« Le réalisme hystérique, écrit James Wood, sait mille choses et ne connaît pas un seul être humain ». Et si, chez un songwriter, la palette des sentiments humains dépassait de loin celle de l'artiste ou des personnages ? En marge des Fiery Furnaces, Eleanor Friedberger donne quelques éléments de réponse. Et pas forcément ceux qu’on croit.

Oh, on la connaît, elle est toujours un peu ailleurs, yeux sur l’horizon, sourire rêveur, on lui touche l’épaule, on demande « ça va ? » et elle commence à raconter sa journée et les milles détails qui font de son aventure un tableau majestueux : le disque phosphorescent de Sparks, les hauts de chaussettes blanches, la banquette arrière du taxi ; tout devient séduisant et plein de vie, même si l’anecdote n’a finalement pas de cohérence ni de sens. En 2011, quelque chose d’extraordinaire est sur le point de se passer, d’autant plus qu’on est à New York : ‘’Last Summer’’, premier album solo de Eleanor Friedberger, est un véritable écho au ‘’Stories from the City, Stories from the Sea’’ de PJ Harvey. L’ode à la ville, l’envie de métamorphose, les rencontres et les séparations, tout est consigné en quelques entrées dans son journal intime.

Quelques années plus tard, après le retour bref dans False Alphabet City et ses quartiers si connus et qui maintenant n’existent plus vraiment, c’est le nouvel album ‘’New View’’ qui permet à Eleanor de continuer à exprimer un nouveau point de vue, encore new-yorkais, à travers une nouvelle référence : les deux films de Noah Baumbach sortis cette année, While We’re Young et Mistress America. Là, on n’est plus tellement jeune (« j’aurais dû commencer plus tôt », avoue-t-elle), on est écrasé par le montant du loyer et déconcerté par ce que des gamins écoutent aujourd’hui, on sort de ce tourbillon de connaissances encore plus seul et on a l’impression que la chance qui gardait jusqu’ici dans l’état du mouvement perpétuel, commence à nous jouer un mauvais tour. On garde la frange et une veste en jean, mais on dit adieu au pull géométrique et des séances photo branchés. Adieu aux samplers et mesures étranges : quant on joue une ballade avec un truisme comme Never is long time en tant que refrain, on ne peut compter que sur sa guitare et la timbre et la conviction de sa propre voix.

Tout à coup, la province ne semble plus si ennuyante. On a tout le temps nécessaire pour combler les trous dans la discographie de Harry Nilsson et de Neil Young, pour réécouter ses propres enregistrements. On n’est plus stressé par son frère qui est (ou était) bizarre et génial ; on n’est plus forcément reconnue comme « la moitié raisonnable » de Fiery Furnaces. On n’est pas non plus stressé par ses propres ambitions, ‘’Personal Record’’ (alors ce titre paraissait une heureuse trouvaille, maintenant il risque d’être prophétique) est passé par là. Hélas le dernier en date, ‘’New View’’, porte mal son nom : son regard est trop tourné vers l’arrière, et au lieu de la vitalité il y a maintenant l’indécision et le désarroi quant au futur. On peut toujours passer une journée en zigzaguant dans la ville avec une ancienne flamme et ce sera un croquis charmant dans le journal, mais on n’en fera rien de véritablement décisif. Quoique ce fût, c’est fini maintenant. Et la palette des sentiments humains dont il était question plus haut s’est désormais rétrécie au point d’être aussi petite que celle de l’artiste. Et si on la croise par hasard et qu’on lui demande « ça va ? », Eleanor vous répondra désormais que « ouais, tu sais, ça va ».

Eleanor Friedberger // New View // Frenchkiss Records
http://www.eleanorfriedberger.com/

https://www.youtube.com/watch?v=1Dj0s16RMa0]

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