Ca pourrait commencer comme un film d’Agnès Jaoui, avec un plan sur la serveuse qui regarde dehors ; « la vraie vie » ou ce qu’elle pourrait être. Ses ongles sont peints en bleu, légèrement égratignés. Ses paupières disent le temps passé à attendre, à pousser les chariots de glaces dans les cinémas UGC, et s’occuper des enfants (9 et 11 ans) Un moment c’est donc « serveuse », en attendant que ça vienne et c’est très long en fait, ça vous laisse le temps de bien désespérer et puis de ré espérer et de chanter bien sûr. Mais voilà, pour les chansons, le texte des autres, « ça ne va jamais ».
Ce n’est pas qu’elle est chiante Robi mais bon ; à la Agnès Jaoui quoi… « Les autres, c’est ni bien ni pas bien. Les autres, c’est les autres » (anonyme). Alors elle finit par s’y mettre. « La Cavale » qui succède à « l’Hiver et la joie » Oui ? Peut-être oui, « son » disque qui concrétise cette envie d’écriture, diffuse puis impérieuse, et surplombe le comptoir de la bonne chanson française de son petit air exotique. Parce qu’on a beau dire, ça reste étrange Robi. D’accord ce n’est pas du Edouard Glissant mais tout de même, quand tu es bonne en français et que tu sors la langue de sa chambre à coucher on peut dire que tu es étrangement bonne. J’espère que je ne suis pas grossier mais la petite Robineau elle n’est pas exactement métropolitaine. Il y a quelque chose de noir à l’intérieur, une brume qui s’échappe d’une crevasse nichée au creux d’une montagne lointaine. « Avec la rage en dedans » comme chantait Higelin quand il était punk (1975-1979).
Durant trente quatre ans, Chloé Robineau a surtout vécu en Afrique (Nigéria, Sénégal, la Réunion), du côté des gentils parce que chez les Robi, si on n’a pas de pétrole on a évidemment des idées. Maman émancipée plutôt intello routarde et plutôt canon qui commence par vendre le Larousse médical avant de créer brillamment quelques trucs, ici une agence de com’, là une galerie d’art. Et de donner naissance à quatre gosses dont une fille, la petite Chloé, la différence et même Ma préférence la vieille scie de Julien Clerc, sortie deux ans plus tôt et qui à mon avis devait tourner à fond chez les Robineau. Mais attention, je n’en sais rien, j’imagine comme j’imagine le père Robineau, celui que ses amis appellent justement Robi (aha), géologue et aventurier de l’arche interculturelle dont on saisit furtivement la présence dans les petites manies de sa fille, ce regard un peu arrogant, ce look cuir et unisexe qui dit un peu tout de la tyrannie des adolescentes envers leur papa. Parce que voilà, « Je suis inquiète, c’est métaphysique ». Elle va revenir là-dessus, souvent, pour dire combien l’absurdité de la condition humaine la laisse perplexe. Mais pourquoi, faire et refaire, ranger ses affaires pour les déranger ensuite. Préparer son lit, peut-être un canapé que l’on plie et replie. Désespoir Clic-clac et rationalisme froid. « On n’est rien, on laissera rien alors pourquoi faire quoi que ce soit ? » A frotter un peu, on sent monter l’énervement narcissique devant le comique de la condition humaine. C’est tellement existentialiste au fond, suffisamment pour laisser de la place à une parole politique, et faire taire le diable intérieur pour écrire deux chansons devenues subitement actuelles avec cet après mois de janvier et son éclosion ego spontanée de « je suis ». Il y a d’abord Etre là et puis La cavale ; deux titres portés par une voix sombre et coupable qui semble couvrir l’annonce d’un désastre imminent, imperceptible mais lancinant.
https://www.youtube.com/watch?v=IQu5lXXnnws
La première fois que j’ai rencontré Robi, j’ai tout de suite pensé à Nicoletta, je lui ai dit et j’imagine que ça l’a blessé (j’ai senti ses petits poings se serrer). J’aurais peut être dû préciser que je pensais surtout à Nicoletta période Lavilliers qui serait revenue de chez Piaf pour entrer en rock’n’roll (« Etat d’urgence » comme disait le bougre, en 1983). Mais j’aurais sans doute encore aggravé mon cas. Surtout qu’après coup, après avoir mieux écouté son disque et cette voix qui a encore gagné en puissance, je citerai plutôt le grave du chant d’une Michelle Torr dont Chloé pourrait être la réincarnation en version post-punk. Une sœur ennemie. Disons qu’il y a chez elle une sorte de contretemps, une façon d’arriver en retard sur son époque et justement de s’appuyer sur ce retard pour recoder le storytelling de la nana du rock français là où elle s’apprêtait à mourir de sa belle mort et entrer direct au Musée. Contretemps encore sur la langue puisque Robi parle un français étrangement suranné avec des « je ne saurais vous dire», « ma foi oui », « d’aucun diront ». Madame adore les classiques; et ce n’est pas elle qui oubliera qu’il faut bien placer le sujet après le verbe dans une formule interrogative : « Souffrez… que je vous avoue, que je n’ai rien vu dans le monde de si charmant que vous ; que je ne conçois rien d’égal au bonheur de vous plaire » (Cléante, « l’Avare »).
Pour autant, sa façon de composer est loin de la tradition pompeuse de la chanson à texte, la phrase est à l’inverse découpée autour de mots qui disent à peine pourquoi et semblent flotter dans un écho. Si l’on voulait poursuivre le namedropping, on pourrait dire que plus un Dominique A est clair, plus une Robi dérive entre ombre et lumière. Imaginez cela comme une sorte d’équation… Au passage, vous reprendrez bien un peu de Mortail Coil ? Dans le système Robi, cela donne une suite de scansions infusées de culture anglo-saxonne qui procèdent un peu comme en cuisine ; en blanchissant les ingrédients dans la mélodie qui bout. Et c’est assez osé. D’ailleurs Télérama n’a pas trop aimé. Il y a pourtant ici de quoi balancer quelques big up aux bravades poétiques bien de chez nous (« Nus, l’un contre l’autre, intrinsèquement nus, dépouillés même de leurs corps nus ; excessivement importants et royaux.», Henri Michaux). Sensorialité que l’intéressée elle-même dit ne pas toujours déchiffrer; agissant sans doute comme sous l’effet d’une drogue ; transe extatique qui renvoie la crypto française à ses tristes tropiques. « Tu nous emmènes où avec tes 6/8 ? » disait l’un des musiciens (Bertrand Flamain ?) . Du blues qui tourne cold wave ou quelque chose comme ça « On dit que ma musique rappelle Young Marble Giant, je ne sais pas je ne connaissais pas »
Le contretemps est culturel, les références sont éborgnées. Débarquée sans bagages, la primo-arrivante parle davantage le Brassens que le Biolay et n’a par exemple jamais entendu parlé de Portishead, Yo la tengo ou, encore, Elliott Smith. « Chez moi j’étais la fille brillante, ici j’étais une bouseuse de plus ». D’où une longue période de rattrapage tout en silence et en fierté étouffée qui fait la créativité de l’artiste avec ses raccourcis et ses fulgurances dont le disque témoigne dans cette façon très old school de se dire œuvre construite, « album ».
Certes, Robi aurait peut être tendance à manier Logic Pro comme un sex toy mais elle est bien entourée. Des musiciens imaginatifs, un compagnon qui tient le tout au cordeau et une réalisation qui tranche net, entre le fruste et le sophistiqué. Katel très au point ; « épurée et magnétique » comme dirait la presse féminine. Le disque est auto-produit mais bien distribué. Alors pourquoi ne pas y croire, d’autant qu’il y a ici une ivresse très rock’n’roll roll à vouloir vendre « La cavale » sur ses trois premiers morceaux, à dire « écoute, tout est là », avant d’enchaîner sur le single. D’emblée, l’humeur est à l’écroulement, L’éternité qui voit le sol céder sous les pas. On aurait pu penser au marquis de Sade et à l’expo « Attaquer le soleil » tellement Robineau mais non, pas du tout. « Je ne suis pas catastrophiste ». La souillure est ailleurs, dans le fait que « plus jamais » après la première fois, « on ne meurt plus d’amour » comme disait son petit tube précédent. Midinette stoïque, tatouée jusqu’à la garde, entre aperçue au milieu des mobylettes, droite et fière, à regarder les garçons de haut. Une Mary Ann Ganser de la périphérie de l’empire colonial. Vient ensuite Devenir fou point nodal du disque, projet tendrement caressé, folie pour la fun excitation que peut procurer cette sensation de disparaître dans l’autre, d’être l’autre, d’en dévorer l’image. Enfant au tambour et glamour décatie (Lana Del Rey ?). Goût d’un poison persistant dans une préparation que l’on pensait pouvoir consommer sans risque. L’attitude rock ? Une sorte de « Funeral party » (Cure) dont on aurait poussé le BPM et qui navigue entre des chansons presque réalistes.
Après cette Nuit de fête, poussée en single, j’ai pourtant l’impression que l’unité se perd, en dépit du fil rouge qui mène jusqu’à La Cavale, en passant par Cet endroit. On arrive au bout de notre entretien et là vraiment elle me regarde parce que timide elle est, certes, mais au bout d’un moment, les dés sont jetés et on finit fatalement par se détendre. Et puis c’est quand même sympa de la voir contente même si au fond, ce sont surtout mes notes qu’elle regarde. Du coup j’écris plus mal encore, exprès, au point de ne pouvoir plus tard me relire. Et quelque part, c’est l’histoire de ma vie.
Robi // La Cavale // Les disques de Joie
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