La dernière fois que j’ai ressenti cette nervosité si familière, c’était devant un film avec Vincent Macaigne et Louis Garrel. Après un quart d’heure, je ne tenais plus en place. Impossible de regarder les acteurs principaux – les autres non plus, d’ailleurs – de leur accorder un peu d’attention. Il me fallait soudain de l’exagération, du ridicule, de la franchise, de la distance et de la vulgarité mêlée, un peu de chair… il me fallait ma dose de Christian Clavier.
Le soir même, j’ai regardé L’Opération Corned Beef (1991) en VOD et mes scènes préférées de Je vais craquer (1980) : le caméo d’Eddy Mitchell, le licenciement, immense moment de lâcheté joué au cordeau face au grand Jacques Maury et l’engueulade avec Nathalie Baye que j’ai dû voir une bonne vingtaine de fois pour son mélange de drôlerie et de tragique pur. « Tu as raison, pars chez ta mère quelques jours, pour faire le point », dit Clavier d’une voix assurée, paternelle, le ton de celui qui veut reprendre les choses en main, comme un type des années 1950 mais sans la structure sociale pour prendre appui. Baye le regarde alors avec mépris. Il était venu la quitter mais c’est elle qui prend les devants et le plaque après une série d’humiliations qu’elle a endurée au-delà du raisonnable. À ce moment précis, pour peu que l’on possède un cœur et une conscience, on est avec ce crétin, à ses côtés, en frère.
Poils pubiens et saxophone
Tout le monde connaît l’exercice, aujourd’hui si fréquent, qui consiste à jouer au malin en abordant, avec un sérieux exagéré, un sujet réputé futile, en disséquant la pop culture avec des références savantes comme ce lourdaud de Greil Marcus, en transformant le soi-disant « mauvais goût » en guilty pleasure avant de le convertir en « bon goût » officiel. Ce jeu de billard à trois bandes ne rime à rien. On aime ou non, on est touché, intrigué ou pas. Il ne faut jamais chercher bien plus loin.
Ma rencontre avec Clavier a eu lieu avec Les Bronzés, au ski et à la plage. Comme tout le monde, pourrait-on écrire quand on est né avant 1988 (que ce soit dit une bonne fois pour toutes : je pense – et je peux le prouver ! – que le monde a basculé dans le vide en 88, avec Mitterrand II). Ce que l’on appelait la bande du Splendid symbolisait une forme d’insolence et de provocation dans un monde moins fracturé ou, disons, avec des fractures plus évidentes et déchiffrables. Résultat : le Français de la moyenne bourgeoisie partait au Club Med ou aux Deux Alpes et hurlait de rire ensuite en se découvrant parodié à l’écran. Le confort favorise le sens de l’humour. La prose sinistre des révolutionnaires, de ceux qui veulent faire table rase, le prouve.
« Une façon houellebecquienne de cerner, en quelques répliques et une mimique, le fond du désespoir masculin. »
Le maillot de bain trop court pour recouvrir la toison pubienne, le ton faussement décontracté de Jérôme, ce dragueur qui ne ramène personne dans sa case, sa façon grandiloquente de citer Saint-John Perse le cul à l’air (« Azur, nos bêtes sont bondées d’un cri »)… Tout l’art ironique et si français de Clavier, acteur et auteur, est déjà là. Une façon houellebecquienne de cerner, en quelques répliques et une mimique, le fond du désespoir masculin : la pulsion sexuelle envahissante, irrépressible (et d’ailleurs vendue comme produit d’appel au Club Med) et la nécessité de paraître plus malin que l’on est (dans l’espoir de satisfaire la première).
Le personnage typique de Clavier n’a généralement pas de problème matériel. Il est médecin (comme le père de l’acteur) ou cadre, il ne se sent pas plus bête qu’un autre même s’il connaît ses limites et, pourtant, cela ne prend pas. Il finit seul ou mal accompagné. Le parallèle avec les personnages de Houellebecq est pratique (l’adjectif houellebecquien dispense aujourd’hui de bien des précisions) mais pas entièrement juste : les hommes campés par Clavier n’éprouvent pas d’abattement ou de résignation face au monde. Bien au contraire, ils se débattent pour obtenir leur part, même s’il ne s’agit que de miettes éparses sur une toile cirée dégueulasse.
Mon admiration pour Christian Clavier a pourtant démarré avec un autre film que la série des Bronzés : Clara et les chics types (1981), de Jacques Monnet. L’histoire d’une bande d’amis qui approchent de la trentaine et tentent de vivre en échappant aux responsabilités de plus en plus envahissantes. « Comédie générationnelle », « passage à l’âge adulte »… on connaît le refrain. Sauf qu’ici, ce n’est pas Guillaume Canet qui écrit mais Jean-Loup Dabadie. L’atmosphère unique du film, une comédie lestée par la mélancolie de ses protagonistes, doit énormément à ce génie. Pas de morceaux de bravoure ni de grandes scènes dans Clara et les chics types mais un flux continu animé par les courants contraires des joies et des désillusions. La bande (Thierry Lhermitte, Daniel Auteuil, Christophe Bourseiller, Josiane Balasko, Marianne Sergent et Clavier bien sûr) forme un groupe, les Why Notes, au look de Roxy Music de l’Isère (le film se déroule à Grenoble) avec des morceaux pop-glam-prog signés Michel Jonasz. Christian Clavier joue un prothésiste dentaire dont les affaires marchent bien (« je suis débordé, tous les gens veulent leurs dents pour partir en vacances »). Il est aussi le saxophoniste des Why Notes. Surtout, il vit avec la plantureuse Marianne Sergent. Dans Clara et les chics types naît un archétype qui rythmera toute la carrière du grand Christian : le type en couple avec une fille plus libérée et charismatique que lui. Il vit sur la défensive, à l’affût des anciens amants (dans le film de Monnet, il s’agit d’un Chinois spécialiste de l’acupuncture verbale, « les mots sont des aiguilles, les aiguilles sont des mots ») comme des nouveaux prétendants. Le schéma reviendra dès les premières minutes de Twist again à Moscou, par exemple. Clavier est royal dans ce registre. Pour comprendre pleinement cette forme de folie, il faut avoir lu La Prisonnière de Marcel Proust et vu Christian Clavier regarder le Chinois acupuncteur du coin de l’œil.
Quelque temps après Clara et les chics types, la télévision française a diffusé Je vais craquer de François Leterrier (acteur principal d’Un condamné à mort s’est échappé, de Robert Bresson qui se tournera ensuite vers la comédie populaire). J’avais douze ans. Mes parents étaient partis dîner chez un ami cardiologue, un homme qui me dira un jour « la première cause de mortalité chez l’homme, c’est la femme, tu crois vraiment que les crises cardiaques viennent d’une mauvaise alimentation ? » Qu’il me soit permis de rendre ici un bref hommage à Yves, que Christian Clavier aurait si bien incarné.
Adaptation de La Course du rat, bande-dessinée signée Gérard Lauzier, Je vais craquer est d’une cruauté inouïe. Clavier y tient le rôle de Jérôme Ozendron, jeune cadre, marié et père de trois enfants, qui croise par hasard un ancien ami, Chris, un branché eighties habitué de chez Régine et Castel. Ozendron compare vite les filles croisées avec Chris et sa vie quotidienne. Il finit par tomber tête la première dans le gouffre qui sépare les deux. Il s’installe dans une chambre de bonne, reprend un vieux projet de roman, sort tous le soirs… (Le motif « je reprends mon roman » est très fréquent chez Clavier, comme une preuve irréfutable d’imbécilité. Et l’expérience nous apprend que c’est assez bien vu.) La scène de drague de la superbe Maureen Kerwin donne le ton de l’ensemble. La belle mondaine allume Clavier (« il y a une éternité que je n’ai pas fait l’amour avec un timide ») puis l’abat d’une réplique dans la nuque : « Cessez de jouer à l’homme, ça ne vous va pas du tout ». Plus tard, elle piétinera même son cadavre : « Tu m’as fait l’amour comme un vrai petit homme, ce soir. » Le film ne dit qu’une chose : ne te raconte pas d’histoire. Et son personnage principal semble lui répondre : « Oui mais que faire d’autre ? » À la fin, Ozendron se retrouve en couple avec Liliane, jouée par Anémone, qu’il a fui durant tout le film. « Je suis bien finalement avec elle, constate-t-il en voix off. Si seulement elle n’avait pas cette gueule. »
Lauzier, l’homme qui, avec le philosophe Michel Clouscard, avait pressenti avant tout le monde l’engrenage fatal entre le libéralisme économique et celui des mœurs, tire à vue sans faire de prisonnier. Clavier ajoute au carnage la touche d’humanité qui rend l’ensemble encore plus dévastateur. La paire Leterrier-Clavier récidivera un an après, sur le même canevas mais en moins radical, avec Les Babas cool (titre d’origine Quand tu seras débloqué, fais-moi signe) : Antoine Bonfils tombe en panne sur une route de Provence, il demande alors de l’aide à une communauté de hippie installée non loin. La liberté sexuelle du groupe bouleverse la vie de Bonfils, VRP en électroménager.
Dans ces deux films, Clavier est parfait. Son physique résume le trentenaire dynamique et paumé des années 1980. Daniel Auteuil, à la même époque, donnera, dans un registre similaire, quelques excellents films comme T’empêches tout le monde de dormir – phrase adressée à sa bite… – ou Que les gros salaires lèvent le doigt : corps mince et sans muscle, visage maigre et sans laideur, cheveux légèrement négligés mais jamais trop longs, une coupe qui marque la frontière de plus en plus floue mais encore existante entre la bourgeoisie et la bohème… Un stade de la vie et une époque incarnés en un seul homme, l’équivalent du chauve à lunettes d’aujourd’hui. Et puis, il y a l’atout majeur, la carte maîtresse de Christian Clavier : sa voix. On entend souvent parler de ses grimaces, de son agitation à la De Funès mais elles viendront dans un second temps. Dans la première partie de sa carrière, Clavier est avant tout une voix. Des intonations toujours justes, des accélérations qui trahissent l’angoisse du personnage, des ralentissements qui singent une certaine idée de la virilité… C’est de haute volée, la voix d’un vrai con. Car toute la grandeur d’un acteur comique tient dans ce tour de force : donner une tête, un corps et une voix à un con. De Funès raillait le con orgueilleux, Bourvil le con gentil, Jean Poiret (sans doute le plus proche de Clavier) le con cynique, Marielle, le con dynamique, Jean Lefebvre, le con apathique… Clavier, lui, incarne le con ridicule ou, plus exactement, le con que la peur du ridicule rend encore plus ridicule. Un con post-moderne, un con à la fois libéré et corseté par sa prétendue liberté et ses droits inaliénables, un con comme nous.
« Christian Clavier est un con post-moderne. »
Faire rire à tout prix
Christian Clavier place la comédie au plus haut. Sans doute est-ce pour cette raison qu’il n’a jamais caché son admiration pour les grands anciens comme Jacqueline Maillan, Jean Poiret ou encore l’immense Jacques François présent dans plusieurs films du Splendid et de Clavier solo (prestation grandiose dans L’Opération Corned Beef, au fait.) Même s’il a fait quelques tentatives dramatiques (Les Misérables, ou Napoléon…), il sait que rien ne peut rivaliser avec le registre comique car ce dernier ouvre toujours une porte vers la tragédie alors que l’inverse est beaucoup plus rare et factice. Toute la différence avec des acteurs comme Kad Merad ou Jean Dujardin tient dans cette phrase. Ces deux-là ont, au fond, le secret espoir d’interpréter un « papa touchant », un « homme à la dérive avec ses failles », un « alcoolique repenti qui veut reconquérir sa femme » et quand ils reviennent à la gaudriole, c’est par dépit, parce que le drame n’a pas voulu d’eux, parce qu’il faut bien vivre, alors retour au turbin. Christian Clavier est d’un tout autre bois, il ferait tout pour arracher un rire – récompense suprême ! – au spectateur.
Avec Clavier, se dessine un tableau réaliste que l’on pourrait intituler Les années 1970 et leurs conséquences en France.
Je me souviens d’une séance de 20 heures pour le film On ne choisit pas sa famille (2011), sa seule réalisation. La sauce ne prenait pas. Clavier se démenait : hystérie, répliques vachardes, situations ridicules… rien à faire. Au mieux, on souriait mollement. Alors, il a passé la surmultipliée, encore plus de grimaces, d’envolées. Mais toujours rien. Et puis, soudain, après avoir épuisé toutes les ficelles possibles, le coup de génie : dans une scène d’engueulade, il se met à insulter brièvement un singe qui traîne là (l’histoire se déroule dans un cadre exotique). Le rire s’est pointé et m’a submergé. Le mal au ventre, les larmes… tout. Il avait fini par gagner, in extremis certes, mais sans contestation possible. Le film n’a pas marché mais c’est la dernière fois que je n’ai pas réussi à contrôler un fou rire au cinéma.
Cet acharnement de l’acteur possède son revers : la caricature. Clavier est prêt à tout pour faire rire et certains films ne sont que le reflet déformé de cette énergie désespérée. Après l’enchaînement Twist again à Moscou (1986), La Vie dissolue de Gérard Floque (1987) et Mes meilleurs copains (1989) s’ouvre la sale période des années 1990 avec de vraies daubes comme La Soif de l’or, les différents Astérix et, une horreur, presque fascinante, Les Anges gardiens… Mais le petit jugement de valeur du critique en chambre doit aussi tenir compte des chiffres : Les Visiteurs ont attiré 14 millions de spectateurs. En 1995, Les Anges gardiens raflent la mise derrière Les trois frères réalisés par Les Inconnus (drôle d’époque, tout de même…), idem pour les différents Astérix. Clavier sait par expérience que le lien avec le public peut se distendre mais que le plus important est de ne jamais le négliger, de ne pas poser à l’artiste maudit ou incompris. Le plus important est de faire rire, quel que soit Le Prix à payer (titre d’un film atroce de 2007, signé Alexandra Leclère, retenez son nom et fuyez-la). Tant pis pour la filmographie et la postérité.
De toute façon, et chacun peut s’en apercevoir en visionnant le moindre bout d’interview sur YouTube, il s’en tape. Même le pire des à punks à chien en gare de Montpellier soigne plus son image. « Vous ne m’aimez pas ? Moi non plus, ce n’est pas très grave » semble-t-il dire à chaque journaliste en forçant sur l’ironie et le ton suffisant. Il fait même mieux : il donne, dès qu’il le peut, une bonne raison de le détester encore plus.
Son amitié avec Nicolas Sarkozy (à ce sujet, il faut jeter un œil au film La Sainte Victoire dans lequel il joue un politicien), son installation à Londres pour raisons fiscales ou non, son amitié de jeunesse avec François Hollande… Tout y passe. Et c’est ainsi que Christian est grand. Car pour beaucoup, il personnifie l’homme de droite, patrimonial, égoïste et vénal. On lui reproche d’avoir retourné sa veste depuis le Splendid ou, au mieux, de s’être laissé cannibaliser par ses personnages veules. Mais l’affaire est bien plus subtile : Clavier, enfant de la bourgeoisie, né en 1952, symbolise et incarne mieux que Romain Goupil, mieux que Cohn-Bendit, mieux que tous les autres membres du Splendid, sa génération, ces baby-boomers qui ont façonné cette société en déliquescence. En grand artiste, il en montre les forces (la liberté de ton, la créativité…) et les limites (l’hypocrisie sociale). Un film vient immédiatement à l’esprit, Mes meilleurs copains. Et, pour moi, essentiellement ce dialogue du début, sans doute écrit par Clavier lui-même, qui résume le piège libéral-libertaire en deux lignes. Son ancienne amante lui téléphone, ivre, dans la nuit et lui dit :
– Il paraît que tu es devenu un dentiste bourgeois ?
– Bourgeois, moi ? Non, je suis conventionné. Et puis, j’ai repris mon projet de roman.
Certains tartinent 300 pages d’essai néo-conservateur pour arriver peu ou prou à la même conclusion.
Dans une autre veine, il ne faut pas entièrement négliger À bras ouverts (2017), comédie bancale qui ne tiendrait pas debout sans son acteur principal. Clavier y campe un intellectuel de gauche qui, par calcul promotionnel pour vendre son prochain livre, se déclare prêt à accueillir des Roms chez lui. Il met tout dans ce rôle, à la fois l’ancien idéaliste communiste qu’il fut, le grand bourgeois qu’il est, son mépris du milieu culturel d’aujourd’hui, la folie d’une époque qui cherche la moindre occasion pour exhiber sa générosité et son grand cœur, qui confond en permanence sentiments et esprit de justice… Avec un réalisateur dans l’affaire, on aurait eu un film. Et dans la série des Profs – absolument consternante de bout en bout, calamiteuse –, il se met en pilote automatique (le vieux singe sait bien que ces scenarios ne réclament que 10 % de son talent) pour donner un peu de chair à un soixante-huitard fainéant, resté proche de ses idéaux et de sa consommation de joints de la grande époque. Ainsi, avec Clavier, se dessine un tableau réaliste que l’on pourrait intituler Les années 1970 et leurs conséquences en France.
Mais il est allé encore plus loin avec Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? (12,3 millions d’entrées, il faut parfois redire quelques évidences) et sa suite. Là encore, rien ne tient debout dans ces deux longs-métrages, surtout le second sans aucune colonne vertébrale, à se demander si, à un moment donné, quelqu’un a dit « moteur » ou « coupez ».
Le plus excitant à regarder reste la différence de niveau entre Clavier et les autres acteurs masculins qui jouent ses gendres. Il profite du champ libre pour partir en échappée et franchir un col dans sa carrière : avec son mélange habituel d’observation et d’exagération, il incarne le retraité de province. Soit, dans la France d’aujourd’hui, le patron, le maître à bord, celui qui vote encore, possède les appartements, fait monter les loyers, celui qui fustige le manque d’audace de la jeunesse mais réclame une seconde caution, qui décide, qui tranche, celui qui a le temps d’aller au grand débat de Macron et Philippe pour donner son avis. Personne d’autres que Christian le magnifique ne pouvait s’y coller afin de graver ce personnage pour l’éternité. Et il se paie même le luxe de lui donner de l’épaisseur. Dans une scène, l’un de ses gendres a acheté « un petit-vin-chez-son-caviste-italien » comme le veut la formule quasi talmudique psalmodiée par les gens nés après 1988 (le monde a basculé en 88… vous vous souvenez ?). Le beau-père avale la piquette puis, après une discussion houleuse, ne peut plus se retenir et explose : ce breuvage est tout juste bon à déboucher les sanisettes publiques alors que les trentenaires le dégustent avec des mines d’œnologues ! Non seulement Clavier incarne le retraité tourangeau avec réalisme mais alors qu’il le tourne en ridicule, il trouve le moyen de le venger, de montrer sa supériorité dans un domaine qui ne supporte pas l’approximation : le goût. Le tout avec un scénario que Bud Spencer lui-même aurait trouvé un peu bâclé. Chapeau, maestro.
« Le seul truc vraiment punk à l’époque c’était Le père Noël est une ordure au théâtre. » (Fred Chichin)
Alain et Catherine
C’était un club logé dans un angle mort du XVIIe arrondissement, un lieu indéfinissable vaguement bar à hôtesses si l’on s’en tenait aux manières de la patronne, un peu café-tabac au vu de la clientèle et légèrement boîte de nuit si l’on en croyait les spots du fond de la salle. Bref, il ne fallait pas avoir de plan trop précis pour finir ici. À l’époque, je peux tout simplement dire pour ma défense qu’il était sur mon chemin, tant le parcours « Belle Ferronnière-Club-mon appartement » paraissait aussi immuable que le tracé du chemin de Compostelle. On y entendait parfois quelques titres d’Adriano Celentano et un peu de Début de soirée enchaîné avec Soft Cell. En fin de nuit, la patronne aimait chantonner Julio Iglesias quand la musique avait cessé. « Tu sais, en amour il faut toujours un perdant / j’ai eu la chance de gagner souvent… » Qui écrit d’aussi bons textes aujourd’hui ? Et pourquoi les femmes mûres écoutent-elles de la musique de jeunes ? À moins que ce soit les jeunes qui, en téléchargeant le monde entier comme on aspire un Coca, ont brouillé les pistes ? Je n’en sais rien et ce n’est pas vraiment le sujet.
Un soir dans le XVIIe donc, j’ai fait la connaissance d’Alain. Il venait de Bourg-la-Reine, aimait s’habiller en femme et se présentait ici sous le nom de Catherine ou Cathy. Après quelques verres, nous nous sommes parlés. Un détail m’obsédait : comment choisit-on son prénom féminin ? Comment passe-t-on de Alain à Catherine, et non de Alain à Aline par exemple ? Rend-on hommage à sa maman ? À une chanteuse, une actrice ? (la piste Deneuve me semblait à privilégier dans son cas, une élégance classique, un peu XVIIe arrondissement justement).
– Vous étiez un fan des Demoiselles de Rochefort, c’est ça ?
– Non. C’est pour la fête de Sainte Catherine. En me voyant dans la glace, je me suis dit « celle-là, elle a peu de chance de se marier avant 25 ans ». Et puis, le prénom me va bien, non ? J’ai une tête de Catherine, je trouve.
– C’est casse-gueule comme choix quand même… Dans Le père Noël est une ordure, Clavier joue un travesti qui s’appelle Katia. Tout le monde a dû vous faire la blague.
– Oui, mais…
Et là, pendant vingt minutes au moins, Alain-Catherine m’a expliqué comment il était tombé sur le film, comment il s’était débrouillé pour le revoir plusieurs fois, en famille s’il le fallait, avec sa femme et ses enfants, à cause du personnage de Clavier. Il ne m’a pas dit que son goût venait de là, soyons sérieux, mais il m’a confié qu’il n’avait jamais vraiment vu de meilleure interprétation d’un travesti, que Christian Clavier en faisait le personnage le plus digne du lot. Alain avait raison, je l’ai vérifié ensuite. Katia est jouée avec une sorte de retenue indéfinissable sans jamais tuer pour autant le comique appuyé de ses dialogues. Clavier ne se limite pas à un acteur « sociologique » comme cet article pourrait le laisser croire. Il est capable d’aller bien plus loin.
Près des spots, dans la petite salle du fond, quelqu’un a passé C’est comme ça des Rita Mitsouko. J’ai pensé à une vieille interview de Fred Chichin, lue des années plus tôt, dans laquelle il disait, en gros : « Le punk en France, ce n’était rien, une poignée de types. Le seul truc vraiment punk à l’époque c’était Le père Noël est une ordure au théâtre. » Katia le travelo, sa façon de faire la conversation pour attirer l’attention et rompre la solitude, d’allumer sa cigarette, de prendre un air hautain de grande dame… Quand on a réussi ça, c’est un peu comme quand on a écrit « Clouds Across the Moon » du Rah Band ou « Heartache avenue » des Maisonettes, il n’en faut pas beaucoup plus. La postérité a déjà réservé un siège pour vous. On peut s’arrêter là.
« celui qui fustige le manque d’audace de la jeunesse mais réclame une seconde caution »
C’est beau