Si vous avez déjà assisté à l’une des prestations bruyantes des zinzins peuplant les planètes Born Bad, In The Red, Castle Face ou Burger Records, il y a de fortes chances que vous ayez croisé sa tête auréolée d’un pass All Access. Depuis presque vingt ans, il est au service du rock’n’roll, ses apôtres se nomment John Dwyer, Ty ou encore King Khan ; et tous lui doivent un peu de leur succès. Son nom, c’est Buzz ; sa religion, c’est un concert qui commence à l’heure et pour son histoire, forcément, il faut passer backstage.

En 2003, Jérôme Busuttil fait un AVC dû à une surconsommation de cocaïne lors d’une énième nuit sans sommeil. Pour les gamins fascinés qui mourront comptables dans un pavillon de banlieue, c’est la quintessence stupide du rock’n’roll ; pour lui c’est un déclic. De cet accident, finalement pas accidentel quand on passe la moitié de l’année sur la route avec les pires dépravés de la planète tentant d’oublier qu’ils jouent souvent pour même pas la moitié d’un Smic, le bordelais ressort tel les super héros Marvel avec un double pouvoir : un relent de paralysie musculaire qui lui permettra d’avoir constamment l’air bourré – ce qu’il est souvent, mais moins qu’on le dit – et un pseudo faisant le même bruit qu’un câble électrique mal branché. Ce soir là donc, tout bascule pour Buzz. Bon, c’était peut-être un autre soir. Mais puisqu’il faut bien dramatiser un peu, calons le marque-page sur cet instant : au moment où son corps cesse de fonctionner, pour Jérôme, paradoxalement tout redémarre : il décide de devenir tourneur professionnel.

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Attrape moi si tu peux

En dépit de son surnom, pourtant Buzz n’aime pas faire de vagues. J’ai compté : le jour de notre rencontre en mai dernier alors que l’un de ses protégés (Ty Segall) joue à la Sirène à La Rochelle, ça fait déjà deux ans que je lui courre après pour qu’il me raconte cette carrière que n’importe quelle conseillère d’orientation désapprouverait même pour la pire ordure ayant imprimé sa scoliose sur l’un des radiateurs du fond de la classe.

La dernière fois que j’avais tenté de lui faire cracher au bassinet, c’était à la Route du Rock, en 2017. Il était là, backstage, avec son air à la fois lunaire et crispé : la veille, le tour manager [celui qui s’occupe de gérer et conduire le groupe en tournée, Ndr] de Thee Oh Sees avait planté le groupe à Paris. « Le mec était resté endormi à Amsterdam après une soirée, disons, trop arrosée. John [Dwyer] était furax ». Forcément, c’était pas le jour. Mais cette galère nous permet de faire une pause sur l’aire d’autoroute de l’histoire de la musique : ça consiste en quoi, ce métier de chien ? Pour résumer, disons que le boulot de tourneur c’est harceler programmateurs et promoteurs assez longtemps pour que ceux-ci daignent accorder une date à l’artiste qui permettra audit tourneur d’organiser une tournée pour ses poulains roulant généralement dans des vans pourris entre hôtels Ibis aux déco toutes identiques. Et à partir de là, trois options :

1. le tourneur fait bien son boulot mais perd une poignée de biffetons en espérant se refaire sur le coup d’après,
2. le tourneur fait très bien son boulot et parvient à gagner les 15% du cachet pour un concert qu’il s’est fait chier à vendre pendant 3 semaines.
3. le tourneur fait tellement bien son boulot qu’il se fait piquer son artiste par une plus grosse structure que la sienne.

A part guichetier bénévole dans un concert de rap normcore à Saint-Remy-les-vocoders, on ne voit donc pas d’autre métier moins héroïque. Avec à la clef, et si tout se passe bien, pas mal de points de vie en moins. Le boulot de Buzz, comme de tous ceux qui ont refusé de devenir graphiste dans une PME du cool, c’est donc de coltiner des rustines 365 jours par an. Et pour en arriver là, il a fait un long chemin. Littéralement. C’est l’histoire qu’il s’apprête enfin à me raconter.

Un concert des White Stripes payé 600 €

De 1992 à 1999, il a tenu la basse chez les TV Killers, un groupe sous-estimé dans la France nineties des Thugs, mais qui carbure outre-Atlantique et qui va lui permettre de faire ses premières connexions. En France, même époque, Noir Désir cartonne. Dans le monde inversé, aux Etats-Unis, un certain Lars Finberg est fan de ce petit groupe français nommé les TV Killers.

Kaplan et Jack White
Kaplan et Jack White

« Apparemment on était son groupe préféré dans les années 90 » dit-il. Alors des tournées s’organisent un peu partout chez l’Oncle Sam, jusqu’à la rencontre avec un certain Dave Kaplan, un mec qui se balade toujours avec un imper dégueulasse, mais c’est rien de moins que le manager des White Stripes. Fin des années 90, début des années 2000, le groupe de Detroit ne pèse pas grand chose. C’est l’époque « De Stijl », le succès n’est pas encore éléphantesque. « Comme t’es français et que tu connais un peu de monde, tu pourrais nous aider à organiser des dates en Europe » lui demande Dave ? Ni une, ni deux, celui qui ne se fait pas encore appeler Buzz cale des choses à l’arrache, dont une date à Bordeaux pour un cachet à 600 balles (!). « Avec Jack White, quand on est arrivé devant la salle, c’était blindé de monde, j’ai compris. Deux semaines plus tard, j’avais plus aucune nouvelle des White Stripes ».

Le truc, c’est que Buzz n’est pas du genre rancunier : dans l’intervalle, il a fait la connaissance de The Hives, à qui il commence à caler des dates européennes, mais aussi de King Khan qui lui a révélé dans un flash mystique qu’il était « le fils de Screamin Jay Hawkins et qu’il allait monter un groupe » et surtout d’un certain John Dwyer, rencontré par l’entremise de Lars de The Intelligence, quelques années après l’incident de l’AVC : « John cherchait un mec à la fois DIY et professionnel, il m’appelle, je lui dit que je suis à la fois DIY et professionnel, je deviens son bookeur. Une semaine plus tard, le téléphone sonne : ‘’allo, c’est Jim Jarmusch, j’organise une expo à la Fondation Cartier et j’aimerais programmer Thee Oh Sees’’. J’en revenais pas ». On est en 2007, Buzz arrête définitivement les conneries et crée U Turn, une société de booking européen « aussi vieille que son fils de 11 ans » et qui va surtout lui permettre d’arrêter de se faire piquer des groupes.

 « Règle numéro 1 : ne jamais bosser avec les managers. » 

Né mauvais

Tourner, okay. Mais pas en rond. Quand on est bookeur, c’est la base. A la fin des années 2000, une boutique spécialisée dans le Garage, le punk et tout ce qui ne prend pas une douche tous les jours commence à se faire une place à Paris. C’est Born Bad, suivi par le label du même nom, géré par JB Wizz. « Comment je l’ai rencontré ? Incapable de te dire ! ». Le truc certain c’est que les deux se suivent comme les deux jambes d’un même jean, et ça fait dix ans que ça dure. A eux seuls, ils représentent le bras armé du rock français qui ne fait plus rire : l’un possède les balles, l’autre le pistolet. Et c’est ainsi que des groupes comme les Magnetix, par exemple, continuent de faire trembler les cloisons des rares salles pas encore (trop) soumises au limiteur de volume.

Entre deux dates avec Ty Segall, gavé au RedBull ?

Au delà du succès (relatif) des groupes défendus, au delà même des disques qui resteront gravés pour l’éternité, il y a d’abord des histoires de poignée de mains, à l’ancienne. Faire signer des contrats à ses artistes ? Oui, certainement. Mais c’est beaucoup moins important que… les tatouages. Buzz en a deux plus importants que les autres. Il me les montre : « Ca tu vois, c’est celui que j’ai fait avec Ty Segall, et celui là, avec John Dwyer. Ils se sont fait tatouer les mêmes, c’est notre lien ». Un pacte de sang qui permet à cet homme de l’ombre qui refuse toujours d’être crédité sur les programmes de durer, et de caler une trentaine de dates, à chaque fois, pour ces artistes américains qui usent votre jeunesse. Quant à la reconnaissance, Buzz s’en bat les couilles avec une grosse raquette en bois.

Un décorateur d’intérieur

34392466_2087313988207560_545536914757779456_n« Mon job, c’est de faire en sorte que mes artistes se sentent bien partout ». En fait Buzz, comme tous les bons tourneurs, est un décorateur d’intérieur. Son métier, c’est homme invisible. Le mec qui s’affaire silencieusement pour que les Meatbodies, Kid Congo, Kelley Stoltz ou Uranium Club rentrent dans leurs pays avec un bon souvenir de la vieille Europe, c’est lui. « Avec Ty [Segall] et John [Dwyer], l’avantage c’est qu’ils savent ce qu’ils veulent, je sais toujours plus ou moins deux ans à l’avance ce qu’ils vont faire, on communique tout le temps, ce sont devenus des amis. La règle numéro 1 : ne jamais bosser avec les managers. »

Aujourd’hui, U Turn c’est une structure de 4 à 5 personnes et un roster qui calme tout le monde. Les excès, Buzz a mis la pédale douce dessus : il a rapidement cessé d’être tour manager (« c’est usant et on n’y allait pas avec le dos de la cuillère ») et préfère désormais se concentrer sur ces tournées qui l’empêchent encore de dormir quand un truc foire. Ses critères de sélection pour prendre un artiste sous son aile un peu tordue ? « J’sais pas, j’dirais des warriors cool, comme moi ». Comme le concert va commencer, c’est le moment de lui demander ce qu’il pourrait bien faire après : « j’ai jamais pensé à la suite mais comme j’ai toujours voulu devenir cuisinier, peut-être que je terminerais à faire de bons petits plats… ». A priori c’est pas demain la veille. Difficile, quand on est tourneur, de tourner la page.

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