Sean Ragon est un forcené de l'activisme. Mais le nouvel album de Cult of Youth, « Love Will Prevail », prouve aussi que Brooklyn n'est pas encore totalement déshumanisé.

Après une longue carrière lo-fi dans les années 90 au sein de Love as Laughter (le groupe finira chez Sub Pop), Sean passe à la guitare sur un EP de Wreckage en 2004, au plus fort du revival hardcore 80’s. Quatre ans plus tard, ses chansons acoustiques sortent enfin du placard grâce au label new-yorkais DAIS. La sauce néo-folk de Cult of Youth, mélangée à la fraîcheur du punk, finit par prendre malgré l’océan de synthés qui l’entoure. Et ce premier album (qui conclut trois autoproductions) va le propulser sur le catalogue Sacred Bones, comme vous avez pu le lire ici voilà quelques mois.
Parallèlement, Sean, bien que frayant avec les loups, reste profondément humaniste. Il monte son propre label, Blind Prophet, et en plus d’aider les potes, lorgne vers la vieille Europe en popularisant des gens dérangés comme Mueran Humanos ou Art Abscons. « Love Will Prevail » est son troisième disque. Dans un style western désormais assumé, en utilisant cuivres, violons ou guitares électriques, le groupe désormais quatuor propulse le son au-delà du carcan industriel. Un condensé de ce que donne la passion DIY au pays de la liberté. Les Pogues rencontrent Death in June, et nous poussent à vouloir rencontrer Sean ; ça tombe bien, il est juste en dessous (et en concert à Paris le 26 septembre à l’Espace B).

Gonzaï : Présente-moi ton groupe.

Sean Ragon : Quand le groupe a commencé j’étais tout seul, mais plusieurs amis se sont ajoutés au fil du temps. Après plus de dix ans à enregistrer de la musique dans ma chambre, j’ai sorti un 7″ que j’ai appelé Cult of Youth, et je m’attendais à ce que ce soit un truc sans suite. Je n’aurais jamais, mais vraiment jamais pensé qu’il y aurait eu une demande comme il y en a une aujourd’hui. Ryan et Gibby Miller [ancien frontman de hardcore bostonien (Panic, The Trouble) reconverti dans la techno (Louderbach) et l’indus — NdA] qui s’occupaient de la boutique/label DAIS à Brooklyn m’ont demandé de sortir mon premier album. Juste après, j’ai réussi à réunir un groupe live et nous avons commencé à tourner ! Il y a eu quelques changements de line-up depuis [en 5 ans de temps — NdA] et il y a eu pas mal de disques. Mais finalement, j’ai l’impression de calculer tout ça seulement maintenant !

Tu as déjà été interviewé par des médias européens ?

Absolument, et je leur en suis reconnaissant à chaque fois ! C’est toujours excitant d’atteindre des gens dans des parties distinctes du monde. Maintenant que nous allons enfin faire une tournée en Europe, c’est vraiment excitant d’avoir la chance de rencontrer les gens qui nous soutiennent depuis des années.

« Entre artistes, nous devons nous soutenir parce que la société américaine, elle, ne s’occupe pas de nous. »

Pourquoi ce nom ? Tu te sens proche de la jeunesse d’aujourd’hui ?

Youth of Today était un super groupe ! Haha. En toute sincérité, le nom m’est venu comme ça, un après-midi. Je réfléchissais au concept de jeunesse et comment les gens s’en servaient à la manière d’une possession, qui peut s’acheter et se vendre. Quand les gens ne la possèdent plus, ils la fétichisent à travers d’autres personnes. Mais c’est un don passager, et seuls ceux qui succombent jeunes peuvent atteindre le bienfait de l’éternelle jeunesse. Je me demande toujours : quand vais-je être trop vieux pour avoir le mot «Youth» dans mon nom de groupe ? Je commençais à m’inquiéter quand quelqu’un m’a rappelé que Sonic Youth existait toujours. S’ils peuvent conserver leur nom, moi aussi !

Les jeunes semblent être à fond dans la musique indus et les trucs obscurs.

Ouais, et c’est cool ! J’aimerais avoir 15 ans de moins – j’aurais plein de potes pas encore adultes, hahaha.

Votre musique est un curieux mélange entre punk et néo-folk. D’où vient cette approche ?

Pour être honnête, elle résulte juste de mon histoire personnelle. J’ai joué dans des groupes punks en grandissant, et même si ce n’est pas un groupe punk, cette partie de ma vie sera toujours visible. C’est dans mon sang !

Vous vous écartez un peu de la resucée continuelle du son 80’s. Tu n’es pas un peu saoulé parfois de tous ces groupes et disques interchangeables ?

J’adore la musique et, chaque fois que je crois avoir tout entendu, un truc nouveau arrive et me prouve le contraire. Il y a plus de nouveaux et bons groupes actuellement qu’il n’y en a jamais eu, du moins dans mes souvenirs. C’est une bonne époque pour jouer de la musique !

Il est bien, « Love Will Prevail » ?

Sans hésitation, c’est le meilleur truc que j’ai fait. Je suis content à 100 % de ce disque, et fier de l’avoir écrit. C’est le point culminant de tout ce que j’ai essayé de produire à travers chaque disque de Cult of Youth.

Tu vis à Brooklyn. Il y a toujours autant d’effervescence dans ton quartier ? Des mutations importantes depuis ces dernières années ? Est-ce que la hipsterisation s’est calmée ?

Brooklyn possède un nombre incroyable de bons groupes en ce moment. La scène punk est vibrante, il y a beaucoup de formations industrielles de classe internationale, la minimal synth est toujours au top, le heavy metal est à nouveau cool, et pour la première fois depuis des années, la techno est devenue une forme viable d’expression. Il y a beaucoup de personnalités uniques et de formidables artistes en activité, et le souhait de monter une communauté DIY réalisant un travail important devient plus fort chaque jour. Je suis propriétaire d’un magasin de disques à Brooklyn dans lequel je bosse, donc ma relation avec la scène d’ici est très pratique. En plus du magasin, j’ai aussi monté un studio en arrière-salle — dans lequel j’ai conçu et enregistré le nouvel album de Cult of Youth. On propose des sessions d’enregistrement pas chères et de bonne qualité aux groupes locaux dans le seul but de contribuer à créer quelque chose de positif, qui ferait la différence. La boutique sert aussi à organiser des concerts ou d’autres évènements, comme des discussions autour de la maladie mentale ou de l’abus de substances dans la communauté punk. En tant qu’artiste, je crois fermement qu’il est de mon devoir de soutenir et de combler les besoins des autres artistes. C’est ce qui sépare l’underground du monde de l’indie music, plus centré sur la consommation. Je vois les choses de cette façon : « Quel est le moyen le moins cher de faire les choses tout en ayant assez pour manger ? » Ça m’afflige quand je vois des gens qui pensent l’inverse : « Comment je vais pouvoir gagner le maximum en facturant ça ? » Je refuse de reconnaître le terme « hipster ». Ce mot est un moyen de discréditer la sincérité des gens créatifs aux yeux des gens non-créatifs. Je ne connais personne qui ait une vie facile en étant artiste à New York City. Nous travaillons tous très dur et luttons jour après jour pour continuer à créer, nous devons nous soutenir parce que la société américaine, elle, ne s’occupe pas de nous.

« Un boulot sans perspective, couplé à l’alcoolisme, est une forme lente de suicide. »

Tu crois qu’il est toujours possible de percer dans la musique en restant en dehors des tendances ?

Je me sens incroyablement privilégié et empli d’humilité lorsque quelqu’un décide d’écrire sur moi ou mon groupe. Ceci étant dit, ça n’a pas toujours été le cas. Cult of Youth est resté longtemps démodé et uncool les premières années — et nous le sommes encore pour beaucoup de gens.

Vous avez joué avec Crass. C’était quoi ce concert ?

C’est un peu difficile pour moi de parler de ça. D’un côté, j’étais très impatient de jouer avec le groupe qui a eu le plus d’impact sur moi depuis que je suis gosse. D’un autre, ce n’était pas vraiment Crass. Ça sonnait bien, et j’ai chanté sur quasiment chaque morceau, mais il y avait quelque chose qui n’allait pas dans l’atmosphère de ce concert. Je me suis presque mis à chialer quand j’ai tourné la tête vers le stand où ils vendaient du merchandising. J’ai vu des amis à moi d’un côté de la salle, tellement intoxiqués qu’ils ne pouvaient à peine formuler des phrases complètes, et de l’autre côté il y avait cette table de merchandising avec des prix abusés. Ce n’était pas supposé se passer de cette façon. Crass ne devait jamais devenir un groupe de rock’n’roll typique basé sur le consumérisme. Crass aurait dû être plus fort que ça. Ils représentaient le groupe qui avait transcendé le truc, et qui m’avait incité à faire la même chose. J’étais vraiment abattu et ne pouvais pas me résoudre à relativiser la futilité de la situation. Heureusement, quelques mois plus tard, j’ai eu l’opportunité de me rendre à un vernissage de Gee Voucher [ex-directrice artistique de Crass — NdA] et j’ai pu parler avec elle du groupe, de la vie à la Dial house [maison communautaire située dans l’Essex, Angleterre — NdA], et tout ce qu’il y avait derrière. Elle est belle et très inspirante, et pour moi, elle a complètement ravivé la magie du truc.

Vous avez un morceau appelé Eihwaz [treizième lettre du Futhark, un alphabet runique — NdA]. Dans quelle mesure t’intéresses-tu aux civilisations anciennes ? Tu es aussi branché occultisme, j’imagine ?

Ma relation avec l’histoire est plus émotionnelle qu’intellectuelle. J’ai toujours dessiné des runes, depuis que je suis gamin, et j’ai commencé à les décrypter. J’ai eu la chance de ne pas avoir reçu une éducation chrétienne, donc je pense que j’étais plus ouvert, plus capable d’accepter les religions de mes ancêtres sans préjugés. J’ai aussi développé un intérêt pour l’occulte depuis l’adolescence. Je ne considère pas les runes comme une chose occulte, mais plus comme des artefacts religieux — même si je les ai sûrement utilisé dans des buts occultes. C’est une chose qui joue davantage un rôle dans ma vie personnelle que dans mon art. Je considère la magie comme un outil. Je n’irai jamais chanter des trucs magick, je trouverais ça prétentieux — et ça pourrait même devenir comique si c’était mal exécuté !

À ce propos, est-ce que tu trouves que le Death in June actuel est toujours pertinent ?

Death in June est un groupe vraiment unique et spécial, Douglas est un compositeur prodigieux. Il possède cette habileté à stimuler l’imagination comme personne et anime l’esprit à travers ses chansons. Sans prêter attention à tous les imitateurs qui ont copié son son, ses morceaux sont toujours aussi bons. Purement et simplement. Je veux dire, pense un peu à ça : combien de groupes ont copié Discharge ? Est-ce que ça les déprécie ? Pas du tout !

Dans New West, tu chantes que « les valeurs d’un homme ne peuvent jamais changer ». Tu y crois ? C’est important d’avoir du sens ?

Ce n’est pas le texte complet. Les paroles sont : « The values of a man can never change/he yields them when he speaks his lover’s name » [il les cède quand il prononce le nom de sa maîtresse]. C’est un constat à propos du fait que les hommes ont tendance à trahir leurs valeurs au nom de l’amour. Leurs valeurs ne changent pas, elles sont seulement mises de côté. Nos chansons ne possèdent aucune signification. Seul le processus de création a un sens.

Tu considères ton groupe comme engagé, artistiquement et politiquement ?

Je ne peux pas parler au nom des autres membres, mais je suis personnellement très actif et engagé envers ma communauté, à la fois au niveau régional et culturel. Je suis une personne très ouverte d’esprit et, pour moi, les politiques — de gauche ou de droite — sont les outils des gens fermés d’esprit. J’agis en fonction de mes propres besoins, des besoins de ceux que j’aime, des besoins de ma communauté, et en fonction de ce que je considère comme éthiquement sain. J’ai des valeurs et des principes, et je placerai tout le temps l’éthique et la dignité au-dessus de l’argent et du consumérisme.

Tu lis quoi en ce moment ?

Malheureusement, je n’ai plus beaucoup de temps pour lire. Je travaille sept jours sur sept et plus de dix heures par jour. Tout le temps qu’il me reste, je le passe avec ma copine. Autant j’aimerais me plonger dans un bon livre de temps à autre, autant la vie réelle et les gens réels passeront toujours en premier !

C’est quoi le dernier film que tu as aimé ?

Mes goûts en cinéma sont très terre-à-terre et sans prétentions intellectuelles. J’apprécie les comédies épouvantables et les films d’action. Je suis, après tout, un Américain. Ha !

Un dernier mot ?

N’écoute pas les foules. Rejette ton destin s’il est mauvais ou insupportable. Tu es la seule personne qui puisse améliorer ton futur. La politique est l’arme des faibles qui aiment pointer du doigt. L’argent est un outil, mais peut aussi se révéler une fausse idole. Un boulot sans perspective, couplé à l’alcoolisme, est une forme lente de suicide. Ceux qui portent leur éthique en étendard ont quelque chose à cacher.

Cult of Youth // « Love Will Prevail » // Sacred Bones (Differ-Ant)
https://www.facebook.com/cultofyouth

En concert à l’Espace B le 26 septembre.

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