Avez-vous déjà remarqué comme il est facile de se répandre en poison lorsque le disque est venimeux, mais comme les mots manquent lorsqu’on tombe sur un vertige ? A l’extrême opposé des troubadours radiophoniques et autres storytellers sans chansons, Antoine Loyer publie l’un de ces Attrape-cœurs qui pousse comme le lierre sur l’esprit. Poussée Anglaise c’est son nom, et Loyer s’écoute d’une traite en attendant l’hiver. Attention à l’expulsion.

Maintenant que plus aucun chanteur ne vend de disques et que la majorité passe davantage de temps à peaufiner un encodage Youtube qu’un accordage, il est plus facile d’explorer ces rares disques qui de tout temps n’auront jamais trouvé acquéreurs, ces invendables étrangetés qu’on continuera d’écouter encore pendant plusieurs semaines – ou siècles, selon l’endurance – en solitaires.
Avec ces disques de cirques Barnum aux extrémités difformes, le manche cramé par de trop longs mois passés la tête à l’envers à coté du radiateur, on ressent la solitude et pourtant on se sent moins seuls. La bande-son d’un moment désaccordé, l’illustration de la faïence en arrêt avant la fissure, la corde sèche qui vibre d’avoir été trop usé, puis qui dans un dernier élan s’étire et se casse. Tirées bien souvent à moins de 500 exemplaires, ces anormalités musicales ne vous quittent jamais ; on s’y attache contre vents et marées. Et lorsque vient le temps du déménagement, de la rupture, bref, du grand départ, on les garde souvent contre soi, on se blottit dedans pour oublier l’extérieur, se persuader l’espace d’un instant qu’on n’est pas l’un de ces millions de couillons sentimentaux prêts à siffloter – faux qui plus est, le drame est bien là – With or without you de la bande à Bono avec une photo en sépia dans l’autre main.

Trêve de bavardages sur le monde en déclin et ses derniers soupirs, le premier disque d’Antoine Loyer ne vaut peut-être pas un K-Way par temps d’orage ; mais force est d’admettre que ses onze chansons tissées représentent – comme avec le premier disque d’Arlt – un coupe-vent plus qu’honorable. Alors certes, le nom de l’artiste évoque l’anonymat des pages blanches, la pochette un drôle de mélange entre références à Picasso période « la femme est un cube » et esquisses parisiennes des bords de seine et Rodin, première piste d’un disque en forme de jardin anglais, perdra l’auditeur plus au fait des romans de la taille d’un tweet que des subtilités de l’aménagement des espaces verts.
Continuons sur Rodin, si vous le voulez bien. « Ceci n’est pas une chanson », serais-je tenté d’écrire, tant Loyer introduit son œuvre par un jeu de pistes où se croisent, pêle-mêle, Brigitte Fontaine période Il pleut – la hippie fon-fon qui a trop tiré sur la tige, si vous voyez ce que je veux dire – orchestre médiévaux, chanson de gestes et flutes de banquets. Rodin dure l’espace d’un instant, deux minutes et huit secondes, et les yeux de l’auditeur s’écarquillent autant qu’ils peinent à distinguer ce qui se trame au loin. Passé la barricade, la bien nommée A un crâne qui n’avait plus sa mâchoire extérieure joue l’immersion dans le Paris de Miles Davis et Juliette Greco, Louis Malle et les années fioles. Déjà plus vraiment à un paradoxe prêt, Loyer prend la grande veste du Gainsbourg période jazz et l’enroule sur son maigre corps, fait un double nœud et travestit le mortel ennui en fête foraine de Pigalle où s’entrechoquent accordéon, trombones et voix fluette dans un grand BOOM ! qui jadis avait pour simple nom le swing. Étonnant, pour le moins. Acte 2 d’un disque haut en rebondissements, à ce stade on a déjà perdu la moitié des auditeurs et les lectrices de Grazia exigent déjà un remboursement. Las, le Loyer payé n’est jamais remboursable.

Des poussées anglaises, le disque d’Antoine ne conserve finalement que les racines. Quelques pickings jetés ça et là dans les sillons, de modestes échos à l’Angleterre d’avant 1972, une carte postale des châteaux médiévaux maintenant décrépis, visite guidée en français dans le texte des splendeurs victoriennes désormais fanées. Classée dans la toujours-noble-mais-jamais-vraiment-sérieuse catégorie des chanteurs français – quand bien même la majorité d’entre eux continuent de faire rimer amour et toujours, sans effroi ni honte – la musique de Loyer prend un singulier tournant sur Infanterie, titre parvenant l’exploit de chanter en français des mots incompréhensibles sur fond d’accordéon oriental avec en trame de fond l’évanescence des levés de rideaux de PMU et le combat solitaire – on y revient – du poète dans un monde rempli de cadres supérieurs. Infanterie, un one hit wonder du treizième siècle transporté dans le monde moderne ; une ritournelle paysanne fracassée sur le parvis de la Défense. Une putain de chanson, surtout.

Le titre marque la césure. Il y a un avant et un après l’Infanterie, fantaisie militaire qui chante dans un espéranto approximatif l’insurrection européenne, l’importance des accords de Schengen et la nécessité des tricots de peau pour les frileux. Frisson, chair de poule. Mouillée, la guitare de Loyer l’est ; les chansons se suivent et ne se ressemblent pas, le jazz minimaliste côtoie les tablas indiennes et la folk surréaliste des sixties – de Higelin à Areski, le mime Marceau marche sur l’eau de la Rive Gauche, La chanson de Mélanie s’enfonce dans le Mississippi de Jeff Buckley et à dada sur mon bidet, la mauvaise herbe accouche d’un grand disque. A force d’écoute, on y entend le grincement des tabourets, le souffle de l’auteur, la pédale de l’accordéon qui refuse de se mettre en sourdine et les touches qui gueulent sous le poids des doigts légers. Est-ce un disque, est-ce un décor… une nature morte ? « Il faut dire que Poussée anglaise n’est pas le disque d’un moment ni d’un seul lieu » dit la biographie ; on serait tenté de la croire, cette histoire. Mais vu d’ici, ce disque d’un barge entre deux berges fait subitement penser au déjeuner des canotiers de Renoir. Et comme un grand écart entre les canaux provinciaux et le Ménilmontant des chansons populaires, une nouvelle histoire s’inscrit, enfoncée dans le texte.

Antoine Loyer // Poussée Anglaise // Les Disques Bien (Le Saule), sortie le 16 juin
www.myspace.com/antoineloyer

Antoine Loyer « Rodin – Infanterie – Sans titre – bicorne » from Le Saule on Vimeo.

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