C’est l’histoire d’un coming of age malpoli qui fête ses 50 ans et qui nécessiterait bien des cartons de contextualisation sur HBO Max – « le film est le reflet de son époque », « il n’engage que son auteur », « il est réservé à un public averti » – merci à la brillante réunion de brainstorming qui aboutit un jour à d’aussi stupéfiantes conclusions… Et si, en fin portraitiste de notre jeunesse « beurre de baratte », Louis Malle était une déclinaison VF d’Alan Clarke ?

Le crime du petit Antoine Doinel dans Les 400 coups (1959) ? Citer La Recherche dans ses copies doubles, chaparder des photogrammes à l’entrée des salles de quartier, et mentir à un instit’ vieille France qu’on croirait échappé de la saison 1 du Pensionnat de Chavagnes. On a connu pire en matière d’insolence. Dans la France bien coiffée de Réné Coty (c’est-à-dire bien avant le cinéma de Lisa Azuelos), c’est pourtant ce qu’un petit blanc bec aux pommettes saillantes pouvait commettre de plus effronté. En son temps, Zola aurait appelé ça un « chenapan », ce qui, vous en conviendrez sans mal, en impose pas tant que ça sur le terrain du comportement « problématique » ou sur l’échelle de la déliquescence morale.

Onze ans plus tard, un autre film d’adolescence made in France est lui aussi présenté à Cannes, dans un pays orphelin du Général, qui a vu la jeunesse (des beaux quartiers) s’octroyer le pouvoir en manipulant du parpaing 36 mois plus tôt. Ce film s’appelle Le Souffle au coeur, et il est précédé d’une sulfureuse réputation, même s’il tombe pendant la « décennie de tous les excès » (c’est comme ça qu’on l’appelait dans ma jeunesse, avant la récente requalification en « pédo-complaisance » initiée par les films de boomers) : on y lève un ultime tabou nommé l’inceste.

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C’est du moins l’argument choc qui motive deux millions et demi de Français à gagner la salle au printemps 1971. Au box-office, la tendance est clairement à la libéralisation des moeurs et à la romance no-limit, qu’elle soit avérée ou fabriquée par la puissance souveraine de l’imaginaire : en début d’année, Mourir d’aimer (le film du vieux Cayatte consacrée à l’affaire Gabrielle Russier) réunit 6 millions de badauds, quand l’éphébophile Mort à Venise rameute bientôt 1,4 million de curieux dans la moiteur de l’été. Dans cette France où les profs de fac fument du chanvre avec leurs élèves, Michel Polac, cigare au bec, profite de la sortie du Souffle au coeur pour consacrer un numéro de Post Scriptum à l’inceste. Il reçoit Malle, Moravia et des intellectuels en col blanc pas tous désireux de condamner la chose. Il reçoit surtout une avalanche de lettres d’insultes demandant la fin de l’émission, qui, vite sanctionnée, perd son statut hebdomadaire avant de déserter complètement la grille. La liberté a ses limites, surtout pour une télévision d’Etat.

Mais tel un Stéphane De Groodt qui n’aurait pas encore abandonné son esprit mordant pour ramasser les liasses en jouant les avortons dans Supercondriaque ou Barbecue, je digresse avant même d’avoir commencé. De quoi cause notre film du jour ? D’une famille de plutôt haute bourgeoisie dijonnaise en 1954, dans une France couleur sépia meurtrie par l’enlisement à Dien Bien Phu. Le père est un gynécologue austère qui ne bouffe ses oeufs qu’en meurette (Daniel Gélin) et qui anticipe une certaine droite filloniste, la gouvernante est un curieux croisement entre Orlando exige le clip et Ronflex, et la mère est une belladonna italienne jouée par Léa Massari, qu’on pourrait sans difficulté qualifier de femme libre selon les standards de l’époque (=qui n’hésite pas à tromper son monacal mari et qui ne s’en cache pas auprès de ses gosses).

Murmur of the Heart (1971)

Dans le salon, deux frères intenables qui ne respectent rien, aka les Pierre et Jean de la branle, bien décidés à faire péter les diktats de l’époque. Ils font pipi dans le lavabo, mettent des gnons à leur domestique, lacèrent le Corot fraîchement accroché au mur, s’approvisionnent dans le porte-feuille de leur mère, et s’expriment tels des aristos décatis en puisant dans un bréviaire intellectuel uniquement constitué de têtes brûlées n’ayant pas dépassé la 35aine (le général Lasalle, René Crevel…). Ils imposent également des concours de bites à leur jeune frère de 14 ans (« Allez Laurent, va chercher ta règle »).

Ce jeune Laurent, personnage principal du film, est lui bien plus introverti. Il partage son temps entre la littérature existentialiste et l’astiquage de manche dans sa chambre (la dissimulation sonore est assurée par l’alto virevoltant de Charlie Parker). Bien que de nos jours, on appellerait ça un « enfant à haut potentiel », ne croyez pas qu’il est moins con que les deux autres : avec son air de ravi de la crèche et sa patate chaude dans la bouche, il n’a pas vraiment d’autres choix que de s’inspirer de ses deux illustres modèles, et rigole lui aussi comme un gros bêta quand le dîner se transforme en session épinards-baseball.

Le gosse est d’autant plus tête-à-claque qu’il n’est pas là par hasard puisqu’il est interprété par Benoît Ferreux, un « neveu de » et pas des moindres. Son oncle n’est autre que Christian Marquand, séducteur patenté du cinéma français pré-Nouvelle Vague, qui, avec son beau-frère Jean-Louis Trintignant, incarna à merveille ces héroïques années Sagan/Vadim : hédonisme de décapotable, désinvolture chic au fond du canapé, dégustation de croissants sur une plage normande à 6 heures du matin, le tout sur fond de meubles Formica et de BB boum (c’était ma deuxième digression).

« Tu vas pas le faire dépuceler par une fille qui louche tout de même, ça le traumatiserait pour le restant de ses jours ! »

La vie sexuelle du petit Laurent est très fin de siècle : ses deux frangins lui planifient un déniaisage au bordel, piochant au sein de leurs connaissances la travailleuse la mieux à même d’effectuer la tâche. Le garçon n’a pas l’air spécialement pressé de passer à l’acte, mais rappelons qu’à cette époque Springora n’a pas encore son livre sur le consentement, et que le crâne déjà dégarni de Matzneff n’est pas encore la superstar des vidéos de l’INA. Les dialogues sont plutôt vinaigrés et vous noterez qu’ils auraient bien du mal à esquiver les Fourches Caudines des vigies Twitter qui connaissent mieux le conducteur de L’heures des Pros que le Praud lui-même: « Tu vas pas le faire dépuceler par une fille qui louche tout de même, ça le traumatiserait pour le restant de ses jours ! »

À force d’être toujours fourré dans les jupons de sa mère et de trouver les filles de son âge con-con, ça bouillonne dans la culotte courte du Laurent. Alors qu’on lui diagnostique un souffle au coeur (on vous déconseille de jouer les curieux en tapant « rétrécissement aortique » sur wiki) et qu’on lui prescrit une cure thermale pour reposer le tout, le voilà à l’arrêt dans une ville d’eau genre Vichy, à l’abri du tumulte. Sa môman l’accompagne dans sa vacance, et lui décoche une bonne baffe quand elle l’attrape derrière la porte de la salle de bain en train de reluquer sa sortie du bassin.

Jusqu’ici le film est encore harnaché à l’autoroute d’un politiquement correct assimilable (du moins pour l’époque, on s’est compris), mais ce qui va suivre – ATTENTION SPOILER, si j’ose encore m’exprimer ainsi en 2021 – défie toute loi qu’impose d’ordinaire la bienséance. Passablement éméchés après le bal du 14 juillet, nos deux personnages, que 22 années séparent, s’installent dans un bed king size qu’on imagine garni de molleton. Une atmosphère d’accordéon-guinguette en bruit de fond, les deux « amants » entament un acte nocturne qui ne sera jamais explicitement montré, mais qu’on devine aussi caliente qu’un tube de J-Lo produit par Sean Puffy Combs à la fin du dernier millénaire.

Le malaise est d’autant plus palpable que Louis Malle se garde bien d’apporter une quelconque désapprobation à ce qui se passe : au spectateur de se faire son propre jugement, ou de s’abstenir à son tour. Durant la nuit, Harold et Maude se promettent de garder le silence, comme s’ils venaient juste de s’adonner à un petit adultère dominical… Malle se contente de finir son film 10 minutes plus tard, sur une scène potache où toute la famille, réunie le lendemain matin, partage une tranche de rire autour d’un american breakfast !!!! (C’est le seul moment d’absolue communion au sein du ménage dans le film, ce qui est en soit d’une violence folle envers la famille mononucléaire et mononucléeuse). Le plus tabou des tabous universels est enfreint, et voilà que le Haneke français vient d’avaler un clown ! Avons-nous déjà vu ça ailleurs ?

Le souffle au coeur (1971) | MUBI

C’est ce qu’on appelle la banalité du Malle, et désolé si cette blague n’est comprise que par les lecteurs de Télérama et les élèves de classes préparatoires au Lycée Louis-le-Grand. Les hommes de goût que sont Wes Anderson, Noah Baumbach et les frères Safdie ont coutume de citer cet ambigu Souffle au cœur parmi leurs films fétiches, mais nous les Français semblons oublier ce genre de trésors qui prennent la poussière au fond de la cave. N’est-ce pas dans les vieux pots qu’on fait les meilleurs condiments ?

Qui oserait financer un machin pareil aujourd’hui ? Qui oserait quémander 1 million de pesetas à Nicolas de Tavernost et qui oserait caler ce truc dans sa grille, coincé entre deux tranches de rire de Valérie Damidot et Jérôme Anthony ? En 2004, un certain Christophe Honoré s’y était essayé avec Ma mère, en transposant le roman de Bataille dont Louis Malle s’était lui-même inspiré : le résultat était un torture porn avec Isabelle Huppert et Louis Garrel (pas désagréable, pour peu qu’on aime la petite bourgeoisie qui boit du champagne shakin’ their ass like they just don’t care autour de la piscine) qui faisait lui le choix de tout montrer. Et qu’on retrouve aujourd’hui uploadé sur n’importe quel site de cul grand public, ce qui tempère pas mal son aura scandaleuse (les Fluokids de la génération Z en ont vu d’autres). Nulle trace au contraire de ce Souffle au Coeur sur xvideos : et si la vraie subversion d’aujourd’hui, c’était de ne pas se laisser facilement absorber par cet immense flux mondial qui, sous perfusion algorithmique, ne prend même plus la peine de lire entre les images, et que s’apelorio le worldwide web ?

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