Après six albums en vingt ans, Jad Wio revient avec Cadavre Exquis, deux EP déclinés sous forme de maxi vinyles particulièrement réussis. Toujours aussi créatif, le groupe a ressorti sa légendaire boîte à rythmes TR-707, son clavier analogique SH-101 et en a profité pour dépoussiérer de surprenants instruments comme des ondes Martenot, de grands orgues ou encore de la flûte traversière. Interview.
Avec Cadavre Exquis, Denis Bortek et Christophe Kbye nous replongent dans un univers fantastique, peuplé de personnages fictifs ou réels. Ajoutez à cela leurs riffs électrisants, la voix plus que jamais hypnotique de Denis Bortek et découvrez ces titres aussi inspirés que magnifiquement Jadwioesque. Glam rock, rock gothique, électro rock, batcave ? Qu’importe. L’essentiel est ailleurs, et le groupe, toujours inclassable. Trente ans après l’avoir interviewé lors des Francofolies de Montréal, je retrouve Denis Bortek, plus lumineux que jamais. Bienvenue.
Depuis plus de vingt ans, vous enregistrez vos albums dans l’auditorium de Saint-Ouen d’Ilan Sberro et vous qualifiez cet endroit de « laboratoire. » Comparez-vous votre musique à de la chimie ?
Denis Bortek : Oui j’aime bien cette expression de « laboratoire », il y a moyen de créer, de prendre son temps, avec, effectivement, un peu de chimie. Cet endroit est extrêmement important pour moi, nous y avons enregistré tous nos derniers albums et si je ne l’avais pas, j’aurais du mal à poursuivre. C’est ma deuxième maison.
C’est la première fois que vous avez trouvé le titre d’un disque avant ses chansons. Qu’est-ce que ça change dans le processus de création et pourquoi ce titre ?
Denis Bortek : Ça me donne une ligne directrice. C’est important pour moi de savoir où je vais, d’envisager les albums dans leur globalité. Ça a été le cas pour Contact, Fleur de Métal, Monstre-toi… Tous nos albums ont été écrits avec cette démarche-là. Ils gravitent autour d’un seul thème, que nous alimentons ensuite de douze, treize chansons. Le titre Cadavre Exquis est venu par analogie. Kbye m’a proposé de faire un « dernier album » il y a trois ans. On n’en avait pas fait depuis 2007. En concert, le public attend nos tubes, nos morceaux du début, alors je me disais que ce n’était pas forcément nécessaire de faire du neuf. Mais quand il m’a parlé de « dernier » album, j’y ai associé la mort, les cadavres, et le titre était trouvé : Cadavre Exquis. C’est surréaliste, j’aime bien. Ma famille me demande souvent « Mais Denis, tu ne peux pas faire des albums plus lumineux parfois ? » mais pour moi, ça l’est. Je suis gothique en fait !
Y a-t-il des titres qui ont été écrits avec cette méthode du cadavre exquis?
Denis Bortek : Oui, avec Christophe on fonctionne comme ça. Une fois que j’ai mon riff, je sais que lui va être très efficace pour trouver une suite impeccable. Ensuite on se retrouve, on a un riff A et B, et on crée un pont ensemble. Le cadavre exquis peut aussi s’appliquer musicalement, et on le fait souvent.
Comment avez-vous séparé les 13 chansons sur les 2 EP?
Denis Bortek : On improvise beaucoup. On joue et on voit ce qui se passe. On garde ou on met de côté. Au moins une ou deux chansons sont mises de côté à chacun de nos albums. Quand on a écrit les six chansons du premier EP, nous n’avions pas du tout celles du second. On avait d’abord l’idée d’un album, mais finalement la réalisation d’EP nous a davantage plu car on pouvait faire des morceaux de six minutes, d’où le « Extended Play ». D’ailleurs, au début de notre carrière, nous avions commencé par sortir des EP avec nos deux premiers labels. Mais nous venons tout juste de sortir ces deux EP réunis sous format CD, car beaucoup de gens nous le demandaient. Alors maintenant, Cadavre Exquis existe aussi en CD.
Pourquoi avez-vous décidé d’auto-produire ces deux EP ?
Denis Bortek : Nous n’avions plus envie de travailler avec une maison de disques. Le côté confidentiel nous va bien, on a beaucoup plus de liberté et moins de pression. Ces deux EP et le CD sont seulement en vente via notre site Internet.
« Comme je suis un grand fan du groupe Suicide, j’avais vu qu’on pouvait être un groupe, même à deux ».
Vous avez mis un magnéto à bandes sur les pochettes, quelle en est la symbolique ?
Denis Bortek : Le Revox, c’est notre troisième membre. Normalement nous devrions avoir un batteur, un bassiste… Alors que là, sur le Revox, comme j’utilise des boites à rythmes et des séquenceurs qui remplacent la batterie et la basse, on peut se contenter d’être deux. On travaille comme ça depuis nos tout débuts. Hors de question de faire les Rolling Stones, d’être cinq… non. Comme je suis un grand fan du groupe Suicide, j’avais vu qu’on pouvait être un groupe, même à deux. Et c’est ce qu’on a fait.
D’ailleurs à propos de Suicide, vous surnommez ce magnéto à bandes « Rev », en clin d’œil à Martin Rev.
Denis Bortek : Oui, c’est un clin d’œil car c’est lui qui compose et je l’ai beaucoup écouté.
Vos paroles et votre voix sont indissociables. Qui est né en premier ?
Denis Bortek : La voix. Le goût de chanter. Je repompais les paroles des 45T pour pouvoir les chanter. Je me souviens d’un soir où mes parents sont partis voir Jacques Brel en spectacle et pour une fois, ils ne m’ont pas amené avec eux. J’avais vraiment les boulons. Alors pendant qu’ils étaient au spectacle, j’ai écouté en boucle le 45T d’Amsterdam pour noter toutes les paroles. Quand ils sont revenus je leur ai chanté la chanson… J’étais tout jeune, je devais avoir huit ans, mais j’avais déjà ce goût du chant. Ils m’envoyaient régulièrement en colonie de vacances, de mes cinq à treize ans, et il y avait toujours des radio crochets où je m’inscrivais systématiquement. Je m’y rendais finalement assez rarement car j’étais très timide, mais quand j’y allais, je gagnais toujours.
« Le fait que Boris Bergman refuse de m’écrire un texte m’a donné le coup de pied au cul dont j’avais besoin pour me lancer dans l’écriture. »
L’écriture est arrivée beaucoup plus tard. Sur le premier album, on chantait généralement en anglais. C’est quand on a abordé Contact que je suis passé au français et là, je me suis mis à douter sérieusement de mes capacités d’écriture. Pour la chanson Brilnom brilnom je contacte alors Boris Bergman et je lui demande s’il peut m’écrire un texte sur ce sujet. Il était à Londres sur un tournage, il m’écoute, me dit « très bien, très bien » puis conclut par : « Ecoute, moi j’ai trop de travail, démerde-toi. » Donc je m’y suis mis. A y repenser maintenant, son refus a été le coup de pied au cul dont j’avais besoin pour oser écrire. A la sortie de Contact, j’ai rencontré des personnes du milieu qui parlaient de moi comme un « auteur. » Je ne m’y attendais pas, ça m’a vachement détendu, soulagé, rassuré. […] Puis il y a la réalisation de vidéos. Je me fais aider pour le montage, mais ça me permet de mettre aussi en images mon univers. J’adore ça. J’ai commencé avec mon side project Mr D. & The Fangs pour le titre Rien ne va plus et sur ces EP, j’ai réalisé les clips d’Incandescent et de Solère.
Vous avez déclaré que les paroles d’Incandescent, chanson évoquant l’opium, sont une métaphore pour dire que « le bien-être n’a rien de naturel et que pour le quérir, il faut endurer et souffrir. » N’est-ce pas là une vision judéo-chrétienne du monde ?
Denis Bortek : Forcément. J’ai cet héritage-là. J’ai fait mes deux communions, je suis allé au catéchisme… C’était surtout une manière de voir du monde et de sortir. Personne ne pratiquait chez moi, c’était vraiment ma décision. Un prétexte pour sortir le dimanche, m’échapper un peu. La grasse matinée me barbait et j’étais réveillé le premier. Alors j’allais à la messe, j’aimais bien les rituels. Mais quand je suis arrivé à ma profession de foi, j’ai vraiment considéré la chose en conscience et je me suis dit : « Mais non, je n’ai pas la foi, je ne crois pas. » Mon père m’a répondu : « Arrête de déconner, tout est commandé, tes cadeaux sont là, tais-toi et tu feras ce que tu veux après. » Je n’y suis plus jamais retourné. Mais oui, le bien-être est une quête, ce n’est pas facile, il faut quand même aller le chercher, il ne tombe pas tout seul. Il y a quand même un travail, un effort personnel à faire.
Vous avez dit que vos paroles « vous viennent au gré de vos humeurs et de ce que vous inspire la musique jusqu’à ce que vous ressentiez un petit fil d’or qui va se déplier en comptine ». La comptine ayant une image enfantine, pensez-vous vraiment que vos paroles le soient ?
Denis Bortek : Ah oui, complètement. Je suis un enfant quand je travaille et je noue directement avec cet enfant en moi. Comme ce sont des formats courts et que je n’y parle pas de moi, je compare ça à des comptines.
En 42 ans de carrière on a toujours parlé de Jad Wio comme un groupe subversif. Comment définiriez-vous cet adjectif vous concernant ?
Denis Bortek : J’ai du mal avec l’ordre établi, parce que ce n’est jamais très cohérent et qu’il y a toujours des imperfections. Tout ce qui préside au social et à la société est contraignant. Après, je peux faire avec, j’ai fait des études de lettres, de philosophie, mais l’enfant en moi est hyper frustré. Ça devient subversif dès le moment où l’on choisit un peu plus de poésie. Parce que ça ne correspond pas à la norme et que l’on me l’a toujours reproché. A nos débuts, cela a beaucoup choqué, notamment parce que nous abordions des choses que l’on a tendance à cacher.
Dans Les Amours Jaunes, vous rendez hommage au poète Tristan Corbière qui faisait partie du courant du décadentisme et qui a souffert toute sa vie d’être incompris. Dans French Western, vous évoquez la comédienne Adrienne Lecouvreur dont le public ne voulait voir incarner que des tragédies, et qui est morte empoisonnée. Comment ces deux destins tragiques sont arrivés sous votre plume ?
Denis Bortek : J’aime bien ces destins brisés et les deux ont aussi un côté fantastique. En 1992, on a fait une résidence à Morlaix pour le Cosmic show, et j’ai découvert Corbière grâce à Alain Bouvern qui tenait le Coatelan, un club où plein de groupes français ont joué. C’était un lieu de passage vraiment incroyable. Même si c’était en pleine pampa, le soir, il y avait du monde partout. Alain est mon passeur de Tristan Corbière. Il m’a donné les Amours Jaunes il y a trente ans, et je m’étais toujours dit que j’en ferais quelque chose un jour. J’ai failli le sortir en 2007 sur Sex Magic, mais je n’ai pas trouvé la résolution de la chanson alors je l’ai mise de côté. Et quand on a repris avec Kbye ce projet de « dernier album » comme il dit, qui, d’ailleurs, n’est pas forcément le dernier, il m’a proposé de reprendre ces Amours Jaunes. J’y ai ajouté des parties et c’est sorti.
Pour Adrienne Lecouvreur, je voulais écrire une chanson qui parle des quartiers de Paris et je cherchais des évènements fantastiques liés à l’histoire de cette ville. J’ai ainsi pensé à Adrienne Lecouvreur, et à cette histoire d’Isoré, ce géant qui emmerde tout le monde et qui finit décapité. Pour moi, les deux personnages incarnaient parfaitement ce Paris fantastique.
« Est-ce que j’écoute des nouveaux groupes ? Aucun. Franchement ça ne m’intéresse pas ».
Vous faites un gros clin d’œil aux Kinks, aussi bien musicalement que textuellement, dans Mouse in a cake, une expression que je n’ai jamais entendue. Elle est très imagée mais que signifie-t-elle ?
Denis Bortek : J’aime beaucoup les Kinks. Cette expression est de Ray Davies. La chanson Mouse in a cake est un pot-pourri de phrases tirées de leurs titres. Comme je ne suis pas hyper bon en anglais et que je n’ai pas écrit dans cette langue depuis 2004, je rame un peu. Et puis entre temps, j’ai développé un vrai goût pour notre langue française. Mais j’adore ce groupe, c’était une façon de leur rendre hommage, de jouer au cadavre exquis, de secouer toutes ces phrases ensemble et de voir ce qu’il en tombait.
Vous aviez repris Paint in black des Stones et You’re gonna miss me des 13th Floor Elevators. On vous sent habité par de nombreux groupes iconiques, quels nouveaux groupes écoutez-vous ?
Denis Bortek : Aucun. Franchement ça ne m’intéresse pas. Avec la musique que j’aime qui est celle de mon adolescence et de mon enfance, il y a de quoi écouter des choses durant plusieurs vies. Ce que j’entends actuellement est rarement satisfaisant. Ça arrive, mais j’ai l’impression que ce sont des groupes du moment, que je n’écoute plus plusieurs années après. Je pense aux Strokes par exemple. Ils plaisent le temps d’un album, d’une période, mais ils ne passent pas l’épreuve des ans, comme l’ont fait les groupes de mon enfance et de mon adolescence.
Vous avez déclaré que c’est le groupe Marquis de Sade qui vous a donné le courage de vous lancer.
Denis Bortek : Oui. Déjà, leur nom m’avait tout de suite plu car j’ai lu toute l’œuvre du Marquis de Sade. Puis ils avaient une démarche extrêmement personnelle et audacieuse. C’était nouveau d’entendre ça et cela m’a permis d’oser partager la mienne. Il y avait aussi KaS Product et, dans un autre registre, Taxi Girl.
Dans la reprise de Roxy Music In Every Dream Home a Heartache, que vous sensualisez plus encore que l’originale, Bryan Ferry s’adresse à sa poupée gonflable. Existe-t-il des amours simples ?
Denis Bortek : Cette chanson évoque un féminicide. J’écoutais souvent ce titre qui avait aussi été interprété en duo par Jane Birkin et Bryan ferry. Kbye aime beaucoup faire des reprises. Moi j’aime bien, mais en live. Sinon, ça devient vite un écueil, tout le monde polarise là-dessus, puis on oublie les compos à côté. Donc au début, j’ai refusé de reprendre ce titre, mais comme ces EP se sont écrits en deux ou trois ans, j’ai eu le temps d’y repenser. J’ai fait alors une petite base pour la jouer en live, puis la base a évolué, m’a vraiment plu et je me suis dit qu’on ne pouvait pas ne pas l’intégrer au projet.
A propos de reprises, vous avez d’ailleurs souvent chanté sur scène Russian Roulette de The Lords of the New Church sur scène et ça vous va très bien.
Denis Bortek : Oui, j’aime beaucoup toutes ces chansons-là. Mais il faut les reprendre avec beaucoup de respect. On a d’ailleurs connu Stiv, (NDLR : Stiv Bators, chanteur de The Lords of the New Church) qui habitait à Paris à l’époque et qui était monté sur scène pour chanter Priscilla avec moi, en 1990 à l’Elysée Montmartre. (NDLR : Ce fut la dernière prestation scénique de Stiv Bators avant sa mort.)
Vous avez une inclination prononcée pour un romantisme visuel comme décor personnel. Vos textes parlent toujours d’amours hors normes, que ce soit avec des sorcières, dans l’espace ou des amours amères… Le romantisme est-il toujours torturé selon vous ?
Denis Bortek : Le romantisme est une vision qui idéalise l’amour, et après, quand l’histoire démarre, ça se péte la gueule. Mais en même temps, je ne sais pas faire autrement. C’est comme ça que c’est inscrit en moi. Je ne peux pas échapper à ce truc-là, c’est une image d’Epinal personnelle. C’est beau et j’aime le beau, mais je n’arrive pas à être rationnel par rapport à ça.
A propos d’amour, la chanson Casablanca est acoustique et tendre. Le retour récent sur les terres marocaines de votre naissance semble vous avoir magnifiquement inspiré.
Denis Bortek : Oui, je me sens très bien au Maroc, où je retourne de temps en temps. J’y ai vécu mes quatorze premières années. Je suis arrivé en France adolescent. J’étais décalé, car être hors-sol c’est avoir deux cultures, s’insérer, s’adapter à des codes totalement différents.
Ça a été difficile pour vous ?
Denis Bortek : C’est encore difficile. J’ai un peu de mal avec la réalité, c’est trop brutal pour moi. Par exemple en arrivant en France, je m’en faisais une idée merveilleuse et je n’ai fait que déchanter d’année en année. Finalement, c’était plus libre et plus drôle au Maroc alors que je m’y ennuyais terriblement. Même s’il faisait beau, que je ne connaissais pas l’hiver, que c’était facile, que j’avais plein de copains… mais quel ennui ! Dès que je voyais des livres ou des journaux qui parlaient de la culture pop, ça m’intéressait énormément. Là-bas, j’avais l’impression d’en être privé. Alors j’avais envie d’être d’être ici pour pouvoir en profiter, mais je suis tombé des nues. J’ai trouvé une France en noir et blanc, sous Giscard, il y avait des consignes partout, on n’avait pas le droit de jouer au ballon là, ni là… on n’avait le droit de rien. Quand on était un gosse ou un ado, on ne pouvait rien faire, on était muselés. Il y avait plein de consignes de sécurité de la connerie. Et c’est toujours le cas.
Cette chanson se termine en disant que « tout peut s’ouvrir. Tout nous sourit ». Une très jolie façon de la conclure non ?
Denis Bortek : C’est la réalité. C’est une chanson particulière parce que j’y parle de moi et cela arrive rarement. Je l’ai fait dans L’amour à la hâte et dans celle-ci. Je ne veux pas écrire sur moi. C’est difficile à comprendre parce que souvent, les auteurs parlent d’eux, mais je n’en ai jamais eu envie.
Par pudeur ?
Denis Bortek : Non, par style. Autant évoquer d’autres sujets et y mettre du sien pour les illustrer. Si je parlais de moi dans mes chansons, j’ai l’impression que j’en ferais vite le tour. J’ai bien trop besoin d’aller ailleurs.
Jad Wio // Cadavre Exquis (Autoproduction)
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