Évacuons d’entrée les préliminaires, Happy soup a des airs de Je t’aime moi non plus. Moins rugueux que son prédécesseur, plus apaisé sur l’épiderme, rempli de chansons qui rendent davantage hommage à Epicure qu’aux anti-dépresseurs. Des dix chansons, deux portent des noms de muses (Isabel et Claire, accolées en introduction) et l’on sent bien que le cocker en a fini avec l’incertitude et la dépression au fond du jardin. Plus pop, plus accessible, un disque de lumière et donc d’été, qui permet à Baxter de faire la paix avec sa conscience et ses démons. Six ans après Floor show et ses hymnes velvétiens aux allures de lupanar (Cocaine Man), une soupe heureuse pour noyer son chagrin qui minimise désormais les reliefs.
Autant le dire, il y a deux façons d’aimer un artiste : pour ses failles ou pour sa rédemption. On voit d’ici les mains se lever pour ajouter que la continuité serait une noble troisième voie pour jauger une carrière, mais parlant de Baxter Dury l’équilibre est une donnée bien fragile ; après tout, le rejeton du leader des Blockheads aura passé les dernières années à dévaler les montagnes russes avec un seul et même ticket en vomissant par-ci par-là des chansons grises comme le fog anglais. Up and down. Monter, puis redescendre, tomber au fond du puits pour la beauté du geste, se casser la gueule avec pour seul plaisir la remontée à la surface. Signe que les temps changent, le single Isabel rentre en playlist sur Nova sans qu’on soit certain pour autant que Baxter deviendra un jour la nouvelle idole des jeunes ou une potentielle alternative à cette chiffe molle de Peter Doherty. Plus proche de la quarantaine que du célèbre suicide à 27 ans, Dury apparait sur la pochette tel un soldat romain, le visage buriné du type trop cynique pour écourter les souffrances et bien trop pudique pour expulser l’amour par tous les trous. Il y a du Edwyn Collins chez ce garçon, les guitares claires et hurlantes de ce disque sont là pour le rappeler et le tout donne à ce disque l’allure d’un cockney anglais en exil à la campagne. Peu importe les images, Happy Soup est finalement un disque sans faille. Du moins en apparence.
J’en suis encore à me demander si le dernier-né me bouleverse moins parce qu’il est moins violent et s’il saura trouver son chemin auprès d’un nouveau public – ceux qui n’ont pas consommé Floor Show comme un délicieux Lexomil – lorsqu’on m’informe que c’est à mon tour de m’asseoir à sa table. Six ans plus tôt, je l’avais raté pour une sombre histoire de planning promotionnel et de taxi parti trop tôt, aujourd’hui il est là, fier comme un coq anglais, l’air frais en dépit d’une biture la veille au Baron (“J’étais avec mon ami Alister, je crois d’ailleurs me souvenir qu’il a été très grossier avec une fille…”). L’interview commence par la seule question qui me hante depuis toutes ces années, après avoir moi-même vécu dans l’ombre de ce Floor Show sans soleil. Six ans plus tard, le ciel semble définitivement dégagé pour Baxter, loin des perturbations d’antan. Happy souple.
Quel était votre état d’esprit au moment de l’enregistrement de Floor Show ?
Fragmenté. En colère, perdu. Littéralement pris dans les barbelés du changement, si tu me permets cette expression. J’étais totalement déboussolé en fait, car à l’époque du premier album j’ai rencontré une femme qui a eu un enfant – ou disons plutôt qu’on a eu un enfant ensemble, c’était aussi ma faute après tout – mais comme tu l’auras compris ça n’a pas vraiment marché. Et nous avons rompu au moment de l’enregistrement de Floor Show, une période lourde, horrible, qui à mon avis est très bien retranscrite sur le disque, c’était pesant. Forcément, je peux tout à fait concevoir que certaines personnes se soient identifiées à ce malaise, parfaitement palpable sur le disque, qu’ils s’y soient reconnus. Mais moi, je n’étais pas au meilleur de ma forme, c’est un doux euphémisme, c’était un peu le bordel dans ma tête. Et puis j’ajouterai que j’étais alors entouré par des “narcotic people”, ce n’était pas la même attitude qu’aujourd’hui.
Certains critiques avaient alors pointé du doigt le fait que vous chantiez faux, et que vous cachiez vos maladresses vocales sous le tapis, ou disons plutôt les nappes de production.
Ouais, c’est marrant. J’avais alors l’impression que moins on m’entendait et plus c’était violent.
Est-ce l’une des raisons qui vous a poussé à chanter, disons, plus juste sur Happy Soup ?
Non, le seul critique que j’écoute c’est moi-même, je suis le seul à influencer ma propre musique et je me fous des avis extérieurs. Avec Happy Soup, l’intention était radicalement différente, il fallait que je trouve une identité singulière, une façon de convertir mes sentiments, et c’est de là que sont venues ces nouvelles tonalités. C’est surtout l’histoire d’un personnage qui vous déballe sa merde, ses ennuis, que ça vous plaise ou non. Comme un drapeau planté dans ma propre vie, même si cette métaphore ne veut rien dire… (sourire). Ma musique devait changer, je devais changer.
Okay, mais avez-vous l’impression d’être devenu un chanteur, aujourd’hui ?
Non… Je me considère plus comme un professionnel des conversations, une sorte de grosse merde avec un background musical tout pourri, je sais pas… En Angleterre, il y a ce mot : « cockney ». Une expression vieille de 150 ans faite pour décrire la classe ouvrière londonienne, et qui a changé au fil des décennies ; enfin bref, tout ça pour dire qu’à Londres les gens comme moi on les appelle des “mockney”, des mauvaises copies du cockney. Il y a même un type qui a écrit que mon disque sonnait comme, je cite, “quatre mockney radicaux qui auraient piraté le service news de la BBC et joueraient leur musique en déblatérant sur leurs émotions 24 heures par jour”. Voilà ce qu’inspire mon disque à certains Anglais… Forcément pas très positif ! (sourire)
Entre la sortie de Floor Show et Happy Soup, six ans sont passés. Et j’ai l’impression que ce fut un long chemin pour arriver jusqu’ici, dans les locaux d’EMI, plusieurs années à errer pour trouver un label ou simplement donner une suite à ce disque fataliste. Fut-ce si compliqué, et si oui : pourquoi ?
C’est d’abord une vérité statistique : le dernier disque n’avait pas vendu des masses. Et peu importe le nom sur ta carte d’identité, ta célébrité ou ton intelligence, quand tu ne vends pas, personne n’en a plus rien à foutre de ta jolie gueule, surtout en Angleterre. C’est un bocal à requins, l’industrie du disque, encore pire si tu n’es même pas signé, mais toujours est-il que mon disque chez Rough Trade n’avait pas fait de bénéfices, ceci explique forcément cela…
Et dans cet intervalle, vous est-il arrivé de sentir ce paradoxe de la célébrité, à savoir être simultanément un “fils de” et un “mister nobody” ? Le genre de type connu pour ses racines mais dont plus personne n’a rien à foutre…
Oh yeah, totalement. Mais je n’ai jamais pensé que Floor Show serait potentiellement mon dernier disque, je ne pense pas la vie comme ça, de toute façon. Je ne suis pas à l’abri d’opérer un virage radical pour devenir subitement dentiste ou nageur olympique, mais j’ai toujours considéré la musique comme un point de fuite. Et pour tout te dire j’ai l’impression que le point vital pour être – et rester – dans la musique, c’est la nécessité d’être utopiste. Si tu ne l’es pas, tu es baisé. Croire à l’utopie, pour moi, c’est oublier volontairement comment le monde fonctionne, sans quoi les statistiques ou les probabilités finissent toujours par tuer ton désir. Le rationnel n’a rien à voir avec la création ; voilà pourquoi ça me semble assez logique d’être capable de chialer pendant des semaines avec les rideaux fermés puis de soudain se réveiller en proclamant que je suis le meilleur, aujourd’hui aucune raison de changer mon état d’esprit.
Et le plus surprenant dans tout ça c’est qu’en dépit de ces années d’errance Happy Soup est un disque extrêmement positif, mélodiquement. Est-ce votre bright side of the moon ?
Yeah. Mais s’il n’avait pas été positif, ce disque aurait été extrêmement cynique, tu ne trouves pas ? Or, si tu composes en étant cynique sur ta propre vie, t’as aucune chance. Moi je n’imaginais pas créer un disque où j’aurais raconté à quel point j’étais au fond du trou, c’est venu ainsi et naturellement, c’est tout. L’objectif était de reprendre l’histoire là où je l’avais laissé avec Floor Show, il fallait avancer et aller de l’avant, basta. Pour Happy Soup, il y a des mois où nous n’avons rien composé, d’autres où le fait de regarder la pluie tomber à travers les fenêtres du studio suffisait à nous inspirer… Je suis plutôt content de ce disque. Et si tu regardes les paroles, c’est beaucoup plus sombre que la mélodie, c’est une balance entre plusieurs émotions contradictoires.
D’ailleurs vous définissez ce disque comme “une musique psychédélique illustrant le bord de mer”.
Yeah. Il y a cette célèbre carte postale des années 20, où l’on peut voir la côte anglaise dans toute sa splendeur, à cheval entre les rayons de soleil et la bruine. En fait ce disque dépeint les sentiments inadéquats de l’Anglais typique. Et je crois que je suis l’un d’entre eux. Les chansons parlent de cette incapacité à ressentir, ce qui est plutôt conceptuel, et aussi de la comédie humaine anglaise. Qui est finalement universelle, c’est toujours un peu la même merde partout, en Angleterre ou ailleurs.
Mais pour rester sur l’outre-Manche, Baxter Dury en Angleterre ça donne l’impression d’un OVNI perdu dans la lande. Vous ne vous sentez pas un peu à l’étroit là-bas, ou du moins trop différent pour être accepté ?
Disons que j’ai personnellement besoin de reconnaissance en Angleterre, je sens bien qu’une boucle n’est toujours pas bouclée et je fais mon maximum pour être aimé par tout le monde, ce qui est l’objectif de chaque artiste je suppose… C’est une nécessité. Alors si le New Musical Express pouvait encenser mon disque, forcément j’en serais ravi. Mais en tant que musicien vivant le déclin d’une industrie à la déroute, complètement paumée ces temps-ci, faut être solide, dur, n’en avoir rien à foutre des critiques et savoir trouver son propre chemin, parce qu’ici en Angleterre les gens n’ont aucune sorte d’empathie pour les artistes, ils s’en foutent totalement.
Face à tout ces freins humains et économiques, votre intention artistique a-t-elle évolué, s’est-elle précisée clairement tel un message qui deviendrait plus limpide au gré des partitions que vous écrivez ?
Yeah. A force de sortir des disques, les gens finissent par mieux comprendre ce que vous voulez faire, loin du cliché avec les récompenses, le yacht et le coït avec n’importe qui… Moi je veux être aimé par tout le monde, 24 heures par jour, c’est aussi simple que ça. Et aussi loin que je me souvienne, depuis que j’ai découvert la musique par mon père, je n’ai jamais su trouver autre chose que la musique qui puisse me donner autant de passion. J’aimerais bien, remarque, trouver quelque chose d’autre où planter mes névroses, mais pour l’instant il n’y a que ça. Et pour revenir à la question initiale, c’est le besoin de reconnaissance qui m’a poussé vers la musique et pas l’envie de devenir riche, le désir de pouvoir communiquer avec le monde extérieur, comme par magie. Parce que la musique c’est de la magie, un truc avec des sirènes et une boîte de Pandore, c’est inexplicable.
On parlait tout à l’heure de cette balance entre émotions contradictoires, le fait d’avoir des mélodies joyeuses qui bordent des textes plus noirs, plus profonds. Des disques comme ceux de Lee Hazlewood avec Nancy Sinatra vous ont-ils marqué, inconsciemment ?
Oh oui, j’adore. Mais c’est encore plus évident dans les chansons de Serge (Gainsbourg), ses popsongs sont pour moi parmi les meilleures jamais écrites.
La dernière question n’est pas évidente, mais si on part du principe qu’un musicien – et plus globalement un artiste – possède un talent dont le commun des mortels est dénué, un don inné qui fait de vous un super-héros littéralement extraordinaire, quel serait la spécificité de Baxter Dury ?
Oh putain, ça c’est une question piège. Je ne crois pas à ce genre de conneries, pour moi tout est question de confiance en soi, tous les choix viennent de là et de ton talent, à travers tes expériences, à savoir ce pourquoi tu es doué et comment rendre cela encore meilleur. En ce qui me concerne, je crois que le “talent” dont du parles est surtout relatif aux paroles, où je crois être unique en mon genre, du moins y ai-je trouvé un terrain d’expression où je me sens à l’aise. Et le talent ne dépend pas que de toi, c’est également le résultat d’un environnement, de faits extérieurs, il y a un million de variables à prendre en compte pour expliquer ce qui construira peut-être un jour ta différence, ta sensibilité. On dit souvent qu’il faut dix ans pour devenir brillant dans son domaine, c’est vrai.
Donc, pour résumer, l’art c’est avant tout l’exercice de la confiance ?
Yeah, mais une confiance fondée sur le travail, à ne pas confondre avec l’arrogance qui est l’expression de la nervosité. Pour moi l’art c’est surtout la capacité à se foutre à poil, aux yeux du monde. Alors pour revenir à Happy Soup, c’est juste un autre moi projeté dans un nouveau monde, je ne sais pas si les chansons sont plus heureuses mais ce que je sais c’est qu’elles reflètent ce que je suis et que j’ai pris beaucoup de plaisir à les mettre au monde. Bon et sinon tu penses que ce serait possible d’avoir une critique positive de mon disque ?
Baxter Dury // Happy Soup // EMI
1 commentaire
***Bon et sinon tu penses que ce serait possible d’avoir une critique positive de mon disque?***
Ah ah, album énorme, je sur sur kiffe, écoute en boucle idéale sur toute la durée d’un été un peu trop … anglais !