Longtemps batteuse pour d’autres (Moodoid, Aquaserge, Yuksek, etc), la française Lucie Antunes sort enfin du bois avec « Sergueï », un objet de 40 minutes qui ressemble à tout, sauf à un disque de batteuse. L’esprit bienveillant des dernières productions de Chloé plane sur ce disque d’électronique en forme de cirro-cumulus.

En général, les disques « désincarnés » ne racontent rien. Par désincarnés, on entend musique où les paroles et le chant beuglant ne prennent pas le pas sur le rythme, les arrangements et les orchestrations. C’est alors que le journaliste musical, pauvre être dénué de lexique et d’imagination, peine à se raccrocher à une branche ; reviennent alors des termes comme « vaporeux », « gazeux » ou « organique » – et pour le reste on vous renvoie à ce papier. Autant de termes qui peinent à décrire précisément ce qui sort des enceintes ; le boulot du critique étant somme toute de trouver les mots pour donner au lecteur l’envie d’écouter en lisant. Une vaste entreprise perdue d’avance, 9 fois sur 10.

Ainsi donc, Lucie Antunes. Si son premier album est désincarné, ce n’est pas par manque d’âme. Sur les 7 titres qui composent « Sergeï », ça craque de partout tellement ça vibre ; il est simplement question d’aborder l’objet musical qui nous occupe depuis 60 ans, le format album, d’une autre manière. Comme un flux constant, à la façon du « In C » de Terry Riley, en faisant évoluer les boucles au fur et à mesure que s’installent les ambiances et le refus de chanter bêtement des mots souvent vides de sens. Rien de ça, ici. Du marimba en veux-tu en voilà, du vibraphone, des synthés modulaires et puis, perdu au milieu de tout ça, des bouts de voix venues de pays où il ne pleut pas.

Au delà de la beauté du geste, consistant pour résumer une dernière fois à refuser les codes du songwriting actuel, Lucie Antunes s’offre une liberté dont peu désormais sont capables. A temps, la pite de clôture, résume bien l’affaire et l’époque : sonorités froides, minimalisme du langage et refus d’une case où l’on aurait trop vite fait de ranger ce qui est en vérité une bande-son parfaite pour la vie de tous les jours. C’est là que Antunes, après s’être fait les mains pour d’autres, touche du doigt ce qui fait la vraie beauté de « Sergeï » : aussi technique soit-il[1], son disque n’est pas une démonstration, aussi cultivé soit-il, son cerveau n’en reste pas connecté au monde extérieur. C’est en somme tout l’inverse d’un album pour énarques de la pop bunkerisés dans leurs écoutes monomaniaques de György Ligeti et consort.

Prenez donc le premier sac poubelle à proximité et mettez-y avec ardeur les termes « avant-garde » et « musique contemporaine ; les occasions de voir éclore un.e artiste capable de brasser exigence et accessibilité en 7 titres sont trop rares pour ne pas fêter dignement cet album où l’on trouve, tapis dans l’ombre, l’ombre des vieux frères (Julien Gasc, Halo Maud, Chassol). Le plus important ici, c’est simplement de fermer les yeux pour imaginer le visage de ce « Sergueï » aux traits si anguleux où l’on viendra se râper la gueule avec le plus grand des plaisirs.

Chronique terminée. On vous laisse retourner à la violence d’un monde où les artistes aiment à gueuler du bruit pour ne rien dire.

Lucie Antunes // Sergeï // Infiné et CryBaby
https://infine-rec.bandcamp.com/album/serge

[1] Antunes est une percussionniste formée au Conservatoire National Supérieur de Musique et Danse de Lyon (CNSMD) de Lyon puis résidente à la Cité Internationale des Arts de Paris.

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