Romain Vasset (Frànçois & The Atlas Mountains) et François Le Roux (Selen Peacock et programmateur avec le Collectif Pieg) ont décidé, depuis Bristol, de former un groupe. Ca s’appelle Belvoir, un projet qui se définit maladroitement comme « pop-poético-politique » et veut dévaliser le milieu de la musique déviante avec « Nouvel Anormal », un premier album qui a le même titre qu’un disque des Strokes. Interview.
À Bristol, il y a des fans de Sarah Records (76 au total selon les syndicats, 23 selon la police), des cafés où l’on peut commander un chai latte avec du lait d’avoine bio et une rue, Belvoir Road, où Romain et François vivaient. Dans une collocation. Au début de l’année 2018, avant le Covid et les interventions quasi-quotidiennes de Macron à la télévision pour nous annoncer qu’on n’avait pas le droit d’aller à plus de 5 kilomètres de chez soi sauf pour « motif impérieux », Belvoir se lance, avec l’idée de réaliser une chanson par jour. Dans le lot, un titre (Les Incendies) plaît aux deux Français. Une résidence en Auvergne plus tard, un premier EP est mis en boîte. Et si finalement le plan de réaliser un morceau par jour tombe à l’eau — en même temps, quelle connerie — Belvoir a posé les fondations du groupe.
Le premier album, baptisé « Nouvel Anormal », met du temps à s’assembler. Il faut trouver le « son » du groupe, la bonne configuration en live — on joue avec une MPC ou pas ? — et définir les thématiques mises en avant — le fameux « pop-poético-politique ». Parfois, il faut du temps. Ou laisser le temps au temps. Prendre le temps de laisser le temps au temps ? Sur cette question de philosophie pour les nuls, on laisse le micro à Romain et François.
Dans la bio, on peut lire ce terme : « pop-poético-politique ». Ça veut dire quoi exactement ?
François : Pas grand chose quand on y pense. On ne fait que perpétuer l’idée qu’il faudrait un conglomérat de concepts visant à rendre la musique identifiable et donc visible pour toucher un public ciblé. Quand je repense à ta question je me dis : « non mais pop-poético-politique ? On avait fumé ou quoi ?. Là où à la limite, j’y mets un peu de sens, c’est que la mention poétique vise à atténuer l’aspect politique pour sortir du champ purement militant, qui est inscrit dans l’inconscient collectif et souvent de façon vulgarisée. Dans l’autre sens, la mention politique vise à politiser l’aspect poétique, ce qui me semble nécessaire à assumer.
Est-ce que « Nouvel Anormal » est vraiment un disque politique ? Je n’ai pas l’impression qu’il y ait un angle précis qui se dégage, comme une thématique centrale à ce disque, si ?
François : Si tu poses la question, c’est que tu as un doute, ce qui est bien. J’ai appris dans une troupe de théâtre dans laquelle j’ai bossé pendant sept ans que pour faire passer des messages, il fallait éviter de faire les donneurs de leçon. Essayer de contourner le discours frontal en prenant les spectateurs par une autre émotion, comme le rire ou la colère par exemple. Ça m’a semblé pertinent à garder pour mon écriture. Mon approche tient du témoignage et du parti-pris d’une époque plus que la volonté de porter un flambeau. En substance, la chanson Nouvel Anormal parle de la surveillance numérique et de figures anormales de notre quotidien, Le Serpent parle de l’invisibilisation des habitant-es du métro parisien et de l’aliénation du travail, Le Matin Viendra est un appel à ne pas baisser les bras… Ça en fait un disque politique, en tout cas de notre point de vue.
Manifestation, bruit de métro, chants révolutionnaires : pourquoi avoir inséré ces moments-là sur l’album ?
Romain : Parce qu’ils font partie du lexique du projet. Le field recording de manif par exemple, c’est ce qui a fait naître le morceau Pavé, parce que pour la première fois je me suis retrouvé hyper proche d’un groupe de black-blocks qui a défoncé un cordon de CRS avec une pluie de pavés. C’était méga impressionnant et je me suis justement trouvé bien incapable d’imiter le geste tout en me disant que c’était peut-être ce qu’il y avait de mieux à faire dans la situation. Le son du métro, lui aussi, aide à poser le contexte du morceau Le Serpent. Ces sons anecdotiques permettent d’alimenter l’univers, et en même temps, on les maltraite, on les déforme avec le même geste que les autres sons « musicaux » de notre musique.
L’album s’ouvre sur Crier, un titre instrumental : pourquoi ?
Romain : Je pense que le cri est un peu le cœur du projet. Je crois même qu’à un moment, quand on ne savait pas nous-même comment le définir, on s’est donné cette règle que pour valider une direction de morceau : il fallait qu’il donne envie de crier. Je crois que tous les morceaux de Belvoir ont cette particularité.
« Ce qui nous réunit à mon sens, c’est la folk. »
Par quoi est inspirée l’écriture des chansons de Belvoir ?
François : Sans s’en revendiquer clairement, il y a des influences issues du réalisme socialiste, que j’ai découvert il y a peu et dont je lisais des auteurs sans savoir qu’ils en faisaient partie. C’est une écriture ancrée, très directe, qui parle des petites gens et met la poésie au service des invisibles de l’histoire. Il y a des livres comme Fureur et Mystère de René Char, Le chef d’œuvre sans queue ni tête de Yannis Ritsos qui m’ont énormément marqués. Je citerais aussi Paroles de Jacques Prévert pour la malice de la dénonciation dissimulée. Côté musique, il y a toujours en drone de fond des personnes comme Magny, Reggiani, Ferré, Mouloudji ou Caussimon qui m’accompagnent.
Quelles sont les musiques qui vous ont réunies tous les deux ?
François : Il y a ce mashup un peu étrange entre un système de composition très harmonique, contrebalancé par une production radicale et anglaise dans son approche, avec son lot d’accidents sonore volontaires, de glitch et de saturations. Le discours oscille entre chanson réaliste et agit-prop. Ça nous met à l’interstice de plein d’esthétiques, ce qui ne rend pas l’exercice de terminologie super évident, mais on aime l’assumer comme ça.
Romain : Les musiques qui nous rassemblent se sont vachement définies avec la programmation de concerts avec notre collectif Pieg, qu’on a lancé vers 2015. On s’est plutôt rapprochés de musiques avec des gestes qu’on pouvait trouver « déviants », et ce type de geste peut se retrouver dans tous les styles de musiques différents.
François : Ça va peut-être te sembler étrange, mais ce qui nous réunit également, à mon sens, c’est la folk. Pour moi, on y tire notre essence, pas tant dans la musique que dans ce qu’elle a d’intégrité et d’humilité.
Le tube de l’album, c’est quel titre ? Et la chanson la plus déprimante ?
François : Je sais pas bien à quoi correspond un tube, mais si ça devait être notre coup de cœur ce serait La Rue des Vaincu.e.s parce qu’il est assez représentatif de ce qu’on essaie de mettre dans la musique de Belvoir.
Romain : Et c’est aussi probablement la chanson la plus déprimante.
L’album « Nouvel Anormal » sort le 21 octobre sur Another Records et Cheptel Records.