Son disque "Isle of You" devait annoncer l'été délocalisé et marquer un nouveau point sur la google map des artistes signés chez Pan European. À la place, il ne verra la lumière du jour qu'une fois la saison des feuilles mortes revenue, la faute à des médias fainéants pas — encore — emballés par sa pop mutante. Dans le décalage horaire des promotions donc, "Isle of You" sera une carte postale de l’île en cœur avec le timbre de la diva Sir Alice. Un mirage prémonitoire dont on décèlera les résonances plus tard, mais dont on peut tâter le pouls dès maintenant.

Contrairement à l’héroïne de Lewis, Alice la belle bizarre n’a rien d’une blondinette venue là par hasard. Ici et là, et don d’ubiquité oblige, Alice enchaîne. Pour faire échos aux corps au pluriel, reprenons Louis Henri de la Rochefoucauld, l’auteur de Les Vies Lewis : pourquoi, dans une biographie, parle-t-on d’une seule vie ? Tout comme pléthore d’artistes qui se trouvent, de près (Judah Warsky) ou de pas très loin (Juan Trip, Guido…) liés au label Pan European, Sir Alice possède un CV officieux qui déborde d’étapes (elle reste la seule à avoir sa bio — incomplète — sur Wikipedia), et ce avec le titre Sir en haut de la page jusqu’à la marge.
Du groupe punk à quatorze piges à Viva & The Diva, de l’enfant bricoleuse à la chercheuse à l’IRCAM, de l’expérience du strip-tease à dix-neuf berges aux performances mondiales, de l’écriture pour des défilés de mode à celle d’un morceau pour Luce (!) (« limite méprisante, à peine bonjour »), de la rencontre avec One Little Indian — le label de Sugarcubes, donc de Björk — à la signature chez TigerSushi, de l’art contemporain au soundwalk, de Nouvelle Vague à « Isle of You »un nouveau pas, un nouveau pan. Un post-summer of love du coup, et ça tombe bien ; le disque a des relents plus calmos que chaos. Michael Gira, pour son énième projet Angels Of Light – du folk, de l’anti-folk ou du post-folk, on ne sait plus très bien — décrivait à l’époque son affaire comme quelque chose qui ressemblerait à une douche froide après le coït — ici maintenant reprenons l’image explicite de Gira. Et prenons place, après une longue course-poursuite dans le métro pour trouver l’îlot sur lequel s’échouer, palmiers imaginaires pour s’abriter du ciel dont tombent des cordes dissonantes. Alice revient du Printemps de Bourges, la dernière fois nous nous étions arrêtés sur le Ker (elle lui donne la réplique sur le morceau Héra), une fois la marée basse.

©Les Monstres

Après avoir soufflé sur des états d’âme touffus tout flamme, Sir Alice me raconte son parcours. Son envie, enfant, de faire dans l’humanitaire, son escapade à Londres à 19 ans, son admiration pour Shoenberg et Pierrot Lunaire, le cabaret, Courtney Love, l’IRCAM. Elle taille entre deux amours un costard à Émilie Simon, puis ouvre des parenthèses, dessine des points de suspension tous azimuts. Débit giga-rapide, focales de flous de paroles à même les lignes, mais surtout, surtout, une exaltation phagocyteuse (sic) et une pléiade de sics justement qu’on n’ajoute pas entre parenthèses à l’oral. On prend la température, on parle de ces hommes qui s’obstinent à jouer les pygmalions : « Et pourquoi ce serait pas moi à la place de Gainsbourg hein ? » Et cette suggestion d’inverser un peu la vapeur, toi, ça te plairait artistiquement de prendre un mâle sous ton aile ? « Peut-être qu’arrivée à 50 ans, je m’occuperai de mecs de 20, haha ! »

Control freakette

Pour « Isle of You », Alice a tout contrôlé, tout décidé. Qui dit Pan European dit voyages voyages ; le commandant de bord Arthur Peschaud fait escale en Corse et enferme son égérie — seule fille du label — dans une chambrette. La fine équipe s’abreuve de Myrte et d’air frais « qui requinque même les gueules de bois » — pour le reste, les buissons s’en souviennent. Pro Tools en main et c’est parti pour schématiser point par point les quatre coins de l’île, en dessiner la texture. Confectionné en solitaire, oui, mais peuplé de visiteurs à la boussole bien calibrée, de Judah Warsky à Nicolas Ker donc. Déclaration d’amour universelle pour l’allitération proche (ou si prononcé avec un accent cockney, entre autres) – « I LOF’YO », Sir Alice me cite The Artist Is Present de Marina Abramovic comme un long torrent de chaleur déversé sur le public. « J’aurais voulu appeler l’album Unless Sunrise, comme quelque chose qui ne s’arrêterait jamais. Pas du tout lié à 2012 et à l’Apocalypse, mais ça reste très contemporain, ça raconte la manière dont les gens ont tendance à se trouver des raisons, et à les incarner à travers des dieux ou des raisons pragmatiques de boulot, d’ambition. Si on se trouvait sur la 54e à New York, on aurait le même plaisir, la même relation, sauf qu’on boirait peut-être du mauvais vin. Pas nostalgique ; tu ne me verras jamais faire de la folk à l’état pur, non, quand je vois une guitare, j’ai envie de faire wooounnnn wounnn wouaaahan. Pour le prochain album, j’imagine les arrangements encore mieux écrits, vraiment classes, du Kids in America de Kim Wilde, mais incarnés. Les chœurs de mecs, d’ados, j’adore. »

Disque île déserte à emporter, « Isle of You » sonne à l’image de son interprète : fastueux et à plusieurs lectures pour bien s’en imprégner. Pas férocement évident, un disque qu’il faut apprendre à connaître quand bien même on désirerait l’aimer d’emblée. Un album qui se découvre si on prend la peine de lui ôter sereinement ses épaisseurs pour se rendre compte qu’il était nu depuis le début. Pour les plus frileux, il faudra penser à l’équation dans cet ordre-là : don (l’auditeur) et abandon (la composition), un échange interactif, oui. Après, un disque folkeux mignonnet poseur conçu pour fumer des fleurs ? Loin de là. Un fourre-tout expérimentalo-arty-strict ou un caprice déglingo nombriliste ? À mille lieues. Au mieux quelques reflets d’une Anne Clark qui se mettrait peut-être à entonner des chansons pop faussement aguicheuses. Ou — pour l’ensemble de son show — une Planningtorock moins androgyne mais tout aussi ambivalente et contrastée.

Nouvelle Vague et No Wave

Maquillée sur Il Ragno, frétillante sur UFO, expressionniste sur Héra, en remontées mélodramatiques sur Bird Sanctuary, Sir Alice se sert d’un corps chef d’orchestre enroué avec ses mutationsFolk l’électronique, électronique la folk – je t’aime, moi non plus ; les deux genres ne sont a priori pas fait pour se marier, c’est pour cette raison précise qu’il fusionnent passionnément — Neil Young, Grandaddy, Bright Eyes l’ont démontré par A+B. Au mieux encore, une Lydia Lunch ? On a souvent associé Alice à la trublione New Yorkaise, cette manie assez incongrue de citer des artistes féminines obligatoirement pour parler d’artistes féminines, le piège — surtout quand Alice n’a strictement aucun rapport avec la No Wave. Pour tordre le cou à ces échos, le courant aura porté Lunch vers Alice, Sisters malgré elles — c’est le titre de la chanson — dans laquelle les voix se juxtaposent comme de l’Aperol viendrait se mixer à du bon vin blanc : « Quand je lui ai envoyé la musique, elle m’a écrit en lettres majuscules YOU SOUND GREAT ; j’étais super fière ! Un personnage que j’aime beaucoup, très gentille, avec un humour grinçant, mais je ne suis pas une fan transie non plus, elle ne figure pas comme une source d’inspiration, ni dans le chant, ni dans l’attitude. Marina Abramovic, encore une fois, oui, elle m’impressionne davantage, son travail surpasse et met en lumière le personnage, c’est-à-dire elle-même. »
Plutôt que demies-sœurs, optons plutôt pour cousines éloignées avec le même genre de tempérament bien trempé, la même trajectoire faite de démerde pour des nanas qui ne doivent rien à personne. Têtes hautes et grandes gueules dans un milieu encore trop replié sur sa phallocratie ? « Je serais vraiment minée de penser ça, je ne m’en préoccupe pas, j’y suis, dans le milieu, j’ignore le machisme latent et je ris. Avec Viva and the Diva, le lien que nous avons est fort et, évidemment je suis une femme parmi eux, évidemment ce n’est pas pareil, évidemment dans Sir Alice, personne n’imagine que c’est moi qui écris et qui produis. Bon, et alors… Évidemment dès qu’on le fait, c’est cité, on décrit notre mauvais goût vestimentaire ou la couleur de nos yeux… C’est chiant mais ça ne m’empêche pas de faire quoi que ce soit. Je ne suis pas pour revendiquer bêtement l’égalité si l’on n’est pas capable de comprendre que les femmes et les hommes sont différents… Je suis pour l’équité, et c’est aussi à chaque femme de s’imposer. Et puis, franchement, je suis traitée majoritairement comme une princesse par mon label et mes collaborateurs. Être une femme a des milliards d’avantages, si on ne fait pas la dindasse et qu’on n’a pas pour moteur la séduction, ça contrebalance pas mal. »

Des artistes femmes qui bidouillent dans leur coin sans s’encombrer d’un quelconque partenaire, il y en a un paquet de fantastiques – de Computer Magic à Molly Nilsson en passant par Mohini Geisweiller, pour faire dans le contemporain. Revenons sur la Nouvelle Vague, nid à chanteuses pour le coup, qui n’éclabousse pas du tout son disque, en surface comme en profondeur — dans les choix de songwriting autant que dans la production. Elle me parle des premières versions de L’Amour made in Taïwan, tube désinvolte et farouche, rien à voir avec le résultat plus proche de la famille de Yelle — « Putain, quand Marc Collin a changé ça en une espèce de dance dégueulasse… » — que du son rêche industriel qu’elle envisageait à la base. « Yelle, c’est bien qu’elle existe sauf que ce n’est pas moi, Yelle, c’était bonne nuit les petits, un suppo et au lit ! Restent deux morceaux que j’ai regrettés, dénaturés, avec de la disco que je n’assumais pas sur scène, alors qu’ils sonnaient foncièrement dark ; sur Docteur X, les sons te bouffaient la gueule, ccrrrrrrr. Si j’ai co-produit l’album, c’est parce que je ne voulais pas laisser un producteur y toucher à ma place. Dans Faith Box, par exemple, il y a l’apparition d’un gros ‘bbbrrrrrrrrooouumm’, on ne l’entend pas mais il a une énorme importance, si tu l’enlèves ce n’est plus pareil. Du coup, peut-être pour cette raison, l’album ne semble pas si accessible qu’on ne l’imagine ; il a une production bien orientée, qui n’a rien à voir avec une prod’ à la Marc Collin. »

L’IRCAM, centre d’étude des dieux et des fantômes ?

Ce qui fait le lien entre Marc Collin et ce « crrrrrrrr », c’est l’IRCAM, laboratoire de science musicale dans lequel Alice a œuvré quelque temps. Concilier recherches sonores et songwriting, une antinomie ? Des peintres théoriciens de la Renaissance italienne jusqu’à la Nouvelle Vague, la vraie, en passant par Brian Eno ou Genesis P-Orridge, la création en tant qu’expérimentation a toujours été une réponse à la théorie, ou au minimum son écho le plus direct, son prolongement logique. D’ailleurs, Alice a intitulé un de ses disque « ?« , comme si ce qui se trouvait à l’intérieur de la boîte faisait office de solution partielle. « Pour établir un parallèle, j’ai réfléchi aussi à comment se déroule le découpage temporel d’un film dans le cerveau — ce qui ne revient pas du tout à faire de la critique de cinéma. Non seulement j’ai commencé par la musique et, à l’IRCAM, je faisais des recherches sur le traitement de l’information musicale par le cerveau (les interactions sonores et visuelles, les repères mélodiques, l’interface homme-machine, la performance, l’art contemporain…). » Qu’est-ce que le cerveau est capable de retenir comme information musicale minimum ? Combien de temps ça dure ? Sur quoi ça se base ? Voilà le genre de questions. Alice a travaillé sur ces unités sémantiques temporelles et créé une hypothèse devenue générale et opérationnelle ; comme quoi le découpage de la musique s’effectue par rapport à une perception de mouvements. « Les installations sonores, c’est un processus de digestion par quadriphonie, tu entres dans la bouche de quelqu’un. Dans la chambre de l’IRCAM, on faisait des essais avec les dents claquées, trrrrrrrrrrrrrr, ggggggggiiinnnnn giinnnnn… Dans une chambre anéchoïque, tout est à zéro, donc tu entends l’intégralité de ce que tu fais. L’IRCAM, voilà à quoi ça a servi, en loucedé à minuit, une période bénie. Et je suis partie par nostalgie, parce que ça n’existait plus. »

© Matt Sees

Pour le discours, « Isle of You » se présente comme un assemblage de concepts-singles (Jesus/Héra, Phantom/Holy Ghost, The Bird Sanctuary/Il Ragno…) et tourne beaucoup autour de la croyance, terme et thématique clé déjà entrouverts avec l’avant-propos Faith Box. Si Sir Alice invectivait L’amour made In Taïwan — « le problème, c’est que je fais dans les phéromones, au bout d’un moment je fais wooh, le truc animal, quoi… » — c’est Jésus qui devient un concept éculé et périmé : « Je parle de Charles Manson et de Hitler comme de dieux modernes, et je dis que les Jésus modernes sont les mecs qui vendent les figurines dans des boutiques de souvenirs. Et Charles Manson et Hitler, en se prenant pour Jésus, ont incarné jusqu’au bout le fantasme des gens qui, aujourd’hui, blasés, fantasment sur des figures absurdes, pour qu’une autre vienne les remplacer en quatre secondes. » Et entre les lignes, l’apparition de fantômes : « Il y a des fantômes, j’y crois. J’en ai rencontré au Japon, il me faisait chier, j’ai balancé ‘VA T’EN !’, et seulement après j’ai eu l’impression qu’il m’avait laissée tranquille. Si tu m’avais vue, tu te serais dit ‘elle est folle’, mais non, je suis pas folle !  C’est vraiment con de dire qu’il y a un fantôme au Japon mais, en même temps, je l’ai vraiment ressenti, et quand il est parti, je l’ai senti aussi. Je ne sais pas comment il s’appelait, Yoshimi ou Gérard, mais bordel, on s’en fout de savoir si c’est vrai ou pas ! »

Chef d’orchestre de son corps, on connaît Alice pour ses performances fulgurantes, son goût pour l’immédiateté ; enregistrement spontané dans un parking, concerts sauvages à gogo — suivez les ballons —, sur des cagettes de bières au Japon, sur des tables, et autres numéros fous et flamboyant en Russie. « Ils écoutaient les morceaux un peu comme ça, sous des battements de basse, les mecs ont commencé à se diriger vers le bar. Premièrement, j’enlève mon corset, puis je prends mon collant, je le claque, je secoue mes barrettes, je prends du rouge à lèvres, je me roule par terre, je marche sur les tables du bar… » Sur l’autre île de Houellebecq, une sentence dit que notre façon de percevoir chaque élément du monde, d’exister, se trouve régie uniquement par notre corps. Mais là encore, doit-on parler d’un corps (une seule entité), ou plus précisément des corps (impossibles à identifier, à cerner, à coincer) comme on parle des moi ? Alice aime déconstruire ce qu’on pourrait appeler vulgairement l’esthétique parfaite ; elle se révèle sur scène en tant que performeuse de haute voltige plutôt que comme simple chanteuse gratouillant ou triturant sa machine : « Tu montes sur scène, aujourd’hui ce n’est plus pareil, on s’emmerde, alors je fais des concerts dehors, avec des ballons, on joue de la musique avec des petits amplis, une vraie scéno. Et ce n’est pas de la générosité mon cul, je les emmerde avec la musique de la générosité, c’est juste qu’on le fait parce qu’on s’emmerde, on joue, on est contents, voilà. Raconter des artistes, ça a un sens pour toi, les écouter, les comprendre, un sens personnel et, malgré toi, c’est universel, dans le sens où tu t’intéresse à d’autres gens ; là, pareil, ni plus ni moins, l’artiste ne possède pas de conventions particulières, il a juste choisi un métier différent. »
Je parlais récemment avec Judah Warsky de cette envie d’aborder a priori toutes les combinaisons possibles dans la musique. En ce qui concerne Alice, on pourrait juste nuancer en parlant d’explorer toutes les facettes. Vouloir tout savoir, tout être, de tout vivre, tout vouloir — la musique n’étant bien évidemment pas une fin en soi :  « Je ne veux pas être tout le monde pour être le meilleur, mais pour voir. J’adorerais voir à travers tes yeux. Je ne veux pas scanner pour savoir ce que tu penses, mais pour voir les couleurs que tu vois, parce qu’on n’est qu’un filtre sur le monde, il y a des milliards de sons et de couleurs que tu ne perçois pas. Ça, c’est un rapport au monde qui m’a terriblement angoissée, très longtemps. Me dire qu’il faut que je me limite à un seul filtre ». Pour l’heure, ce filtre-là convient parfaitement, il faut considérer « Isle of You » de Sir Alice comme la possibilité d’une elle.

Sir Alice // « Isle of You » // Pan European (sortie en septembre 2012)
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6 commentaires

  1. sir alice, épargnez nous ça, mais au secours au secours abjecte, ennuyeux, totalementt prévisible, c’est un des projets les plus nuls qu’il m’ait été donné de voir sur scene, et pourtant des merdes j’en aurai vu ces dernieres annees… mais la: chapeau bas

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