Trente cinq ans après la fin précipitée du groupe mancunien, il manquait encore une nécrologie rédigée par Sigismund Benway pour tout nous expliquer sur le fondateur de Joy Division, sa vie, sa mort, ses emmerdes, ses deux femmes, la scène punk et les crises d’épilepsies. Voici 27.000 signes pour mourir un peu moins bête, ou joyeux.

Joy Division est un miracle, né du hasard, dans le parfait timing d’une situation, celle initiée par le punk anglais de 1977. Quatre musiciens d’exception, dont le jeu et l’inspiration doivent autant à leurs talents propres qu’à une série de circonstances dont ils surent tirer le meilleur. Avant tout cela, Joy Division c’est d’abord le désir et l’arrogance inséminés par Johnny Rotten dont  la question existentielle fut : cela est possible. Bernard Sumner et Peter Hook rencontrent Curtis, le type qui a écrit HATE en lettres rouges au dos de sa veste, à l’un des concerts des Sex Pistols. Concert ? Mur de son, crachats et baston. Rien d’inaccessible pour ces lads de Manchester, qui, comme d’autres ce soir là, décident de monter un groupe. Et de la même manière que chaque personne ayant acheté le premier album du Velvet Underground fonda un groupe, selon la célèbre citation de Brian Eno, ce soir là, au Lesser Free Trade Hall de Manchester, Mark E. Smith fonde The Fall, Morrissey les Smiths et donc Bernard et Peter d’un côté, amis d’école, et Ian Curtis et Deborah (sa fiancée) de l’autre, Joy Division. Ce soir là, il surent non seulement montrer que cela était possible de tenir une scène  avec de l’arrogance simplement, et quelques instruments. Mais dans le même mouvement les Pistols épuisaient cette possibilité, obligeant ceux qui en furent bouleversés à avancer directement vers autre chose. Le punk c’était bien parce que c’était court, le punk c’était les Sex Pistols. Hors de question de finir comme les Heartbreakers, héroïnés au dernier degré, jouant jusqu’à trois fois Chinese Rocks au même concert. Au lendemain du concert – le premier des Pistols à Manchester – naissait le post-punk et un nouvel âge d’or, 77-82.

xlarge_joy_division-4_3fcb0

Guerre et pets

Impossible de comprendre à l’écoute des albums studios que Joy Division était le groupe le plus brutal d’Angleterre. « Unknown pleasures » n’évoque-t-il pas les délices d’une dépression dans une cave gothique ?Il suffit d’écouter la distance entre Disorder par Martin Hannett, leur producteur, et n’importe quelle version live. Aux Bains Douches, le son est dur, Stephen Morris frappe fort, la basse est devant Curtis et derrière Sumner tricote dans la distorsion : le son Joy Division. Un batteur autiste avec un grand menton, qui s’obstine à hypnotiser avec du bruit les riffs de Peter Hook, sur lesquels sont construites la majorité des chansons. La guitare est ramenée à une couleur changeante. Dans son livre, Hook expliquera comment il est parvenu à ce jeu : d’abord parce que Sumner n’aime pas jouer de la guitare rythmique et qu’il préfère le lead. Ensuite parce que Curtis, qui souhaitait retrouver le mur qui l’avait tant impressionné chez les Pistols, avait abandonné lui même rapidement sa rythm guitar pour se concentrer sur le chant et la danse. Enfin parce que son ampli transformait toute basse en bruit de pet, l’obligeant à jouer dans les aiguës. Au final un son incisif, ou chaque coup de hi hat sonne comme un coup de fouet, et une baston dans la salle.

Martin Hannett fera tout autre chose : Joy Division était un pack conçu pour la brutalité, il le dissociera à l’extrême, jusqu’à démonter la batterie de Morris pour en enregistrer à part chacun des éléments, les perdant tous dans la solitude, avec la voix de Curtis en overdub, planant comme un fantôme dans la distance.

Love triangle

Ian Curtis, Deborah et leur fille.
Ian Curtis, Deborah et leur fille.

Un morceau de métal passé à l’acide puis abandonné à la corrosion, où sont gravés les mots Love Will Tear us apart. 45 tours pierre tombale, paru un mois après le suicide de Ian Curtis, et son inhumation dans le cimetière de Macclesfield, petite ville de la banlieue de Manchester. Où ces mêmes mots furent gravés sur sa pierre tombale, la vraie cette fois-ci, à la demande de sa veuve Deborah. S’agirait-il de son testament ? Il y a ce goût dans la bouche, alors que le désespoir prend le dessus. Le choix de cette épitaphe semble étonnant, tant la chanson, la plus célèbre de Joy Division, semble être un réquisitoire implacable contre elle et son foyer. « When routine bites hard, and ambitions are low ». Il n’est guère étonnant que, selon ses propres termes, Deborah Curtis se soit sentie furieuse et humiliée lorsque Rob Gretton, le manager du groupe, lui apprit que ces paroles évoquaient l’échec de leur mariage, comme un règlement de compte posthume. Et une question : comment n’ont-ils, tous, pas pu voir ce mal être annoncé à travers des dizaines de chansons, dans un vacarme de guitare et de basse ? Deborah Curtis ne découvrait-elle qu’à ce moment là l’ampleur du désespoir qui animait Ian Curtis ? Que croyait-elle vraiment ? Le titre évoque le ressentiment qui monte, les sentiments qui s’éloignent, les attitudes changeantes et les chemins qui s’écartent, la froideur du lit conjugal. Et encore, il ne s’agit pas seulement de Love Will Tear us apart. Déjà dans I remember Nothing nous étions des étrangers, depuis bien trop longtemps, violents, violents. Le désespoir, dans The sound of music, Essayer de tout recoller, je ne vois rien s’améliorer. Et puis bien entendu tout l’album « Closer ». Une explication, simple : mise à distance depuis un temps déjà, elle ne découvrit par exemple Heart and Soul ou A means to an End que deux mois après sa mort. Dans son livre, Touching from a Distance, elle explique : « Ian avait apporté la cassette de « Closer » à la maison. J’aurais pu écouter et comprendre à quel point il allait mal. Mais seulement nous n’avions même pas de radio cassette à la maison ».

Une autre eut la chance de découvrir « Closer » avant l’irrémédiable : ce fut Annick Honoré, la groupie devenu maîtresse de Ian Curtis, l’accompagnant sur les tournées, tout frais payé par Tony Wilson, patron de la Factory, alors que dans le même temps pour Deborah, Ian était prétexté « pas de femme backstage, pas d’argent pour t’emmener avec nous ». Et ce qu’Annick découvrit dans « Closer » la fit pleurer. Nous pourrions en effet imaginer qu’un homme, au seuil de la gloire et de la célébrité, engagé dans une passion avec une femme partageant son goût pour la musique et la poésie, allait faire passer un peu de lumière dans ses compositions. Et que nous aurions d’un côté l’ennui conjugal, raconté dans Love Will Tear us apart, un ennui à fuir à tout jamais, et de l’autre l’épanouissement à travers l’art, la musique, Joy Division, la passion. Il n’en fut rien : ainsi dans Closer chante-t-il : « Juste un instant, j’ai cru avoir trouvé mon chemin. Destinée déployée, je l’ai regardée s’éclipser ». En effet il semblerait que tout cela était bien plus confus que ça.

shadowplay__joy_division_by_madridstar-d7eu3i6
Love Will Tear us apart
baignait déjà dans l’ambigüité. Si pour la plupart des titres parus après octobre 1979 nous ignorons si Ian s’adresse à Annik ou Deborah, il semble acquis que Love est dédié à sa femme. Le titre emblématique de Joy Division, est déjà le moins représentatif de sa musique. Tony Wilson lui aurait fait écouter un best of de Frank Sinatra, ce qui aurait donné envie à Ian de la jouer crooner. Nous sommes alors loin de la violence de « Warsaw » et de la froideur de « Unknown Pleasures ». Le chant de Ian se calme, et les concerts reports témoignent de ça : le groupe semble avoir moins envie, il semble déjà décliner, un an après son apogée. Ambigüité de Love Will Tear us apart que nous désignons sous le simple vocable de Love. Ambigüité aussi de Joy Division : que nous désignons simplement par Joy. Joie chantant l’amour, un amour pâli, l’amour conjugal mourant. Mais « pourtant il y a toujours cet attrait que nous avons maintenus à travers nos vies ». Et qu’alors « que le désespoir prend le dessus » il reste « juste ce quelque chose de si bon, qui ne peut simplement plus fonctionner ». De réquisitoire à déclaration.

Touching from a distance

813gHJbMijLDeborah Curtis ne semble pas faire le poids face à Annik Honoré. Lire son livre : elle y parle de maison, de désir de maternité inspiré par ses copines du lycée, de son petit chien qui est mort, et de crédit pour les meubles. De l’autre côté, une femme cultivée, travaillant à l’ambassade (de Belgique), et ayant suffisamment d’argent et de temps pour accompagner son mari sur les routes. Tandis qu’elle doit s’occuper seule de l’enfant – Ian refuse de prendre leur fille dans les bras par peur des crises d’épilepsie -, qu’elle le confie le soir à ses parents pour pouvoir aller travailler dans un bar. Pas d’argent, des dettes, et Ian Curtis qui a abandonné son travail au pôle emploi local pour se consacrer entièrement à la musique. Ce qui ressort d’ailleurs de l’ouvrage – toujours « Touching from a Distance » -, c’est qu’elle n’a aucune animosité contre Annik Honoré. Elle réserve celle-ci à la véritable maîtresse infâme, celle qui lui a volé et tué son mari : Joy Division, le business de la musique. Les tournées, le manque de sommeil, l’ingratitude. J’avais tellement investi sur lui, qu’il n’allait pas me dire qu’il était suicidaire dira Tony Wilson.

Les problèmes conjugaux furent loin d’être l’unique cause de souffrance de Ian Curtis. Le cirque Joy Division semble tout autant mortifère pour lui : pas un cirque d’ailleurs, mais une foire aux atrocités, titre emprunté à Ballard dans Atrocity Exhibition : « Des asiles aux portes grandes ouvertes, où les gens ont payé pour voir à l’intérieur, Pour s’amuser ils regardent son corps se tordre. Derrière ses yeux il dit : « j’existe encore ». L’intensité du chant de Ian Curtis, le spectacle de sa souffrance, exprimé en mots et en musique, et son attendue crise convulsive, lorsque excité par les lumières, le bruit, le manque de sommeil il s’effondre, voilà ce que les gens venaient voir.

Isolation : « In fear very day, every night ». Passover : « Je me rétracte de tous mes engagements, je sais que je perdrais à chaque fois. » Joy Division devient une colonie, une mère qui après un dernier au revoir, laisse son enfant seul dans le froid de cette colonie. Une colonie pénitentiaire même, vision empruntée cette fois à Kafka. Dans celle-ci, un homme visite une prison, situé une île lointaine, où les condamnés voient leur faute écrite dans leur chair par la lame d’une ingénieuse machine. Le tourment est long et la peine barbare, mais la machine si prodigieuse qu’elle suscite l’adoration.

Close to me

« Closer » est une mise au tombeau : sa pochette, désormais jaune pisse pour la version CD, montre un mausolée, celui de la famille Apiani. Des statues de pierre priant un gisant, de pierre lui aussi. Une femme, auréolée, sainte peut-être, voit sa tête décadrée, décapitée par le cadrage. Elle regarde vers le ciel, tandis que les autres baissent les yeux au sol. Là encore nous pouvons nous demander jusqu’à quel point la Factory joue la petite marchande de mort : cette pochette était elle un choix du groupe ? De Ian ? Fut-elle décidée avant sa mort, ou composée ensuite ? La Factory n’a-t-elle pas fabriqué là un beau cadavre à envelopper et à présenter dans une mise en scène morbide ? Non, on ne peut pas les accuser de cela. En fait, nul ne fut bien sûr satisfait de sa mort, ni d’assister à la naissance d’un mythe comme il en existe tant d’autres dans le show business. Ils ne furent pas tristes d’ailleurs. En réalité ils étaient en colère : Ian les avait simplement planté. Et au début d’une tournée américaine qui allait les rendre riches et célèbres, le pensaient-ils. Heureusement pour eux, pour ce qui restait de Joy Division, c’est à dire New Order, ce n’était qu’un contre-temps. Et l’argent viendrait bien assez tôt, lorsque après « Movement » – disque deuil – ils abandonneraient l’héritage de Ian Curtis pour se consacrer pleinement à l’eurodance, ouvrant la voix aux Pet Shop Boys. Transformant le tombeau en boîte de nuit nommée l’Hacienda. La basse de Perfect Kiss m’émouvra toujours.

Rien n’est plus indisposant que le culte Curtis tel qu’il peut s’exprimer via Atmosphère à la fois dans le clip de l’époque, mais aussi dans 24h Party People, dans Control de Corbjin, qui n’est d’ailleurs pas un si mauvais film que ça. Atmosphère, titre honni : ses images surtout. L’enterrement d’un patron du Klu Klux Klan ? Tourné par Corbjin aussi d’ailleurs. On y voit des Ewoks dans le désert. Il y en a des noirs, il y en a des blancs. Le son est vaguement plombant. Un son épique à la Phil Collins, horrible, et la voix agonisante de Ian Curtis : plus aucune envie, plus aucune rage, et donc déjà le son New Order qui pointe avec son triste Lundi Bleu à l’horizon. Imagerie vaguement facho. Atmosphère obtint alors son label de musique d’enterrement. Paru un mois après la mort de Ian, comme beaucoup de choses d’ailleurs : la Factory marche alors à plein. A la mort de Annik Honoré en 2014, Peter Hook twittera : « nous jouerons Atmosphère ce soir pour elle ».

104-72871
Parmi les polémiques auxquelles plus personne ne s’intéresse, cette question de l’imaginaire nazi dans Joy Division sera agité ici uniquement par égard à la presse musicale de l’époque, qui en avait paraît-il fait son scandale. Aujourd’hui, Joy Division c’est Joy Division, et non une référence à une quelconque division de prostituées d’un camp de concentration tel qu’évoqué dans l’obscur pulp qui inspira dit-on ce nom. Ambiance Ilsa louve des SS. Et Joy Division est un excellent nom, bien plus en tout cas que les Smiths ou les Beatles. Dimension ironique – la joie -, et ferveur martiale – la division.

Il ne fut d’ailleurs pas le premier nom, mais le troisième du groupe – trois comme pour troisième Reich -, après celui de Stiff Kitten et Warsaw. D’ailleurs, dit-on, ils ne sortirent des 33 et des 45 tours qu’en l’honneur du nazisme, de la prise de pouvoir de Hitler, jusqu’à son suicide. Suicidé comme Ian Curtis. Remarquons à ce point que « Unknown Pleasures » dure 39 minutes, tandis que « Closer » 45… Lorsqu’en 77 parut leur premier titre, Ideal for living, représentant un petit aryen jouant du tambour, ils le firent sous le nom de Warsaw. 77 étant une sorte de 88 Heil Hitler auquel on retire 1, ce qui donne GG pour « Good game, Adolf Hitler ». Le son est raide et punk, et c’est alternativement avec « Unknown Pleasures » et « Closer » mon album préféré des mancuniens. Le chant est tendu, loin loin du relâchement d’Atmosphère par exemple. La jeunesse et la fougue. Etonnant de constater combien il semble avoir vite vieilli, parvenant en quelques années à une diction et au timbre des dernières heures de Johnny Cash, alors qu’il n’a que 23 ans. Ideal for living s’ouvre donc sur « Warsaw », et évoque selon quelqu’un sur internet – et ce n’est pas moi qui l’invente – la vie de Rudolf Hess. Pour preuve cette amorce très Ramones « 3, 5, 0, 1, 2, 5 go !» qui ne serait pas seulement un compte à rebours bizarre mais le numéro de matricule de Rudolf Hess. Le titre évoquerait sa trajectoire étrange, depuis le putsch de Munich en compagnie d’Hitler, jusqu’à sa désillusion et sa fuite en Angleterre, au dessus de laquelle il fut abattu par la DCA dans son petit avion. Il y passera le reste de la guerre, prisonnier quelque part en Ecosse, prétendant être venu négocier la paix, avant de devenir mutique puis paranoïaque. Il finira ses jours en Allemagne, où il se suicidera en 1987 dans sa prison de Berlin, à l’âge de 93 ans : pendu à un fil électrique. Comme Ian Curtis bien entendu. Ici une pensée pour l’incroyable longévité des dignitaires nazis. Alois Brunner mort à 94 ans, Hess donc à 93 ans, Donitz à 89 ans, et encore ce n’était que la D2 du régime. Dieu seul sait combien de temps aurait vécu Himmler s’il ne s’était pas suicidé – dont les derniers mots furent le saviez-vous « Ich bin Heinrich Himmler », on pense immanquablement au discours de Kennedy à Berlin, sans parler de Hitler.

230blog_warsaw« Warsaw » donc : vision de guerre. Bien entendu inspiré par le titre de Bowie sur Low, de sa trilogie berlinoise : Warzsawa. Petite anecdote, lorsque Ian avoua son infidélité avec la femme belge, la première réaction de Deborah fut de briser ce disque, précisément. Les paroles sont alors et encore strictement impersonnelles : elles évoquent la corruption de la politique, le dégoût de la société. Déception de Hess par rapport au nazisme donc « I just see contradiction / Had to give up the fight ». Leaders of men est clairement une critique de la mécanique oratoire fasciste – « Thousands words are spoken loud / Reach the dumb to fool the crowd ». On y contemple « Tous les échecs de l’homme moderne » dans Failures, vivant dans l’être glacial du monde moderne, « all dressed in uniforms so fine / They drank and killed to pass the time » – They walked in line. Dégoût de la masse rejet du pouvoir : la bande à Ian Curtis aurait fait de très mauvais révolutionnaires. Difficile de voir en eux les fondateurs du National Socialist Black Metal, sans les problèmes de gorge, si cher aux polonais dont ils empruntèrent le nom de la capitale : le fascisme même a déçu, et la politique en général. Reste une banlieue froide et grise. La langue martelée, les uniformes, la fusion dans le groupe, le goût du meurtre : l’essence du fascisme saisit en quelques visions. La maturité politique surprend chez un si jeune homme. Il faut dire que Ian Curtis n’est pas Sid Vicious. Il a beaucoup lu, et les fac similés des titres de sa bibliothèque présentés dans l’ouvrage « This is permanence » montre une culture étonnante pour un banlieusard de Manchester. On y retrouve L’Idiot de Dostoïevski, La Nausée de Sartre, Une saison en enfer de Rimbaud, Antichrist de Nietzsche, Wilde, Warhol.

Ian ne parlait plus, raconte Deborah. Lorsqu’on lui demandait ce que pouvait signifier telle ou telle chanson, il répondait simplement, mes chansons ont la signification qu’on leur donne. Evitant les questions, évitant le regard même, toute communication était désormais impossible. Et lorsqu’il n’y a plus de langage dans un couple, il n’y a plus rien, si ce n’est des regrets, la culpabilité, tout ce qui allait faire le sel de « Unknown Pleasures ». Beaucoup trop doux pour affronter quelqu’un de face, lors d’une pénible conversation, il ne pouvait faire ses confidences que face à un public invisible, aveuglé par les projecteurs, rendu sourd par la pulsation de la musique. La confusion :  » I’ve been waiting for a guide to come, take me by the hand « , les récriminations  : « I campaigned for nothing, I worked hard for this, I tried to get you, You treat me like this » , le désespoir dans Insight  : «  Guess your dreams always end, They don’t rise up just descend », la culpabilité pour New dawn fades : « Different colours, different shades, Over each mistakes were made, I took the blame ». Si la tentative de suicide est un appel au secours, alors chacune de ses chansons en est une. A qui parle-t-il, si ce n’est à Deborah. Question de date, il n’a pas encore rencontré Annik. « To the centre of the city where all roads meet, waiting for you » – Shadowplay.

Transmission

Il y eut pourtant un moment heureux : quand bien même il n’aurait que le temps d’une chanson, entendu à la radio : Transmission. Les deux notes de basses écrasant chaque temps, le vacarme de cymbales et de snare, le riff de guitare simplissime : l’évidence du punk des débuts. L’anti Love Will Tear us appart : Transmission dit à la fois la certitude de la fin : «We would have a fine time living in the night, Left to blind destruction », la possibilité d’une survie : « Staying in the same place, just staying out the time / Touching from a distance, further all the time », et peut-être même l’espoir de voir l’amour sauvé : « synchronise love to the beat of the show ». « Touching from a Distance », c’est à dire s’effleurer à distance, c’est d’ailleurs le vers que Deborah Curtis choisit pour sa biographie. L’espoir que le maintien d’un contact, même ténu, même de plus en plus, puisse suffire in fine à sauver Ian Curtis. C’est ce qu’elle entreprit, même une fois les mensonges et la liaison découverts. Peut-être même après la mort : et nous continuerions comme si de rien n’était en restant au même endroit, en se tenant juste en dehors du temps.

Something must break

Quelque chose doit se briser. Ian regarde autour de lui. Cela ne peut être que son mariage, ou Joy Division. Entre ces deux mondes se situe le conflit inextricable. Il pourrait supporter la fin de l’aventure musicale, ce qui apaiserait les tensions à la maison, règlerait les problèmes. D’un autre côté, fuir lui permettrait de vivre pleinement sa vie, son aventure. A moins que ce ne soit lui qui flanche en premier, d’une crise d’épilepsie, d’un excès d’alcool. Il n’aura pas à choisir ; tout s’écroulera en même temps, lors de ces sombres mois d’avril et mai 1980, ceux là même chantés par les Cocteau Twins : « Why can’t we change / Oh, Could be a Saint / Oh, Doctor Signal ».

Ian Curtis s’écroule en premier, d’une crise convulsive à la fin d’un concert en première partie des Stranglers, au Rainbow Theatre. Il se bourre de barbituriques, devient incapable de jouer. Les autres tentent de le remplacer par Topping, le chanteur d’ACR. Emeute. Les dates sont annulées. Deborah demande le divorce. Le voici incapable d’assurer les concerts, incapable de rassurer sa femme, lui même incapable de tenir debout. Quand à sa relation avec Annick, nous n’en savons que peu de choses. Lui même en a-t-il parlé ? Nul love song chez Joy Division : elle n’existait que comme groupie au sein de cet enfer. En a-t-elle été peiné ? Elle même, décédée récemment, n’en dira que peu de choses, excepté que leur relation était platonique étant donné que Ian Curtis était impuissant à cause de ses médicaments. J’ai du mal à comprendre pourquoi c’est ce qu’elle dit, et pas autre chose. Deborah Curtis racontera qu’elle se comportait de façon autoritaire avec Ian, qu’elle le traitait comme un chien. Du moins, c’est ce qu’elle a entendu dire. Nous sommes dans le flou. Toujours est-il qu’il est possible que cela aussi ait flanché. D’autant plus qu’il avait pris la décision de la quitter. Le voici au dessus d’un abîme plus vaste que la création. Heart and soul, one will burn : « Je vois encore ton visage à ma fenêtre, qui me tourmente, m’apaise pourtant, et m’emprisonnera, quelque chose doit se briser maintenant, cette vie n’est pas la mienne, quelque chose doit se briser maintenant, attendre le moment ». Avancer sur le fil du rasoir, délaissant chacune des deux voies, refusant le choix. Inscrire dans sa chair le motif même de la punition, et lentement en mourir, après un long et sanglant spectacle.

Control était un film sympathique, qui eut le goût de ne pas être un biopic, mais un vaudeville. L’homme, la femme, la maîtresse dans le placard pour une sérénade à trois tragique parce que la drogue, parce que la new wave c’est triste, parce qu’en Angleterre il pleut et qu’ils sont tous romantiques. Puisqu’il s’agit de cinéma, le réalisateur se sentit néanmoins obligé d’illustrer ce qu’il voulait montrer, ce qui s’avère être au revisionnage ridicule. Semi sosie de Ian Curtis, pose empruntée, vêtements d’époques. S’il ne s’agissait que de cela, nous pourrions nous laisser aller au charme de la reconstitution historique. Mais il faut que l’inspiration même de Ian Curtis soit illustrée. Et voici que s’avance une jeune femme, et voici qu’elle crise, sous les yeux de Ian Curtis, et voici que débute She’s lost control, again. Et puisque nous sommes dans un vaudeville, l’histoire d’un homme déchiré entre deux amours – peut-on aimer deux femmes à la fois ? Oui, mais mal dira le moraliste.
iancÉtonnamment on se pose moins la question de savoir si nous pouvons être aimé par deux personnes. Et voici qu’apparaissent les rivages enchantés de la psychologie, et de la question : pourquoi ? Nous n’y étions pas, nous ne les avons pas connus, mais nous voulons néanmoins comprendre. Est-ce un tort ? Je suis persuadé que non. Je pense même que l’énigme Joy Division se situe ici – et pas dans l’écho du snare. Que Ian Curtis lui-même n’a chanté que pour cela : être compris. Du moins être reconnu dans sa singularité, ici souffrance. Nous voulons comprendre – mais Control ne nous sera d’aucun secours. Les thèses sont entassées les unes sur les autres : culpabilité, fatigue, dépression, drogue, schizophrénie, épilepsie. Nous imaginons aisément que s’il avait pu régler chacun de ces problèmes – donc en rompant avec Annick, dormant un peu, partant en vacances, etc – que pour nous le problème, le notre, celui présenté de façon si aiguë dans Joy Division, resterait entier. Il aurait pu atteindre la 24ième puis la 25ième qui lui aurait permis de prendre tout ce cirque un peu moins au sérieux. D’ailleurs, n’est ce pas un cirque qu’il aurait voulu rejoindre, une fois Joy Division terminé ? Tel le Karl Rossman de l’Amérique de Kafka : jeune homme émigrant pour fuir la faute d’avoir engrossé la bonne de la maison. Et le voici dans le nouveau monde, vivant milles aventures, pour rejoindre le grand théâtre cirque de l’Oklahoma. L’Amérique, ou l’oublié est le titre de ce roman. A défaut de se faire oublier… Le dernier film que verra, selon la légende, Curtis sera Stroszek. Un allemand, Bruno, quitte l’Europe, vit quelques aventures en Amérique, avant de se suicider dans une fête foraine. Deborah Curtis raconte qu’après « Unknown Pleasures », et « Transmission », Ian Curtis estimait avoir tout dit : sortir un 33 et un 45 tours et tirer sa révérence. Plutôt que de terminer sa vie dans cette foire aux atrocités. Mais elle dit autre chose encore : « je suis persuadée qu’il avait planifié sa mort depuis toujours, et que Joy Division en était le mausolée assemblé pierre après pierre ».

Destin sur la corde

Il est indéniable que son suicide colore d’une façon particulière ses dernières chansons – voir toute son œuvre. Une couleur grise, un certain poids à ses dernières paroles, ses derniers gestes, comme autant d’énigmes posées. Celui qui aurait survécu à ça n’aurait pas été le même. Il exorcisa une génération entière de la tentation mélancolique. Robert Smith des Cure déclarera lui même que Ian Curtis s’était suicidé pour lui, et qu’ainsi il n’eut pas à le faire. « I hate myself and I want to die » chantait Kurt Cobain. Il faut croire les gens lorsqu’ils parlent. Syndrome lettre volée : à force de défendre ses chansons soir après soir, les affutant tels des purs blocs de mélancolie grise, elles en devinrent inaudibles. L’idée qu’il puisse survivre à une chanson tel que Something Must Break, que la vie puisse continuer, vers un autre concert, devint impossible. Un chant de plus en plus las, des couplets égarés, inachevés, des enregistrements chaotiques.

Les derniers mots, la dernière chanson ? Peut-être est-ce Ceremony : « Watching her, these things she said
/ The times she cried
/ Too frail to wake this time », murmuré cassé à l’un de ces derniers concerts. A moins qu’il ne s’agisse de In a Lonely place qui semble dévoiler le mystère du sombre timbre caverneux de la voix de Curtis : « Caressing the marble and stone / How I wish you were here with me now ». La chanson résonne d’un écho d’outre-tombe.

9 commentaires

  1. Ha ! Et bien cet article capte très bien les questionnements et fascinations qu’on a et qu’on éprouve lorsqu’on découvre le groupe et qu’on en devient fan, avec tous ces arrêts sur les détails chronologiques ou sur certaines paroles. Ca résume tout ça et ca me rappelle toute une époque ! Je sais pas si je vais oser me réécouter la totale, mais merci !

  2. Un nouveau livre vient de sortir chez Camion Blanc, voici le pitch : « Voila le travail, ce livre de 362 pages sur Joy Division, est enfin disponible depuis aujourd’hui chez Camion Blanc. L’ouvrage a commencé à être rédigé fin juin 2017 sur une demande de la directrice de collection « Paroles de Fans »/Camion Blanc à Pedro du label Unknown Pleasures records; On ne pensais pas que quelque chose de nouveau pouvait encore être écrit concernant Joy Division, et au final vous vous apercevrez que certains fans, eux même musiciens reconnus, ont tutoyé le mythe de très près avec de super anecdotes à nous raconter. Quel est le point commun entre The Hacker et le guitariste Alice Botté, entre Marc Collin de Nouvelle Vague et Emmanuel Hubaut de Dead Sexy/LTNO, ou entre Alain Seghir de Martin Dupont et Pascale de Marc Seberg? Vous le saurez en lisant ce livre…

    Cet ouvrage comporte les récits sans aucune forme de condescendance de ma rencontre musicale avec le son de Joy Division durant mon adolescence ainsi que les témoignages exceptionnels que j’ai pu recevoir de Mark Reeder (ami d’enfance de Ian Curtis et réalisateur de « B Movie: Lust & Sound in West Berlin (1979-1989) » qui vient de tourner un clip pour New Order), Alice Botté (guitariste de Bashung, Christophe, HF Thiéfaine, Jad Wio …), Michel Amato (THE HACKER), Marc Hurtado (Etant Donnés), Samy Birnbach (Minimal Compact), Marc Collin (Nouvelle Vague), Richard 23 (Front 242), Dirk Da Davo (Neon Judgement), Nicolas Ker (Poni Hoax), Pascale Le Berre (Marc Seberg), Philippe Carly (photos de couverture), Usher San (Norma Loy, Black Egg), Dan Söderqvist (Twice a man), Jean-charles Versari (Versari), Emmanuelle Hubaut (Lest Tétines Noires, LTNO, Dead Sexy), Yves Royer (Guerre Froide), Alain Seghir (Martin Dupont), Christophe Demarthe (Clair Obscur), Anthony Augendre (Virgin) et des tas d’autres récits de fans à propos de ce groupe culte de Manchester. On apprend des choses dans ce livre que personne n’avaient encore racontées sur l’Angleterre des années 70, sur Ian Curtis et sur Joy Division. Des tranches de vie cold wave, sans chichis ni bavardages inutiles.
    http://www.camionblanc.com/detail-livre-joy-division-paroles-de-fans-1216.php

  3. Florian aka Sigismund Benway, Je me me moquais de sa poire dans l’article what the fuck dithyrambique paru sur Liz frigidaire et ses Cocteau twins en 2013. Je ne croyais pas si bien dire en devinant que Sisgismund Florian était un thuriféraire de Joy Division, un de plus chez les chroniqueurs français, c’est une pandémie dans la blogosphère d’internet. Deux après, il écrivait donc son petit papier-ci sur Joy Division à l’entête Joy Division.
    Dans son papier sur les cocteau twins, Florian Sisgismund montrait aussi qu’il était un petit contempteur de Siouxsie & the Banshees. Tiens Florian Benway, voici un poinçon dans tes gencives, je te mets sous le nez de tes verres de presbyte, une citation de Joy Division et de Peter Hook :
    <>
    https://www.qthemusic.com/articles/playlists/playlist-peter-hooks-field-recordings-favourite-live-tracks-stooges-rolling-stones

    Gonzai, est un repère de chroniqueurs avec une culture Inrockuptibles / Magic, qui ont eu leur logiciel formaté, pour dire sur le mode hors de question d’écrire quoi que ce soit de positif sur Siouxsie & the Banshees, et peu importe qu’ils soient révérés par la majeure partie de tous les artistes qui sont en odeur de sainteté sur notre site. On fait semblant de ne pas savoir. salut les petites frappes

  4. Vu JOY D. with the ruts & un condencé des Damned au Nashville @ Londres ( u.k.) & un peu + tard au RAINBOW & toute une floppée de guests, 3 semaines après , il était plus là.

Répondre à Songazine.fr Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*
*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

partages