Evénement culturel majeur de ce début d’année, l’exposition « David Bowie is », à la Philharmonie de Paris, est un succès et attire autant les fans que les néophytes. Pourtant, le muséification de l’artiste révèle une inavouable vérité : nous préférerions tous que David Bowie soit déjà mort.

david-bowie-is-300x200A Paris, si vous passez devant la gare du Nord, vous ne pourrez pas rater l’affiche géante de l’exposition « David Bowie is », actuellement présentée à la Philharmonie flambant neuve – bâtiment qui a, au passage, coûté près de 400 millions d’euros. La photo datant de 1973 montre le chanteur dans une tenue Yamamoto, avec des jambes si bouffantes qu’elles évoquent les grandes lèvres d’un vagin. Sans doute le plus excentrique de tous les costumes que le caméléon ait été amené à revêtir en près d’un demi-siècle de quête stylistique.

Que cette affiche orne la façade de la première gare d’Europe n’est, bien entendu, pas anodin puisqu’elle invite provinciaux et étrangers débarquant sur le parvis le plus craignos de la capitale à venir jeter un œil aux reliques d’une pop star comme s’il s’agissait de trésors étrusques ou mésopotamiens, exposés dans un lieu d’une modernité aussi folle que le budget 2015 qui lui est alloué (10 millions d’euros, soit l’équivalent de celui accordé aux musiques actuelles sur l’ensemble du territoire français). Après tout, que David Bowie entre dans un temple dédié à la musique classique n’a rien de surprenant tant sa dimension est devenue patrimoniale.

Depuis son silence radio du début des années 2000 (sur lequel nous allons revenir plus loin), chaque fois qu’une couverture de magazine, qu’un cliché de photographe ou qu’une tenue de défilé reprend l’image de Bowie, c’est toujours, ô grand toujours, en référence à une période allant de 1972 à, grand maximum, 1975. Combien de fois a-t-on vu, au cours de la décennie passée, cette représentation du chanteur avec un éclair bleu-rouge peinturluré en travers de la face, en référence à la pochette de l’album « Aladdin Sane » ? Le compte est impossible à tenir : la photo est presque aussi galvaudée que le portrait de Che Guevara. N’est-ce pas, au passage, la preuve d’un flagrant manque d’originalité de la part de tous les directeurs artistiques et autres rédacteurs en chef dans leur volonté d’évoquer une icône dont le book est pourtant plus épais que celui de tous les top models des années 90 réunis ?

« Ok, Coco, Bowie sort une édition deluxe triple collector d’instrumentaux inédits période Berlin enregistrés dans les latrines du studio Hansa répondant aux instructions de l’une des cartes de solution oblique de Brian Eno qui disait : “Aujourd’hui, tu ne fais que de la merde, profites-en pour faire un tour aux chiottes”.

— Bingo, Coco, on fait la couv !
— Dis Coco ? On met quelle photo ?

Silence gêné de toute la rédaction…

— Ben quoi ? J’ai dit une connerie ?
— Mais enfin, Coco, t’es con ou quoi ? On met la photo d’Aladdin Sane ! Comme toujours !
— Putain… Mais bien sûr ! C’est génial ! »

Ce n’est pas « David Bowie is ». C’est « David Bowie was »

L’exposition de la Philharmonie a au moins pour vertu de passer en revue la carrière de Bowie et montrer au grand public que l’artiste aura connu une douzaine d’autres vies après 1973. Cependant, cette muséification fige fatalement le chanteur dans un passé glorieux, mille fois raconté, mille fois fantasmé, balayant définitivement l’intérêt de ses dernières tentatives discographiques. Ce n’est en rien « David Bowie is ». C’est « David Bowie was ». Le peuple de 2015 ira donc à la Philharmonie comme on va au Louvre admirer Mona Lisa ou les momies de l’Egypte ancienne, là où, au milieu de ses nippes de scènes et des ses représentations audiovisuelles, le spectre de Bowie plane comme celui de Belphégor.

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Cette momification n’est pas imputable qu’aux leaders d’opinions et aux commissaires d’expositions. Elle l’est d’abord à l’artiste lui-même qui, après avoir inondé la fin du XXème siècle de sa créativité et de son sens du business, a peu à peu renoncé à tout coup d’éclat. Passé 1997, date de la sortie d’ « Earthling », son dernier album réellement ambitieux, la discographie de Bowie a lentement décliné, jusqu’à s’éteindre pendant dix ans. C’est à partir de cette même année que l’artiste cesse définitivement de défricher les genres, de les reprendre à son compte ou de proposer des albums conceptuels, pour s’engager vers une paisible pré-retraite pop-rock, avec pour pot de départ le concert anniversaire donné pour ses 50 ans au Madison Square Garden, en présence de Frank Black, Sonic Youth, Robert Smith, Billy Corgan, les Foo Fighters, Lou Reed, etc. Dès lors, la carrière de Bowie ne sera plus qu’un pèlerinage sur la route de son propre mythe, avec le Panthéon pour destination finale.

« Ne vous faites pas d’illusions, moi aussi je vieillis. »

1999 : fin du siècle et sortie de « Hours ». La trouvaille n’est pas à chercher dans la musique mais dans le fait que ses titres soient synchronisés au jeu vidéo de David Cage, « The Nomad Soul », où apparaît même son avatar en 3D, à l’occasion de concerts virtuels. « Sacré Bowie !, se dit-on alors. Toujours une longueur d’avance sur son époque ! » Certes. Mais, parallèlement à cette initiative innovante, le clip du poussif single Thursday’s Child nous chante un tout autre refrain : David, devant la glace de sa salle de bain, en chemise noire, contemple son image. Un peu comme un con. Il allume la radio, tousse, ouvre le robinet pendant que sa bonne femme retire ses lentilles, et voilà que son reflet a à nouveau 20 ans. Une apparition chargée de nostalgie qui brise le mythe d’un Bowie éternellement jeune et dans le coup. La vidéo sonne comme un avertissement à l’attention des fans : « Ne vous faites pas d’illusions, moi aussi je vieillis. »

La (vilaine) pochette n’est pas non plus sans présage : on y voit le chanteur, cheveux mi-longs comme dans le clip, tenir dans ses bras le cadavre du Bowie d’ « Earthling », cheveux en brosse. La position des deux corps est clairement inspirée de « La Pieta », cette statue ou la Vierge porte la dépouille de son fils Jésus fraîchement descendu de la croix. Si on repassera pour la modestie, on comprend que Bowie tient dans ses bras son dernier personnage, sa dernière représentation idolâtrique, et que désormais, il redevient David Jones (son nom d’état civil), celui qui va inexorablement vieillir en même temps que nous.

2002 : sortie de « Heathen ». Bowie y apparaît très élégant, en costume anthracite, une tenue qui convient à un homme de son âge, les cheveux plaqués en arrière. Mais ses yeux sont blancs, morts comme ceux d’un poisson pas frais. L’album est particulièrement sombre, ne contient pas de réel single, et ne marquera pas son époque.

2003 : sortie de « Reality ». Un album très décevant. Mais le véritable message est ailleurs : dans une publicité pour Vittel. C’est là que Bowie achève de lancer ses signaux sur le thème de la nostalgie. On l’y voit parcourir sa maison où, dans chaque pièce, il tombe nez-à-nez avec l’un des ses avatars du passé : Ziggy Stardust avec un séchoir dans la salle de bains, Rebel Rebel qui file dans les escaliers aux pieds desquels Low boude, assis sur une marche. Dans la salle à manger, le Thin White Duke et le clown d’Ashes To Ashes prennent leur petit déjeuner. Les coquins ont presque bu toute la bouteille de Vittel. Avant que Bowie ne parte de chez lui, Diamond Dogs lui aboie au visage. Voix off : « La formule de Vittel, c’est le secret pour faire renaître notre corps ». Le chanteur fait « chuuuuut » en regard caméra et s’en va gaiment dans la rue pour allez (on l’imagine) au bureau. Et, bien entendu, la musique synchronisée sur cette pub est le single de « Reality », qui n’est autre que Never Get Old. Ne jamais devenir vieux.

Bowie voit donc son passé comme une bande de sales gosses qui squattent sa salle de bain, son frigo et sa salle à manger. Il n’a pas seulement pris de l’âge, il assume être devenu un vieux con. Mais un vieux con fringuant, qui vieillit selon les critères du cinquantenaire CSP+ urbain. Rangé des camions, il se moque ainsi de sa folle jeunesse, comme n’importe lequel d’entre nous le ferait en regardant les looks merdiques de ses photos d’adolescents. Bowie a prévenu : « Désormais, je vais vieillir comme tout le monde. » Mais vieux dans sa tête, pas dans son corps. Rappelons que nous sommes alors à l’époque de l’invention marketing du métrosexuel, des magazines masculins type Men’s Health et des premières campagnes de cosmétiques pour homme. Il est loin le temps où le régime alimentaire du chanteur était exclusivement composé de cocaïne et poivrons crus.

Cependant, s’il est raté, « Reality » recèle un dernier présage, à travers sa seule chanson digne d’intérêt, celle qui clôture l’album : Bring Me The Disco King. Il s’agit même, incontestablement, du dernier chef d’œuvre enregistré par David Bowie. Sur une simple batterie jouée aux balais et le piano virtuose de Mike Garson, ce long requiem est d’une beauté absolue. Bowie, de sa voix de crooner la plus profonde et la plus chaude, délivre un texte énigmatique : « Dead or alive, bring me the disco king ».

Mort ou vif. C’est la question que nous allons nous poser pendant le restant des années 2000, et au-delà. Car le « Reality Tour » de Bowie, où il a donné, avec une classe indéniable, une série de concerts best of, a été brutalement interrompu : le chanteur a dû subir en urgence une angioplastie. Avant de disparaître des écrans radar. Régulièrement, on le dira malade, sur le point de claquer. Peu à peu, on se fera à l’idée. Pour la première fois depuis 1972, la Terre apprend à tourner sans lui. Il montera tout de même sur scène avec Arcade Fire. Furtivement. Ses traits sont tirés, dans tous les sens du terme. Puis, il s’en retournera aussitôt dans l’ombre. Des compilations vont sortir, des live et, avec eux, les couvertures de magazines dont nous parlions plus haut. Eclair bleu-rouge en travers de la face.

Bowie devient alors un fantôme, mais un fantôme du présent. On le sait encore en vie, là, quelque part sur le globe, mais on ne le voit plus qu’à travers ses représentations du passé. Il devient, entre 2003 et 2013, un Dorian Gray inversé. Si le héros d’Oscar Wilde conservait une enveloppe corporelle intacte, c’est son portrait ensorcelé qui vieillissait. Dans notre histoire, alors que les neurones de David Jones mourraient chaque jour un peu plus, que sa peau se flétrissait et que ses articulations grinçaient par temps d’orage, l’image androgyne de David Bowie demeurait imperturbablement jeune sur papier glacé. Et c’est précisément cet état que l’exposition de la Philharmonie continue d’entretenir, en rendant hommage à un vivant, comme on le ferait pour un défunt.

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Where are you now, David ?

Si elle arrive aujourd’hui à Paris, après être passé par Toronto, Sao Paulo et Chicago « David Bowie is » a été initialement présentée au Victoria & Albert Museum de Londres, en mars 2013. Soit précisément la même date que la sortie de « The Next Day », l’album surprise de Bowie qui a ainsi rompu dix années de silence discographique. On a du mal à croire à une coïncidence. Comme si l’artiste s’était soudainement débattu pour sortir du caveau dans lequel l’expo était en train de le descendre. Dès août 2012, il avait d’ailleurs pris ses distances par rapport à l’événement, déclarant sur sa page Facebook qu’il n’avait « participé à aucune décision relative à l’exposition ».

Mais, malgré un tapage médiatique sur ce come-back qu’on attendait plus, « The Next Day » n’a pas eu l’impact escompté par son auteur, à savoir le ramener parmi les vivants. Passé l’effet de surprise, l’album s’est avéré une fois encore assez moyen, du tonneau d’« Hours » ou de « Heathen », ces disques dont on ne parle jamais. Une fois encore, Bowie a joué la carte du passé et de la nostalgie avec Where Are We Now ?, le premier single, évoquant le Berlin de la fin des années 70, l’époque ou lui et Iggy apprenaient, au fil de leurs zoneries nocturnes, « de toutes nouvelles danses, comme la bombe nucléaire ». Mais, pour que l’on saute au plafond, il aurait fallu qu’une fois de plus le chanteur la réinvente, cette bombe nucléaire. Ou qu’il reparte au moins en tournée. Mais personne n’ose encore demander cela à un vieux CSP+ urbain qu’on croyait subclaquant pas plus tard que la veille. La pochette elle-même semble un aveu d’impuissance : un gros carré blanc sur la photo de « Heroes ». Bowie blasphème sur son propre mythe, pose une page blanche sur sa plus belle photographie, celle qui abritait l’un de ses albums les plus novateurs. Il est à la fois l’agitateur et le censeur, l’idole et l’inquisiteur. Le serpent se mord la queue. Et puis, l’année dernière, on a eu droit à un énième best of au titre évocateur : « Nothing Has Changed ». En effet, c’est bien ce que tout le monde souhaite désormais au sujet de Bowie : que tout reste figé, que rien ne change plus.

Nous avons tous en tête un de ces films où le héros croit avoir perdu l’être aimé suite une disparition inexpliquée et a, tant bien que mal, reconstruit sa vie. Soudain, un beau jour, le disparu ressurgit. Mais il est trop tard. De même, le monde est resté sourd et aveugle à la réapparition de Bowie, comme s’il préférait le savoir mort. Trop accoutumés à ce silence, lovés dans notre nostalgie de lui, cachés derrière nos voiles de pleureuses, nous exigeons désormais que le vrai Bowie se taise pour laisser définitivement place au mythe. Le message étant : « Nous n’avons jamais autant aimé Kurt Cobain que depuis son suicide. Nous n’avons jamais autant dansé sur Cloclo que de depuis son électrocution. Nous n’avons jamais autant écouté Imagine que depuis l’assassinat de Lennon. Alors, s’il te plait David, ne vient pas tout gâcher. » Car ces dix ans d’absence furent trop longues, et le deuil est maintenant fait. On ne reviendra pas dessus. Mais on y ira tous à la Philharmonie. Et Bowie au paradis.

23 commentaires

  1. Très bon!
    Par contre, sauf erreur de ma part, la version du « Bring me the Disco King » qui est dans l’article n’est pas l’originale dont il est question dans la description mais un remixe de Danny Lohner. (Ex NIN) avec la voix de MJK, chanteur de Tool en ajout). A vérifier!

  2. ce qui est terrible c’est que ce mec à sans doute écrit les meilleures lyrics des années 70 … et que personne n’a l’air de réaliser que c’est 1000 fois plus tip top que Fat Morirsson …Poètes vos papiers

  3. Fred Mour La question n’est pas « est-ce que Bowie est classe ou un bon chanteur ? », on connait tous la réponse, mais « qu’est-ce que la pop culture est en train de retenir de lui ? » Réponse : une photo avec un éclair bleu-rouge sur le visage (pour caricaturer). Même quelqu’un qui contrôlait aussi bien son image que lui s’est fait déborder par son propre mythe.

    1. Disons qu’on sent dans cet article un parti pris et ensuite tout ce qui peut être utile à cet angle et l’alimenter est bien appuyé et tout le reste discrètement passé sous silence. Ça fausse forcément un peu l’analyse.
      Reality, ce n’est pas que son titre final et funéraire, par exemple. Son dernier album n’est pas vraiment passé inaperçu, il a été premier dans une grosse vingtaine de pays, quand même.
      Alors oui, il défriche plus comme avant (mais même pour outside et earthling il suivait la mode avec un indéniable talent mais il ne précédait plus les courants musicaux. Il ne defrichait plus depuis low et heroes) et oui, il a fait une grosse pause. Mais pour autant, il n’y a que le grand public qui le résume au look d’Aladdin Sans et au tube de Let’s Dance. Ce même grand public pour qui Lou Reed n’a écrit que tu sais là toutou toutou tou tou…. Et Iggy Pop euh rien… Et franchement, on s’en balance. Sur la planète rock, il reste autrement plus connu.

  4. Attention Maadiar, j’ai pas dit que je voulais qu’il meure. J’ai dit qu’il devait mourir. C’est pas pareil. Je n’ai jamais souhaité la mort de personne. Sauf celle de certains de mes anciens employeurs.

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