Apocalypse, fin de l’Histoire et Révélation : 2012, la grande lessiveuse à majuscules. C’est le quatrième âge, celui où le taureau de la dharma ne tient plus que sur une patte. Quand j’ai rencontré Pacôme Thiellement, "Tous les chevaliers sauvages", son nouveau livre sur le rire, était sur le point de paraître. Je ne l’avais pas lu. Mystique débutant obnubilé par "Lost", j’avais trouvé un prophète à qui tirer la barbe pendant plus d’une heure afin d’exiger l’heure exacte de la fin du monde. Récit d’un martyr.

Kali Yuga ou âge de fer, les initiés s’accordent. Tout se fige et on attend que les planètes s’alignent. Malgré le goût de fin de cycle qu’abritent nos langues de cendres, ces histoires pâteuses s’avalent comme la carte de visite d’un marabout de Barbès. Il faut croire que la transcendance ne passe plus.  Quant à Pacôme Thiellement… « J’apprends beaucoup plus sur moi en lisant les Upanishad que les philosophes français ».
Pourquoi rencontrer un auteur pour un livre que tout le monde a déjà lu, pour une série que tout le monde a déjà vu ? Il me fallait l’interroger absolument. D’abord parce qu’il reste l’un des seuls à savoir titiller l’apathie d’un lecteur de Rock&Folk. Ensuite, parce que Les mêmes yeux que Lost a agi comme un sevrage indispensable à une addiction qui me laisse un été un peu flou. Ca commençait tranquillement, à se réfrigérer le mois d’août à la coldwave et puis… Je ne me souviens que d’épisodes de Lost compulsés trois par trois et de longues dérives à redécouvrir ses articles en écoutant Led Zeppelin. Je me suis rapidement transformé en chaman de parasols.

Les articles de Pacôme Thiellement dans Rock&Folk… Ceux qu’on ne lisait jamais parce qu’on ne les comprenait pas, scellés de références étranges. Hermétique, c’est ça. Ungemuth c’était limite déjà, pour un jeune novice. Seize ans. L’âge où Thiellement commence à écrire, faire ses gammes magiques à la lecture d’Artaud, Nerval, Borges ou le Grand Jeu. Dans tous les sens, du corps astral à la chaîne : Burroughs et Rimbaud, Lautréamont, Roussel. Une ligne surnaturelle s’affirme. Elle se confirme bientôt avec Spectre, revue où il laisse libre cours à son goût de la mise en scène et des mystères, en écrivant sur des sociétés secrètes, des auteurs réels (ou non), des articles pour lesquels il fabrique « un faux occultisme de pacotille ». De 1998 à 2002, Spectre aura vécu sur l’esprit du LOL autant que de l’expérimentation, créée par quelques jeunes gens qui avaient envie d’écrire et d’être publiés. Evidemment ça finit en déchirements et promesses de ne jamais se revoir : destin tragique en huit numéros.

Donc Pacôme Thiellement est en face de moi, dans ce bar où nous discutons le rationalisme et le divin sur de la musique lounge. Il est cravaté et sa barbe de mollah roux éclate de rires énormes. Après avoir abordé le problème des voitures tueuses, convenu que Zappa est une sorte de film gore du rock et passé commande, on se pose une question :

Comment on passe des films d’horreur à la Bhagavad Gita ?

La réponse est claire : Secret Chiefs 3. Le groupe actuel qu’il écoute le plus. Des surf-rockers traditionnalistes tendance parodie de Golden Dawn avaient tout pour l’accrocher. Une certaine inclination vers Tex Avery qui explique sans doute son intérêt pour le gnosticisme des Secret Chiefs ou le shivaïsme du Professeur Choron, plutôt que la magick de Coil.

Surtout, leur leader Trey Spruance balisait son univers de références puissantes : Corbin, Guénon, Nasr, Mircea Eliade et les Ishraqiyun, disciples de Sohrawardi. Du goût pour l’occultisme taquin, presque humoristique, se fait une transition invisible. Pacôme Thiellement est pris à son propre jeu et l’ironie rigole moins. Pas question d’enfiler une toge, de jeter des sorts : il fait route vers l’exégèse, reconnecte les labyrinthes. Il a déjà commencé à les explorer avec Thomas Bertay, à la recherche d’images pour leur série Le Dispositif.  Ils écument les archives, extrayant du magique des arcanes de l’INA. Quand ils découvrent un entretien entre Raymond Abellio, Dominique De roux, Pierre Boutang et Pierre-André Marchand, le flux avalé en une nuit blanche donne vite la fièvre de mettre la main sur quelques volumes épuisés. Boire à même la source indiquée par Trey Spruance.

En lisant Pacôme Thiellement, beaucoup seront pris par une nausée rigolarde, de celle qui pourrait aller d’Aleister Crowley aux témoins de Jeovah. Pour ceux qui rangeraient notre ami au rayon Spiritualité et Bien-être je vais faire ça vite, forcé à la réduction de l’adepte :

– Tant pis pour le récit de la découverte de textes gnostiques, histoire lovecraftienne de frères revenus de vendetta qui au moment d’enterrer l’assassin de leur père dans le désert, buttent sur une jarre étrange…

– Au diable la tradition primordiale dont la source non-humaine conditionne toutes les expressions religieuses, permettant d’affirmer comme le Corpus Hermeticum, « la science est une mais les expressions sont diverses ».

– On ne va pas non plus se risquer sur la tripartition des mondes, la connaissance salvifique, Nerval, le chapelet à 108 grains, le regard parfait et Twin Peaks. Non pas que je me branle de La main gauche de David Lynch, comprenez-moi bien.

Reconfigurer notre regard

Il ne faudrait pas, par matérialisme, manquer qu’il s’agit avant tout d’une histoire d’image. Oui, les images agissent. Elles transforment le monde de l’âme en permanence. Nous vivons saturés de représentations occultes, dans un emmêlement d’œil d’Horus, de croix d’Ankh, de runes et triangles. Quand Pacôme Thiellement me dit que l’occultisme est à l’ésotérisme une sorte de jeu pop, je comprends mieux pourquoi le label Sacred Bones se recycle un symbole ophite pour logo. Puis quand il m’explique que Lost traduit une pensée traditionnelle mais se manifeste par une imagerie occultiste, je sais que je ne peux plus reculer.

C’est de notre modernité que vient son amour des manipulations de Lost comme de Borges ou K. Dick, des récits trompeurs. Dans une époque qui n’a jamais été aussi loin de toute révélation, la série fait parts égales entre la tromperie et la foi : « La foi seule, c’est kitsch. La tromperie seule, c’est déprimant ». Pendant quelques années, la vie de Pacôme Thiellement semble avoir été engloutie par Lost, l’obsédant jusqu’au dénouement. Il fallait écrire. « Pour faire le deuil, s’approprier la source de Jacob et répondre à ceux qui n’avaient pas eu leurs réponses ». Parce qu’il lisait René Guénon au même moment et que les connexions étaient immédiates et troublantes, Lost ne semblait pas être autre chose que l’histoire du Roi du Monde.

Lost, un stage d’initiation ?

Après le final episode, les réponses ne m’ont pas manquées. C’est une île qu’il me fallait. Nulle part où s’écraser, le vrai dépit. Alors quand on ne crashe pas, on avale le remède à grandes lampées magiques. Il me conseille de commencer par Guénon, « un filtre puissant » pour se dervicher la tête. Guénon c’est l’homme en blanc, qu’on pourrait opposer à son doppleganger maléfique Julius Evola, multiplicateur d’appels au grabuge et d’alliances dangereuses. Je suis fasciné par ce binôme un peu Star Wars mystique, qui nous joue la sagesse spirituelle contre le chaos politique, Vishnou vs Shiva, Jacob contre l’homme sans nom. Yin et Yang ? Voilà. Thé ou Café… Si vous voulez, mais… Guénon était lu des surréalistes à l’Action française en passant par Le Grand jeu et Artaud, tous ces grands brûlés du passage à la pratique.

Vous vous sentez perdus entre les pubs, les tracts, les communications d’un siècle enténébré ? La course de désorientation vous accueille dans le Kali Yuga. En pleine vacance de l’expression divine, mon guide me fait bien comprendre qu’il ne serait pas raisonnable de faire confiance à un groupe, un gourou ou n’importe quel Charles Manson providentiel. Comment tout recomposer en détruisant cet Occident d’images incontrôlées ? J’ai l’impression qu’entre Tiqqun et Genesis P. Orridge ou Hakim Bey, Pacôme Thiellement m’indique la même direction. Rallier un Orient que Sohrawardi savait déjà symbolique et intérieur. A ce titre, Les mêmes yeux que Lost ne parle que d’Orientation. La recherche de cette petite voix qui te dit où aller, pour contrecarrer une volonté de plus en plus impuissante. Elle part de la croyance sincère de Thiellement dans les blessures qu’une image peut infliger. Ca aidera tous ceux qui se maintiennent dans la gangue sonore de leurs écouteurs, se reprogramment entre Tumblr et mixtapes, dans le cut-up permanent des internets. Relier les points pour changer la donne, trouver des boussoles dans des vinyles, des films. Y mettre une confiance suffisante pour conditionner l’expérience : être orienté. Pour naviguer sur les parallèles esthétiques jusqu’à un Orient divin. Son principe, issu de l’ésotérique musulmane, c’est l’aller-retour permanent entre l’exégèse de toutes les révélations et la rédaction de son propre récit de vie. A chaque fois qu’une révélation se fait, sa force ne tarde pas à se refermer, débutant le temps de l’exégèse qui une fois terminée, réclame une nouvelle révélation. Aller de chocs en chocs, chercher les flashs et colmater le tout à l’écriture pour en faire une existence ?

Je suis déboussolé. Dans le bar, le soi-disant principe de réalité continue de s’imposer. Le volume sonore de sa radio atroce augmente. Je flippe et voit des signes partout. J’ai des questions qui me viennent à l’esprit et disparaissent aussitôt. Nietzsche et Lost ? Les Pixies et l’effondrement de Jack Shephard ou Tyler Durden ? Lui me parle de transformation, de purification et d’ouvrir les perspectives. Il en vient aux principes immuables, à la ligne claire qu’on traite au marteau pour la faire voler en éclats et regarder le monde de milles yeux différents. J’ai trouvé ça pas mal. « L ’Art n’a importance que dans la mesure où il nous aide concrètement dans nos vies ».

En réécoutant la piste audio de mes questions invertébrées, j’entends Pacôme Thiellement m’expliquer encore patiemment. On parle du mystérieux frère de René Daumal. On parle de Dominique De Roux, l’énigme à toute allure qui s’est tournée vers tout le monde partout, Gombrowicz, Lovecraft, Pound, Massignon. Une période hallucinante dans laquelle cet homme des années 70, impeccable jusqu’à la plus élémentaire particule, pouvait se préoccuper de la conscience. Maintenant qu’il nous est difficile de trouver un bon tailleur, on a fait quelques pas en arrière du côté de nos corps. En ce temps là, des Cahiers de l’Herne à la revue Atlantis, l’ésotérisme frisait le L.S.D de droite.

J’ai mis le temps à écrire cet article et j’ai trouvé mon dénouement il y a quelques semaines. Pacôme Thiellement était sur le plateau de Ce soir ou Jamais pour Tous les chevaliers sauvages. Ses interventions semblaient glisser d’insupportables quenelles métaphysiques à base de malédiction Hopi et de castes indiennes, suscitant chez de sérieux analystes quelques ricanements, comme des pointes émoussées. Des djinns qui s’étranglaient dans leurs cravates, pendant que Thiellement alignait : le rire apocalyptique, Hara-Kiri ou la voie de la mort et du samouraï… Moi je pensais à ce qu’il avait dit juste avant de prendre la parole pour rappeler l’économie aux traditions immémoriales : « Les signes étaient nombreux mais vous n’écoutiez pas ».

Pacôme Thiellement // Tous les chevaliers sauvages // Philippe Rey

10 commentaires

  1. Je suis plutôt d’accord avec Christophe en fait, je n’ai jamais rien compris à tout ce patacaisse de pataphysique; sur ce genre de sujets auxquels j’entrave que dalle, j’ai toujours tendance à me dire que je suis trop limité intellectuellement pour comprendre les notions… voyons donc si une fange de lecteurs est intéressé par le sujet.

  2. Il s’agit de gnose, donc d’un savoir secret qui ne sera transmis par initiation qu’à ceux qui…. le méritent en quelque sorte.
    C’est un terrain que je n’aime pas trop, surtout quand ça part dans la trinité Guénon / Eliade / Evola (tous cités ici) pour finir par cette utilisation de la chère expression Dieudonnesque « glisser des quenelles ».

  3. Alors en terme de branlette référencée psycho mystico littéraire ça se pose là. Le pb c,est que l’intelligence ne souffre pas de se rendre intelligible sous peine de prendre les gens pour des cons. Je pense surtout qu’il n’y a pas grand chose à comprendre. C’est un amas de références resservies à la sauce chui un intellectuel qui se regarde écrire, c’est de l’épate pour étudiant de première année

  4. Non c’est cool, il fallait quelqu’un pour faire l’exégèse foutraque de la sous culture de notre temps, mélanger les trois livres deux séries qu’il ingurgite dans les mêmes sessions, j’ai plutôt un bon souvenir de Economie Eskimo. Après je suis plus dubitatif sur ses lectures de Guenon mais son dernier livre a priori ne parle pas de ça.

  5. Il me semble que les références Guénon / Eliade / Evola sont citées pour être expliquées, sans autre parti-pris me semble-t-il pour Guénon dont il est rappelé qu’il « était lu des surréalistes à l’Action française »…
    J’ai tendance moi aussi à voir la même aura de bêtise dieudonnesque quand je lis ou entends désormais l’expression « « glisser des quenelles » » mais peut-on vraiment supposer cet héritage dès qu’elle est employée?

    Bel article sur Thiellement je trouve, qui ose une perspective critique d’un digne niveau (tout en péchant du même « léger » hermétisme dont je suis personnellement amateur et que je trouve joliment équilibré mais cela peut en effrayer malheureusement beaucoup que ça aurait quant même pu intéresser), et qui vaudra peut-être à son auteur s’il le souhaitait de se fermer les portes de l’équipe enthousiaste de Chronic’art. Parenthèse peut-être imbécile mise à part, en plus d’une perspective critique c’est aussi une forme d’hommage, ce qui me plait d’autant plus, péché d’identification oblige, car on peut à la fois ne pas toujours être d’accord avec Monsieur Thiellement, voire s’agacer de ses réflexes de style et de pensée de système(s), et se réjouir qu’il soit là pour dire ce qu’il à à dire, avec une certaine force de poésie et les perspectives qu’il nous indique et nous laisse libre d’explorer, tout en envisageant que lui, ou surtout nous, à la fin des fins, nous trompons peut-être… ou sans doute.

  6. « La foi seule, c’est kitsch. La tromperie seule, c’est déprimant »
    C’est définitif, l’esthétique (sic lol) qu’il nous faut. Ni illusions lyriques ni illusions anti-lyriques. Du sacré et de l’irrévérence. Une foi solide, striée d’éclairs de dérision, ou le contraire. Danser sur le toit de l’enfer en regardant les fleurs. Le non-savoir, pas une tête qui dépasse, mais bien tempéré. et le TAO : « connais le masculin, adhère au féminin, sois le ravin du monde. »

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