Pas de place assise. C’est debout que je vais passer les vingt prochaines minutes à affronter les regards inquisiteurs de la faune locale. En plus d’être trempé jusqu’à l’os, le froid enfonce ses griffes jusqu’à la moelle. Éclairée par une lumière blanche presque clinique, la bête misanthrope qui sommeillait en moi se réveille. Un mur de son se dresse devant moi, qui me crame le cerveau, lessivant mes tympans à la javel et à l’acide sulfurique. Les regards m’oppressent, je respire comme si on m’avait amputé d’un poumon. « I lost you », me dit la chanson, aussi violente que la déchirure ressentie après une rupture sentimentale, quand le monde n’est rien d’autre que peine et chaos. À force d’avaler ma salive, j’ai la gorge sèche. Mon cœur bat si fort que je pourrais le vomir à tout instant. Je ne contrôle plus rien, la bête a pris le dessus, l’urgence de la musique exacerbe mes envies morbides. Les guitares sont tendues, aiguisées et tranchantes comme des lames de boucher prêtes à dépecer les corps glabres de jeunes vierges. Elles emportent leurs âmes en un souffle mortifère, pendant que la batterie mitraille et fauche comme sur un champ de bataille. Placide, je les regarde tomber les uns après les autres. Et j’aime ça. Jamais le groupe n’aura si bien porté son nom.
La lutte est sans fin, à chaque arrêt le passager doit faire face à de nouveaux visages antipathiques. Le purgatoire dans lequel je suis bloqué semble se rétrécir. Le rythme militaire de So far away tient en alerte mais sa mélodie mélancolique m’apaise un instant. Le morceau est simple et efficace, il agit comme la tendresse d’un baiser après la violence d’une claque, et c’est bien tout ce qui compte. Les cadavres encore chauds gisent sur le sol et le rythme énergique de Onwards to the wall me fait irrémédiablement penser à Movement de New Order et à tous ces médiocres clubbers qui ne jurent que par leur musique débile, perdue dans les méandres de la pauvreté artistique. Le groupe n’invente rien, mais c’est propre.
Une chose à bottes blanches entre, avec une démarche qu’elle imagine sexy, dans le genre prostituée tapinant le long du canal; elle se place juste devant moi. It’ll be alright, avec ses guitares stridentes, ne me rassure pourtant pas. Je la vois qui m’observe derrière sa demi-tonne de fond de teint ; j’aimerais m’évanouir dans ce brouillard, disparaître et me noyer comme le chanteur dans les étranges saturations et les nappes glaciales qui apparaissent ça et là. Je regarde ailleurs, j’essaye de repenser à cette rousse flamboyante qui me fait tourner la tête mais rien à faire, je me sens souillé par la crasseuse à bottes blanches, et le rythme perpétuel de la batterie me plonge dans une angoisse post-punk, aiguisée par les bruits stridents et les sanglants sévices dont j’ai été l’auteur.
Neurasthénique, j’aperçois la lumière. Sur ma monture métallique c’est Drill it up qui copie les armoiries de Motörhead dans le style Ace of Spades. La batterie tabasse une dernière fois pendant que les riffs reptiliens m’accompagnent vers Hadès, le cerveau cramé par la fureur de ces trois New-yorkais.
A place To Bury Strangers // EP Onwards on the wall // Dead Oceans
http://www.myspace.com/aplacetoburystrangers
9 commentaires
Très belle chronique, du grand Art moderne, vraiment. Et puis moi qui me tape 25 stations de métro par jour, je me sens un peu comme à la maison. Le lien entre ce que l’on écoute et le peu qui se passe, on s’accroche à des détails, un visage de femme, un parfum, la lumière, le bruit et les secousses qui dérangent. Ne reste plus qu’à se réfugier dans les méandres de nos pensées entre les décibels, les mélodies, et ce qu’il y a de mieux autour, on ferme les yeux et on est presque arrivé bientôt … j’arrête je vais loupé mon métro. Bravo !
Toi et moi, si on se connaissait, je crois qu’on serait copains.
lou t’es une fille ? je suis à paris jusqu’à la fin de la semaine.
le poulpe: merci. j’en ai des frissons.
Évidemment que je suis une fille mon enfant, j’aurais foutrement aimé causer musique avec toi autour d’une bière. Si j’avais été sur Paris…
Moi aussi, quand j’écoute APTBS, j’ai envie de cogner des gens, au hasard.
Putain, c’est fou, moi c’est l’inverse : j’ai envie de cogner au hasard sur ceux qui écoutent APTBS.
C’est cynique, poétique et très prenant. Bizarrement, ça me rappelle Huit Clos de Sartre.
Bref, tout ça pour dire que je ne vais pas oser sortir ma chronique moi dans tout ça !
En tous cas chapeau l’artiste, d’autres oeuvres dont on peut se délecter m’sieur Leclerc ?
merci c’est gentil. pour le moment je ne suis qu’un pauvre débutant qui forge et espère devenir forgeron un jour. j’ai écrit quelque chroniques pour Sound of Violence, signées Ringo (WALLS, Steven Jackson, Beth Jeans Houghton, Manic Street Preachers, Spector etc.), mais elles sont beaucoup plus « conventionnelles ». bref, avec Gonzai ce sont deux façons intéressantes d’aborder la musique.