Non, vous ne rêvez pas. Et comme vous n’en aviez pas rêvé, il l’a quand même fait. Il, c’est ce Bryan Ferry sexagénaire qui après avoir traversé les dernières décennies à la pointe du recyclage (sic) décide de repousser le curseur encore plus loin en confiant ses partitions à un Big Band à qui incombe la lourde tâche de faire du très vieux avec du pas très neuf. Sur « The Jazz Age », on retrouve donc tous les titres qui ont fait de Roxy Music l’une des figures de proue de la pop music contemporaine ; le grand écart est aussi saisissant que la dernière fausse réédition en date (« The Complete Studio Recordings 1972-1982 », sortie en début d’année) fut indigeste, anecdotique, complètement vénale.
De prime abord, c’est tout de même triste de voir ce vieux beau décati profiter de la période des fêtes pour refourguer ses grosses boules de Noël aux abonnés de Télérama. Ne cherchez pas de prise de risque sur « The Jazz Age », le tracklisting sent bon l’intérieur cuir et la ronce de noyer, en clair ça peut sentir le sapin. On y retrouve pêle-mêle des titres comme Do the Strand, Slave to love, Love is the Drug, Virginia Plain, encore un titre du dernier album solo en date – Reason or Rhyme, pas le plus mauvais choix du reste – soit un patchwork reliant en pointillé les années folles au glam des 70’s que Roxy Music a su, toutes proportions gardées, inventer.
En pur esthète, Ferry fait fi de son âge avancé pour rajouter une ligne à sa fiche Wikipédia ; c’est somme toute pas pire que de faire remixer les compos du groupe anglais par des hipsters ne sachant pas où se situe leur cervelet – bah oui, Roxy Music a aussi fait ça. Puis, tant qu’à faire et puisque Ferry a déjà fait trois fois le tour du cadran, autant s’éloigner au maximum des racines – l’avant-garde, Bob Dylan, Ava Gardner, etc. – et voir si ses chansons supportent la téléportation dans le début du siècle dernier. Une fois encore, la pochette de « The Jazz Age » autant que l’idée de base, sont aussi proches du coup de génie que d’une arnaque commerciale pour grabataires riches en SICAV ; ce qui, compte tenu des errances du crooner pour grosses dondons dans les années 80, n’étonne finalement plus personne.
Inutile de vous faire le coup du « re-make/re-model » en intertitre. Cela fait bien longtemps que Bryan est capable de tout, du meilleur comme du pire, de disques de reprises dispensables (« Dylanesque » en 2007 en est un bon exemple) comme de retours en grâce (son dernier album solo, « Olympia », lifté comme un balayage chez Tony & Guy). Certainement fatigué d’avoir à expliquer à la Terre entière que « non, pas de nouvel album studio prévu pour Roxy Music », Ferry replonge dans l’époque du Titanic – facile – pour faire un joli bras d’honneur à la post-modernité qu’on lui a longtemps collé sur la veste à épaulettes. Sans être absolument génial et surtout frontal, la cassure imposée par « The Jazz Age » a tout de même le mérite de mettre au banc d’essai – expression empruntée à l’émission Turbo – des titres vieux de plusieurs décennies. Et le pire dans tout ça, c’est que le tout passe comme une lettre à la Poste.
Bien évidemment, il n’y a ici pas plus de Bryan Ferry Orchestra que de piscines en Suède, l’album de récréation ayant été tout au plus coproduit par Ferry, qui se prélasse tranquillement dans le rôle du chef d’orchestre occupé, ça et là, à rajouter du craquement de vinyle sur cet étrange objet du désir. Le leader du Roxy étant ce vieux partouzeur ayant laissé sa fidélité musicale au Mont-de-Piété, l’exercice de re-création permettra d’égayer vos soirées chips entre amis comme la triste fin de semaine ou les clôtures d’exercice comptable ; les treize morceaux peuvent s’écouter d’une traite sans qu’on trouve rien à redire et pas plus à commenter, la seule surprise de taille étant que certains des meilleurs morceaux de ce retour vers le passé s’avèrent être ceux qui, dans leurs versions originales, étaient insupportables à tout être humain né après 1985 – clin d’œil à Don’t stop the dance, ici sublime de langueur. Même la piste Avalon, avec tout le sentimentalisme dégoulinant qu’on lui connaît, retrouve dans son adaptation vintage les couleurs qu’elle avait perdu. C’est dire si le foutage de gueule présupposé vire au tour de force.
Lorsque vient le moment d’écouter l’un des meilleurs morceaux de Ferry en solo (I thought, composée avec Eno sur « Frantic », 2002), on sent bien que l’affaire est déjà pliée. Le navire Ferry n’a pas coulé, tout au plus a-t-il emporté ses passagers dans les abysses insondables de la nostalgie. En ces temps d’années pas très folles, la « vie sans mots » de Bryan possède au moins ce mérite : éviter la déception d’un lendemain déchantant.
Bryan Ferry Orchestra // « The Jazz Age » // PIAS
http://www.bryanferry.com/