Le trio de Clermont-Ferrand Dragon Rapide revient avec un second album, « Mumbo Jumbo ». Sa formule mêlant power-pop, punk et heavy-grunge fait à nouveau mouche. Sa musique à deux étages, à l’apparente légèreté, cache des tourments électriques bien plus profonds.

Les Anglais, et notamment John Lennon, n’ont jamais compris pourquoi il y avait du rock en France. Vieille lune éternelle, la question du rock en France semble s’effacer alors que cette musique disparaît des horizons de la musique mainstream. On ne se pose plus la question de savoir si David Guetta est pertinent en tant que DJ-producteur de dance mondial, ou si Dua Lipa a bien fait de faire un duo avec Angèle. Si la France conserve son petit côté exotique chez les Anglo-saxons, et tous ses clichés tellement « français » (le vin, la gastronomie, Paris la capitale du romantisme, la Côte d’Azur, toutes ces conneries), elle est devenue un pays parfaitement toléré sur l’échiquier de la musique internationale, notamment grâce à la French Touch et Daft Punk en particulier.

Le rock reste néanmoins toujours une interrogation chez ceux qui n’ont jamais toléré que des petits Français décident d’aller marcher sur les plate-bandes des Rolling Stones. Et tout cela remonte au moins aux Variations en 1969. C’est que voilà, le pays du camembert et du Côte du Rhône ne pouvait pas glapir la rage de la banlieue, de l’ennui et de l’enfer urbain. Il est impossible de comprendre que Téléphone, Little Bob Story, Océan ou Trust puissent être les porte-paroles de la rage de gamins qui avaient bien plus en commun avec les kids américains que l’on ne voulait bien le croire. Alors que le rock connaît son crépuscule commercial, le débat fait encore quelques étincelles, à l’heure où il n’est plus qu’un sujet underground dont on disserte entre experts de plus en plus âgés. Même les figures du rock hexagonal qui s’exportent quelques peu comme les Liminanas ne sont plus si jeunes que cela.

A Clermont-Ferrand, on se fout bien de tout cela. Nichée dans une cuvette au pied des Monts d’Auvergne, la ville est loin de tout. Ce centre de la France, si isolé, partie de l’infamante diagonale du vide, est pourtant un vivier rock plutôt riche. La scène indépendante tente de faire résonner quelques formations bouillonnantes et inspirées. C’est qu’il faut s’être promené une fois dans sa vie en banlieue de Clermont-Ferrand un après-midi de janvier. le froid et l’humidité mordent le visage. La blancheur des collines enneigées environnantes fermant l’horizon est la seule source de luminosité au milieu d’un paysage sombre et gris, en grande partie résultat des immenses installations des usines Michelin. Le brouillard y est souvent poisseux en cette saison, et obstrue la perspective déchirée par l’autoroute A71. La chape grise du ciel hivernal du Puy-De-Dôme peut esquinter les nerfs des plus solides individus. Et ce n’est pas l’apéritif traditionnel du coin, la gentiane, à l’amertume fortement prononcée, qui va vous extraire de votre humeur maussade.

Le rock’n’roll y est donc particulièrement pertinent pour plusieurs paramètres : l’isolement, le manque de lumière, et la forte présence industrielle locale. A cela s’ajoute aussi de plus en plus la misère, les usines licenciant à tour de bras en France depuis trente ans. Clermont-Ferrand et les usines Michelin ne sont évidemment pas à l’abri des plans dits sociaux. Sauf qu’être ouvrier au chômage à Clermont-Ferrand n’est pas une sinécure, surtout quand il s’agit de retrouver du travail. Car à part Clermont-Ferrand, où en trouver, coincé entre l’Allier, le Cantal et la Lozère ?

L’apparente luminosité de la musique de Dragon Rapide semble donc complètement en anti-thèse avec son milieu d’origine. Mais cela n’est que façade. Certains individus ont cette capacité à faire volte-face avec l’adversité en accrochant sur leur visage une mine réjouie et un sens de la plaisanterie un peu forcé. La chanson Talk To Me/ Don’t Talk To Me qui ouvre ce nouvel album en est la démonstration parfaite. Elle débute comme une petite mélopée pop un peu trop enjouée, avant de s’embarquer dans une odyssée électrique quasi-stoner à l’âme lourde. On peut y voir le visage d’un homme quittant son travail, saluant ses collègues avec un léger excès de bonne humeur et de convivialité. Et puis, au fur et à mesure du trajet vers son appartement de banlieue, dans le bus, puis à pied entre les barres d’immeubles, le visage se ferme. La tristesse et la solitude tombent avec la lumière du jour.

La musique de Dragon Rapide est faite de ce contraste entre pop attitude et électricité sombre. La voix de Sylvain Dechet, guitariste-chanteur, a parfois la fragilité de Joey Ramone lorsqu’il prenait une mélodie plus légère. Cette pop peut aussi se faire nerveuse et power, comme sur Ghost, sur laquelle la basse de Jimmy Brou et le piano bastringue s’acharne nerveusement. Les Modern Lovers de Jonathan Richman et les Rubinoos sont une part importante et évidente de leurs influences musicales.

Mais ce qui les rend vraiment unique, c’est cette étrange ombre noire qui plane au coeur de leur musique, et qui se déclenche au détour d’une mélodie pop. C’est le cas sur le magnifique Summer’s Gone, Second Line Parade, The Rock Bottom (Week 42) et son côté Stranglers, le dérangeant Black Dog, l’obsédant Time After Time, ou le mélancolique This Someone. Oui, c’est là qu’ils sont le plus beau. La voix de Sylvain Dechet s’arrête d’être exagérément légère pour devenir plus tendue et nerveuse. La guitare et la basse vibrent en riffs électriques posées sur les rythmes martelés par le batteur Pierre-Olivier Gustave, rappelant les Smashing Pumpkins à certains égards. L’alternance de voix douce et agressive n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’approche vocale de Billy Corgan. Dragon Rapide n’est toutefois pas heavy. Il conserve cette tension sur le nerf du riff, et non pas sur la débauche de saturation. Seul Jimmy Brou écrase la fuzz sur sa basse, notamment sur Summer’s Gone.

« Mumbo Jumbo » est donc un album qui se découvre après plusieurs écoutes. Il a sa facette immédiate, et sa profondeur électrique. Il est en tout cas le digne successeur de « See The Big Picture » de 2018. « Mumbo Jumbo » fut enregistré en 2019, mixé en 2020, mais Covid oblige, resta en attente de jours meilleurs, en particulier au niveau des concerts. Quelques dates exploratoires en Belgique ou en Grande-Bretagne en 2019 semblent indiquer que Dragon Rapide pourrait avoir une carte à jouer dans des pays plus ouverts au rock’n’roll depuis bien des décennies. Voilà un solide trio élevé au coeur de la cité industrielle clermontoise, fait de granit et de suie. A nouveau prêts à mordre derrière leurs bonnes trognes sympathiques, les trois musiciens de Dragon Rapide devraient donner encore plus d’ampleur à une musique dont le potentiel scénique est absolument certain.

https://dragonrapide.bandcamp.com/

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