On ne va pas refaire ce que Bester a déjà parfaitement énoncé dans un de ses derniers papiers sur Tricatel, de style ma vie à travers ces disques, ça ferait doublon. Ce n'est d'ailleurs pas un article qu'il faudrait écrire mais un bouquin, incomplet forcément tant la musique proposée par l’écurie en question est totalement indescriptible. Des peintures peut être ? Qu'à cela ne tienne, il faudra encore enfoncer le clou, quitte à rabâcher aux nouveaux arrivants ce que les anciens savent déjà : Tricatel est essentiel.

Le label, hier coincé dans une crise financière et morale d’assez grande ampleur, aujourd’hui revit et signe de nouvelles splendeurs (la BO du film My Little Princess, un double album de titres rares, des inédits, des rééditions vinyles et celui de Christophe Chassole qu’on attend de pied ferme). Il aura fallu le courage, la dextérité et l’acharnement propres à Tricatel pour relancer convenablement cette machine à tubes hédoniste qui, dans des temps meilleurs, aurait déjà été portée au pinacle et connaîtrait sans aucun doute l’ivresse des charts. Bien sûr, c’est sans compter sur la bêtise des animaux de ferme, troupeau bêlant, mugissant, piaillant devant leur mini-chaîne en plastique de bureau. Kitsch ! Fastoche ! Branchouille ! Parigot ! Élitiste ! Invendable ! Même pas rock ! Toutes les merdasses habituelles en sortie de bouche par ceux qui à l’époque se pignolaient sur les boucles sans fin des Daft Punk (Dieu sait qu’on aura passé des nuits à chercher le pourquoi) ou les prochains Oasis ; comme constat navrant, ça se pose là. D’ailleurs, rock, pas rock, et quoi d’autre ? Qu’est-ce qu’on en a à foutre au juste ? Qu’on me cite aujourd’hui dix groupes de rock inventifs, dangereux, romantiques au sens propre du terme, et dont les dents ne rayent pas le parquet, quand ça ne fait pas le tapin devant les salles de musiques actuelles pour gagner l’ultime droit de se la faire mettre en profondeur  par ceux qui n’en veulent pas, justement, du rock ! Pas bézef (en cherchant bien, et contrairement à d’autres dont c’est censé être le métier, on en trouve, n’est-ce pas). Pour rester dans le sujet : seul le plaisir compte, la beauté vraie et une vision des choses plus en altitude que les poses ras de plancher. Loin du retour en arrière perpétré par les groupes pseudo arrogants n’ayant dans leur iPod qu’un tas d’albums – certes fabuleux – 60’s, trois références punk, une compile de Gainsbourg et deux horreurs de Bashung enfournées à la béquée, Bertrand Burgalat reste en France le dernier des stylistes modernes, pour ne pas dire moderniste.

À deux encablures du bureau Tricatel dans le 18ème, se trouve engoncé dans la rue Championnet l’un des plus mythiques studios parisiens, ayant vu passer la crème variéteuse française, de Cloclo à Sardou, via Bibi et d’autres (Dana Dawson !). Tous, autant qu’ils sont, ont pu décrocher la timbale, en partie grâce aux oreilles d’or de feu Bernard Estardy, ancien organiste pour Nino Ferrer qui aura finalement construit son studio, le CBE, comme il l’entendait, avec perfection. Et Bertrand m’avait invité avec toute l’amabilité qui le caractérise à me faufiler entre les câbles, les claviers – ici un Chamberlain désossé afin de remettre sur pied un Mellotron, là un Rhodes – tout un cirque accumulé au fil des années de gloire, sans compter qu’à l’étage s’empilaient certaines reliques dont je tairai le nom pour ne pas fâcher les envieux, et qu’en bas se terrait une véritable chambre d’écho (comme tout studio digne de ce nom devrait posséder – voir au rayon Gold Star, histoire de savoir de quoi il s’agit), pas visible et mise sous clé. C’est dans cet antre (d’aspect inchangé depuis des lustres) que Burgalat enregistra en partie My Little Princess et un nouveau groupe prochainement signé (La Classe, c’est leur nom), en pleine prise de son ce jour-là. C’est du boulot – on n’est pas à la baignade – mais, et c’est frappant, tout restera léger : le ton, les conseils prodigués, les discussions entre musiciens et producteur, qui d’habitude en studio,  s’étiolent rapidement en des pinailleries pénibles, engueulades pour rien et finalement perte de temps totale. Et puis qui d’autre enfin pourrait parler à voix haute de Spookie, croisement black entre Prince et Suicide, apparu seul avec son Casio sous les doigts à la fin des 80’s, aussi rapidement signé que disparu, ayant sorti un seul et unique album chez CBS ? Qui d’autre nous conseillerait d’écouter certains disques de R. Stevie Moore, jusqu’alors inconnu au bataillon ?

Tandis que la France entière cacophonait dans chaque ruelle – 21 juin oblige (notons : La nuit des porcs vivants, texte au vitriol écrit par Philippe Muray, que tout musicien devrait se prendre dans le groin au moins une fois) – Burgalat m’avait filé rencard dans un bistrot à l’angle de la rue Cardinet, face au parc des Batignolles. Tricatel venait de ressortir ce truc magique que je tiens entre les mains, un vinyle double garanti sans ukulélé (un sticker le précise) : le Chrominance Decoder d’April March (née Elinor Blake), impossible madeleine découverte au sortir des 90’s électroniques. Alors que les radios françaises boudaient la totale modernité de Garçon Glaçon ou encore Mignonnette (The Headcoatees aux chœurs, s’il vous plaît), ces singles parfaits, une radio belge nommée Radio 21 les matraquait sans relâche jusqu’à ce qu’on se rue ventre à terre dévaliser le disquaire du coin, parce qu’avec pareils trucs entêtants, il nous fallait tout. On découvrait, volume et yeux grands ouverts, un véritable ovni sonore aux antipodes de ce qui pouvait s’écouter en 1999. De plus, en fixant bien la pochette, on voyait la belle Elinor sur fond de carte routière de Haute Garonne et ce pic n’apparaissant sur aucun autre plan : le Pic Adrien (2001 m). Il ne neigeait pas encore que la piste était ouverte, ne restait plus au bloc optique laser que d’ouvrir la malle au trésor, et roulez jeunesse !

Comment s’est faite la rencontre avec April March ?

Bertrand Burgalat : Je l’ai connue grâce à Jean Emmanuel Dubois, qui montait son label Euro Visions, c’était en 1994 et il allait sortir le EP de reprises yéyé Gainsbourgsion ! produit par Andy Paley. Je reçois le disque avec un mot de cette fille “ Je viens bientôt à Paris… ”. J’écoute ce truc arrivé de nulle part et je me dis bon sang mais qu’est ce que c’est que cette Américaine ? Finalement on se rencontre, elle me parle et balance “ Tu sais, tu t’entendrais bien avec Brian Wilson ”, carrément ! C’était l’époque où il composait des morceaux jamais sortis avec Paley justement, et April March chantait pour lui certains titres. Moi j’avais le fantasme de créer un label, j’étais en plein sur le disque de Valérie Lemercier, j’avais d’autres pistes, comme celle de faire un disque avec Momus, monter une écurie, et je lui ai donc dit oui, faisons quelque chose ensemble. Le disque s’est fait comme ça, enregistré entre Paris et Londres pour la plupart des morceaux. Le seul souci était que je ne savais pas comment le sortir, personne ne voulait prendre ça en licence, raison pour laquelle le disque est d’abord sorti au Japon, puis plus tard en France, beaucoup plus tard.

Sur Chrominance Decoder, on note la présence des Headcotees. Tu étais en contact avec Billy Childish, la scène Medway ?

C’est Elinor qui était proche de Billy Childish, de toute cette scène rock (voir The Shitbirds, l’ancien groupe garage d’April March, NdA), les Headcotees sont venues chanter, très sympas comme filles. C’était marrant, mais tout s’est fait de manière assez décousue, pas très facile.

Sur l’ancien pressage CD, on ne voit nulle trace de Zoo Daddy, somptueux morceau démarrant la face D…

Oui, c’est un titre qu’on a enregistré à l’époque et qui avait dû tout de même sortir au Japon. On ne l’avait pas mis sur l’album parce que je pense que le texte la gênait un peu ; on venait tous les deux de perdre un parent proche – tragédie qui se répétera d’ailleurs sur l’album suivant – et sur le moment… J’avais co-écrit le texte avec Mick Harvey des Bad Seeds. En 1996-1997, Nick Cave avait ce tube avec Kyle Minogue et le jouait un soir pour Canal +, j’ai dû à cette occasion arranger la section de cordes. Donc j’étais là avec eux dans ce train parti de Londres, à ne pas savoir comment terminer ce texte. Mick Harvey s’est penché et m’a dit : “ fais voir… ”. C’est comme ça qu’on a terminé les paroles de Zoo Daddy, comme un jeu, dans un Eurostar entre Londres et Paris.

Et ces fameuses histoires de pochettes différentes ?

Alors c’est très simple : pour l’album, la première séance photo qu’on avait faite est celle de l’actuelle réédition, avec Rocky Schenck, super photographe. Il faut savoir qu’à l’époque on se prenait dans la gueule cette image easy listening, kitsch et tout ça, et je pense qu’on a eu peur de sortir un truc aussi éclatant, d’une certaine façon, c’était presque trop classe, on se serait fait allumer. Il y avait tous ces préjugés débiles ; c’était tellement vexant de se donner du mal pour justement ne pas faire un truc nostalgique, et au lieu de dire “ ben ouais, c’est comme ça, je vous emmerde ”, on a préféré faire autre chose. Aujourd’hui, vu toutes les pochettes pseudo-glamour sorties, ça ne paraît plus du tout nostalgique, au contraire.

Alors tout autre chose : dans le double album Tricatel Rare, on peut entendre l’hilarante chanson des traders ! Qu’est ce que c’est que cette farce ?

Ah ça, ce clip était une commande de Volkswagen, ils avaient eu l’idée de faire une sorte de Band Aid pour les traders, et donc j’avais fait ça en ramassant tous les poncifs du genre, bien ignoble. On n’avait pas trop mal réussi notre coup, parce qu’avant que ça ne passe à la télé, ils l’ont d’abord mis sur Dailymotion et, c’est assez génial, on peut voir là le cheminement des forums internet – autant internet je trouve ça formidable, mais il y a un truc avec les forums qui peut devenir complètement dingue. Et donc le week-end où c’est sorti, il y a eu 300 000 vues et là, ça y allait : “ Putain les salauds, après toute la thune qu’ils nous ont piqué, etc. ” Et alors tu vois d’heure en heure, ça commence à dévier : les mecs ont des théories “ Ouais mais faut voir, c’est quand même un boulot très stressant, c’est pour ça qu’ils sont bien payés” et, vingt heures plus tard à peu près, tu as le point Godwin qui est atteint avec des “ Oui mais c’est comme si je disais que Hitler était sympa ”. C’est là qu’on voit comment n’importe quelle discussion sur le net, sur n’importe quel sujet, dégénère en n’importe quoi, en délire total, et c’était super marrant. Une semaine après tu n’avais plus une seule vue du truc, c’est extrêmement fugace. Au départ, la marque Volkswagen n’apparaissait pas, certains désamorçaient tout de même la chose en balançant que ce n’était qu’une farce, mais beaucoup ont pris ça vraiment très au sérieux… Il y a du monde qui chante là-dessus, on avait fait venir des copains pour se marrer : Etienne des Shades, Benjamin Diamond qui, à la voix, a battu tout le monde en chanteur de variète. La french touch ! Très impressionnant.

Et cette version de The Sssound Of Music ?

C’était pour Rock & Folk Radio Show, une émission de radio qu’ils avaient à un moment. On enregistrait en condition live au studio Garage. Sur la compilation il y a The Sssound Of Music, mais aussi les Suédois d’Eggstone.

Comment va le label ?

Tricatel tient le coup, on essaye d’être autarciques, de dépendre le moins possible des ventes de disques, de faire des choses, des commandes ; mais je ne sais pas, je n’ai pas d’amour propre là-dessus, même si certaines choses ne marchent pas forcement, on continue à aller de l’avant.

Les Shades !

Ils sont motivés et en même temps un peu perdus, au sens où ce qui arrive est très déstabilisent pour eux. Bon, ils ont d’abord fait un EP, ensuite est venu l’album, mais même en se débrouillant correctement, on a bien vu qu’il y avait des verrous qu’on n’arrivait pas à passer, comme certains réseaux de radio, et on s’est dit qu’on n’avait pas le bras assez long. Le même coup s’est produit avec AS Dragon, le label a dû s’adosser à quelqu’un de plus gros – Naïve pour les Dragon, Sony pour les Shades – parce qu’on s’est dit : on fait plus pour ces groupes que pour nous, et on ne voulait pas qu’ils nous reprochent de ne pas avoir tenté le coup de la major, dans le cas où Tricatel n’y serait pas arrivé. On a fait ce deal, qui était de dire à Sony “ On vous les refile à prix coûtant, vous les signez en artistes, et si vous ne faites pas mieux que nous avec le premier album – c’est-à-dire au moins quinze mille albums au bout d’un an – on les récupère ”. Si les Shades avaient cartonné, on se serait dit tant pis, voilà, on se les ai fait piquer, tant mieux pour le groupe, et si ils ne font rien… On vient donc de les récupérer. Mais au moins on ne les a pas revendu en disant « bon, maintenant vous êtes pieds et poings liés à Sony, démerdez vous ». Ce qui est chiant, c’est qu’un groupe arrivé à ce stade va se poser trop de questions, et pas forcément les bonnes. On a tendance à tout remettre en question, et c’est là justement que l’on peut se perdre et faire l’erreur commise par AS Dragon avec leur deuxième album. Il ne faut pas écouter les sirènes, s’obstiner, garder le cap, ne pas changer de ligne ; nous essayons vraiment de lutter pour cela. On est dans un milieu rock, en France, où la tendance est de ne pas tirer les choses vers le haut, et ces jeunes gens qui ont vraiment du mérite et des qualités ne doivent en aucun cas perdre la confiance qu’ils avaient au départ. Il faut se battre contre ce milieu, mais aussi contre soi-même, contre la tentation d’abdiquer face à tout ça. Tiens, même en étant chez Sony, les Shades n’ont jamais eu la chance d’être pris dans un festival de type Rock En Seine parce que le fonctionnement du système actuel de ces festivals ne leur permet pas d’y accéder. La programmation reste un échange de bons procédés entre gros tourneurs, et là-dessus on n’a pas la main… Ca ne me gêne pas quand c’est pour moi, mais pour les autres artistes ça me fait chier. En revanche, ce qui me motive vraiment dans le rock, c’est la façon dont le genre à tendance à tirer les choses vers le bas – trois, quatre accords et basta – c’est ça qui est drôle. Tout est encore à faire, il y a de la marge, ce serait trop facile autrement.

http://www.tricatel.com/

Bertrand Burgalat // Inédits // La bande orginale du film d’Eva Ionesco My Little Princess / la réédition vinyle de son album solo de 2005, Portrait robot.

Compilation Tricatel Rare en double CD.

April March // Chrominance Decoder // En double vinyle somptueux.

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