll, ça craint, mais ça fait sens, parce que je suis crevé”. Un Cole Alexander qui a d’ailleurs débuté cette interview par un laconique “Do you have any pills ?”.

Je leur demande si, à l’heure où le politiquement correct bat la mesure dans l’industrie culturelle, leur attitude irrévérencieuse séduit encore la jeunesse. Pour Alexander, c’est un “non” catégorique. Jeff Clarke de développer : “Je ne sais pas si ça plaît aux jeunes ou aux plus vieux, mais nous on se plaît à nous-mêmes. Nous sommes des gens égoïstes. C’est bien si ça plaît à qui que ce soit, tant que ça nous plaît en premier”.

« Je suis content si on a été d’une quelconque influence en France, mais je t’assure que ce n’est pas le cas en Amérique. »

Lors de leurs dernières venues à Bordeaux, les Black Lips avaient joué à guichet fermé devant un public conséquent, alors que le concert de ce soir n’est pas parvenu à remplir la grande salle de la Rock School Barbey, déplacé de fait dans le club au rez-de-chaussée. Je demande à Cole s’il s’agit là d’un symptôme de ce désamour du jeune public. Il met en cause la pandémie et ajoute :  “Demain soir, on sera à Paris, il y a dans les 600 préventes déjà écoulées, en arrivant sans nouvel album ni rien. On va prendre toutes les drogues possibles avec toute l’équipe. En Amérique, c’est tellement triste, c’est tellement conservateur. C’est pour ça que j’aime la France, aha. D’un autre côté, je ne saurais pas dire pourquoi, mais quand on y pense, de tous les pays d’Europe, la France est le pays qui ressemble le plus à l’Amérique”.

Un air de fin de règne ?

Il est vrai que les Black Lips ont toujours eu une place d’honneur, au moins dans le cœur des musiciens de la scène française. On ne compte plus les groupes nourris à leur son, des écuries Retard Records ou Kizmiaz, à la pléiade d’artistes passés par le studio Swampland.  “Je suis content si on a été d’une quelconque influence en France, mais je t’assure que ce n’est pas le cas en Amérique. On n’a pas le même respect là-bas. Et puis même si on a eu une influence en France, ça reste underground, on ne parle pas de groupes qui ont été importants”.

Cole Alexander conclut ainsi : “ Non… Je ne pense pas que l’on ait un héritage”.

Jeff Clark, de son côté, nous apprend que le groupe entre en studio fin décembre 2021 pour y enregistrer le successeur de « … in a World That’s Falling Appart ».

Hier encore, prescripteurs d’attitude sonore au sein du garage game, les Black Lips se sont fait damer le pion par John Dwyer et ses Oh Sees, dont l’ennuie mortel provoqué par sa discographie ne semble excusé en live que grâce à l’incompréhensible culte de la personnalité qui lui est porté. À l’heure où Idles transforme la scène rock en restos du cœur, on se demande si les Black Lips n’ont pas entamé leur fin de règne, et cela malgré une double décennie d’albums et de lives outrageux. Outrageusement parfaits.

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