C’aurait pu être un surhomme, il a préféré devenir Gary Numan. L’article pourrait, et devrait, s’arrêter là.
Pas qu’on soit fainéant sur le nombre de choses à dire sur cet homme auteur de 20 albums en presque 40 ans de carrière, mais ça n’a pas dû être facile tous les jours, d’être cet homme nouveau constamment rattrapé par son passé. Si vous ne connaissez pas Gary Numan, c’est bien simple : vous avez simplement tout raté à l’Angleterre du début des années 80 : des chaines de vélo du punk au gel fixation ultra des garçons coiffeurs. Chainon manquant entre Kraftwerk et les Sex Pistols, celui qui a trouvé par hasard son nom dans les pages jaunes en empruntant celui d’un plombier n’a pas tout inventé, mais il a posé sa pierre. Jusqu’à se la prendre dans la gueule.
Syndrome de Stockolm
S’il fallait qualifier sa trajectoire, on parlerait surement d’un OVNI dévalant dans la forêt anglaise. Numan, c’est un zig zag, c’est à la fois l’otage et le kidnappeur, le maitre et le servant, pour paraphraser Depeche Mode ; c’est en bref un gamin de quinze bourré aux anxiolytiques qui découvre, fasciné, le Bowie de la période Berlinoise, CAN et Roxy Music, et qui décide, un beau jour, de prendre une échelle pour monter au dessus de tout le monde, et faire encore mieux. Jusqu’ici, tout va bien. Et c’est vrai qu’au début, c’est presque encore mieux.
Le hic, et c’est sa futur femme (groupie du premier rang pendant de longues années) qui lui apprendra, c’est que Numan, à sa manière, souffre du syndrome d’Asperger. Débute ainsi une carrière sinusoïdale avec, au début, de petits miracles. Le premier d’entre eux : un groupe nommé Tubeway Army, signé sur la jeune structure Beggars Banquet, où le passionné de science-fiction, pas encore complètement grillé neuronalement parlant, publie deux albums à considérer comme du petit bois pour la cheminée. Comme souvent chez le petit Numan – il n’est pas grand, les tubes sont de simples mélodies tapées d’un seul doigt sur un synthé d’occasion. C’est le cas de Me, I disconnect from you, préambule à l’œuvre numanienne, avec cette impression d’entendre une symphonie raelienne composée sur un piano Toy’r’us. La voix, déjà, imite le Brian Eno possédé du Roxy Music première période. Ce n’est pas vraiment glam, et si c’en est, il est métallique. Popsong parfaite des métallurgistes de 1979.
https://www.youtube.com/watch?v=ZF4Z6smOrZw
C’est que Gary n’a jamais voulu faire tout comme tout le monde, et son premier album solo, « The Pleasure Principle », va être l’occasion de chanter sa différence au monde. Et pour le faire patienter, ce monde, Gary va commencer par s’incruster dans une pub pour Lee Cooper. Déjà, un grand n’importe quoi. La logique artistique, déjà, est recalée à la porte.
https://www.youtube.com/watch?v=ARCZJwjcEk8
Le rock sans guitare
Comme tous les pyromanes qui s’ignorent, Numan va aussi inventer le rock pompier. Nous sommes en 1979 et porté par la vaguelette du succès connu avec Tubeway Army, Gary Numan fait comme tous les leaders à l’égo débordant : il crée un projet patronymique – ça s’appellera donc Gary Numan au cas où vous n’auriez pas compris. Ce demi-Dieu, touché par la grâce ou plus probablement par les néons du sous-sol, entre alors dans un tunnel qui durera deux albums et au bout duquel on peut entrevoir, selon qu’on peut se coucher devant une belle nappe de synthé ou pas, la lumière. La première d’entre elle se nomme « The Pleasure Principle », un album venu d’on ne sait quelle année, et où même des violons irlandais permettent au chanteur de d’anticiper la bande-son de l’été polaire de 2035. Comment on dit « fantastique » en Klingon ?
Ce qui marque dans « The Pleasure Principle », chef d’œuvre de rock sans guitare, c’est qu’il démolit la concurrence (Ultravox en tête) et fait apparaître sur la pochette, très Blade Runner avant l’heure, un musicien toisant une pyramide du turfu en complet deux-pièces. Test de Rorschach à l’attention des enfants : montrez-leur cette pochette, recueillez leurs impressions. « Est-ce un gros débile mental ? Un prof d’histoire géo resté québlo sur Ramsès et ses sbires ? L’assassin du petit Gregory qui aurait trop écouté Ralf Hütter ? ». Certainement un peu tout à la fois. Pour ne rien arranger, Numan, bouffé par une acné tenace, se fait badigeonner la gueule d’une poudre à maquillage blanchâtre. Les enfants chialent et bref, tout le monde est content.
Il faut dire que le Gary Numan de 1979, ce sont les frères Bogdanoff de Temps X croisant la route de Philippe K. Dick dans un motel spatial d’Isaac Asimov, c’est la SF croisant les ceintures à paillettes et le passage dans une cinquième dimension où les robots de Kraftwerk passeraient en prime time sur les chaines anglaises pour fondre du métal symphonique sur la gueule de gamins éberlués. En un mot, c’est Bioman avec Brian Eno avec des arrangements nucléaires. Il n’y a, à cette époque, rien de comparable.
https://www.youtube.com/watch?v=yC4TL5uTQFo
Le sacre du fou
Pour devenir cette star affichée au dessus de milliers de chambres d’ados dérangés, Gary Anthony James Webb a bossé dur. Le jour de sa mort, on retiendra surement dans les élégies « The Pleasure Principle », mais aussi « Telekon », deuxième album solo paru en 1980 et annonciateur, sans le savoir encore, de toute la merde FM que l’Europe s’apprête à engloutir, vorace.
Après avoir réussi à conquérir l’Amérique, et même à inspirer le hip hop, avec son single Cars sorti en 1979, Gary opte finalement pour les classiques codes hérités du nazi (rouge et noir), ultime clin d’œil au « Man Machine » de Kraftwerk, et publie donc « Telekon » ; pinacle d’une carrière où chaque morceau semble être lu à la mauvaise vitesse de lecture. Du glam lent surboosté avec son Mick Ronson à lui. Bowie possédait un guitariste de génie ? Numan aura le sien, il sera bassiste. Son nom : Paul Gardiner. A eux deux, ils inventent un style. Ce n’est pas encore la new wave, mais de loin, ça y ressemble. Les punks de Londres ont déjà jeté leurs espoirs dans la Tamise, l’Angleterre se cherche de nouveaux héros, comme tous les six mois. A l’été 1980, la chance frappe à la porte. C’est là que ça commence un peu à partir en couilles ; Gary coince sa jambe dans la porte de la machine à remonter le temps et le futur ne se ferme plus très bien. Allo, docteur ?
https://www.youtube.com/watch?v=ZTnI-U0pSis
Encore aujourd’hui cité en référence par ceux qui refusent d’écouter Indochine, ce « Telekon » permet finalement à Numan de repartir en tournée – après avoir annoncé qu’il arrêterait la scène – et c’est donc à bord d’un Cessna customisé, numanérisé limite, que la star bien perchée parcourt le monde en altitude… jusqu’à se faire serrer en Inde pour une étonnante histoire d’espionnage (?!) dont il sortira blanchi. Mais pas indemne.
Une carrière au delà du too much
Ce qu’il y a de bien avec les fous, c’est que la routine est un chemin à éviter. Quasi maitre du monde avec ses deux précédents albums, Numan débute alors une lente descente aux enfers. Pour s’en convaincre, il suffit, sans même poser les disques sur la platine, de regarder les pochettes de « Dance » en 81 (look de Dick Tracy sur stores à la Roger Rabbit), « I, assassin » en 82 (look proxo sorti d’un clip Disney de Michael Jackson) et « Warriors » en 83 (look total Max Max mixé avec le son du « Avalon » de Roxy Music, forcément ça pouvait pas marcher). A ce stade, ce n’est même plus un retournement de veste, c’est la déconfection des coutures intérieures et le vidage des plumes sur le trottoir. La basse, lentement, prend le pas sur tous les autres instruments, et notamment sur le synthé futuriste qui a cédé sa place à une espèce de funk anglaise – comme si le terme pouvait exister – jouée par un exilé fiscal de confession thatchérienne fatigué de raquer la moitié de sa fortune au fisc anglais. Conséquence de quoi, Numan s’est installé en 82 aux Etats-Unis. Et hélas, ça commence à s’entendre. Sur « Warriors », notamment, où les incursions de sax font, dans le meilleur des cas, penser à un générique de téléfilm avec Tom Selleck. Dégringolade, bonjour.
Synth pop not on top
Si l’on trouve encore des aficionados de cette période Miami-Dauphin-Malibu-Coco, les vrais savent : Gary Numan n’est pas venu sur terre pour siroter des cocktails. Ses fans historiques, ceux qui rêvaient d’un monde bicolore, de vaisseaux spatiaux synthétiques et de femmes à trois seins, vont lui faire payer.
Dépassé par les garçons coiffeurs Depeche Mode qui, en un sens, lui doivent tout, Gary tire la langue. La vague des « nouveaux romantiques », elle, l’achèvera définitivement. « I, assassin », a beau être un disque de bonne facture, la magie s’est envolée et les tubes – des éprouvettes plutôt – ne ressemblent plus qu’à des chansons interchangeables (cf horrible basse slap de We take mystery (on bed), digne d’un Jean-Jacques Goldman new wave). Il y a encore là toute la beauté fluorescente des années 80, et avec elle cette réminiscence d’une époque où le futur s’écrivait sur une bande VHS avec des batteries sur lesquelles on aimait taper avec des marteaux. Mais le cœur n’y est plus ; du moins il n’arrive plus à suivre.
Dès 1984, c’est game over pour Numan et ses amis drogués ; à commencer par Paul Gardiner, décédé en février de la même année à cause d’une overdose à l’héroïne. Amputé de son bras gauche, celui qui permettait d’éviter l’omniprésence d’un guitariste, Gary s’enfonce progressivement dans la nuit avec, à son actif, une série d’albums de trop tellement longues que même la description des pochettes, là encore, pourrait valoir un procès pour crimes contre l’humanité. Débute alors la disparition en pointillés, telle que vécue quelques années plus tard par son sosie français, Alain Kan.
Et Gary Numan s’éloigna dans le désert
Comme son homonyme Newman héros des Feux de l’amour depuis maintenant 40 ans, Gary est un homme mystérieux. Ici, pas besoin du port de moustache pour dissimuler ses pensées ; un simple coup d’œil à ses yeux maquillés suffirait à glacer le sang de n’importe quelle midinette prête à dégainer la lacrymo. Il n’en faudra pas plus aux dépressifs des années 90, Trentz Reznor en fête, pour remettre les mélodies métalliques de Gary au gout du jour. Jadis père de la synth-pop, le voilà devenu porte parole d’une génération passionnée par Tolkien, les histoires de chevaliers et les jeux de rôles – ça tombe bien en fait, parce que la passion de Numan, c’est la collection d’épées médiévales. C’est le début d’une réhabilitation, certes, mais par la mauvaise porte. Avec son look de corbeau quadra défraichi, Numan ressemble désormais au bug de l’an 2000, les disques s’enchainent, au sens propre et figuré, jusqu’à construire cette prison discographique où tout se ressemble et où le prisonnier porte un bermuda militaire et la coupe en brosse. Vingt ans plus tôt, Gary inventait un futur qui, maintenant, semble terriblement ringardos. L’idole est à l’image du live ci-dessous, on ne discerne plus rien.
Si Numan est anglais, son rock, lui, est vraisemblablement plus européen qu’insulaire. Par les temps qui courent, post Brexit, l’analyse peut prêter à sourire. C’est à la fois sa plus grande force et sa pire faiblesse ; jamais vraiment placé clairement sur aucune carte, ayant successivement échappé à toutes les modes anglaises, en ayant aussi raté pas mal, Numan continue pourtant de susciter de la curiosité et un peu d’espoir, à chaque nouvel annonce d’album.
A chaque fois pourtant, c’est presque comme une déception jouissive. « Splinter », dernier album studio sorti en 2013, ressemble à du mauvais Marylin Manson ou a du bon Placebo ; les deux étant finalement comparables. Quant à « Savage », prochain album annoncé pour 2017 après avoir été annoncé pour 2016, on ne sait pas trop où placer les paris. Bouillie infâme jouée par une star ventripotente, ou ultime sursaut qui pourrait ramener Gary au bon vieux temps des Ovnis ? Avec son physique de perdu de vue, la vérité reste anglaise : dans le brouillard. La seule chose qu’on sait, c’est que ça fait longtemps que Gary s’est éloigné dans le désert. Et que c’est un peu comme les voyages temporels : personne ne l’a vu revenir.
Gary Numan sera en concert au Trabendo le 20 octobre.
Plus d’infos ici.
4 commentaires
il est quand même ‘aimé’ par the Battles, dj hell, c’est sûr il a le souffle court,
Punaise, excellent article! Oh comme j’ai ri, quelle gouaille . Franchement le style terrible. J’ai lu l’autre. Il encense et descend Gary. J’ai toujours pas compris si vous l’aimez ou pas mais je me suis régalé. Merci, encore un sur Gary, par pitié!
OK très belle plume Mister Bester ! Je partage l’analyse jusqu’aux fin 80′. Mais la période post 90 est « much bester ». Et comment ne pas citer les albums « Exile » et « Sacrifice » comme des chefs d’oeuvre de sa renaissance ? Des albums excellents d’un bout à l’autre là où les Dépêche devenues Molles, dont je suis également très fan, peinent à aligner 5 titres de qualité sur 10.
Dans tous les cas, ne vous arrêtez pas aux musiques, délectez vous des textes. Et, last but not least, une voix si particulière et des spectacles scéniques tellement wouhaou !
J’ai découvert Gary Numan en 1979 quand je travaillais à Guernesey. Il sera toujours, pour moi, le chantre de la new-wave même si son évolution est moins linéaire que Dépèche Mode. Et encore aujourd’hui, à 62 ans, je prends plaisir à fredonner ses chansons et a écouter ses nouveaux morceaux. Même si je ne comprends pas pourquoi il apparait sur scène avec une guitare électrique. Sa fille vient lui prêter main forte, peut-être une nouvelle chance pour son futur…