Comme on a déjà dit tout le bien que l’on pensait du nouvel album de Jef Barbara, on n’allait pas laisser passer l’occasion de rencontrer le Montréalais à l’occasion de sa tournée européenne. Plus Ziggy que Daho, plus homo qu’Amanda Lear et assurément plus mainstream qu’Alain Kan, Jef aime à se dissimuler derrière les identités multiples; se travestir littéralement, pour brouiller les pistes. Mystère insondable que ce canadien qui voudrait conquérir le monde avec sa gorge profonde… Et si vous voulez lire une information que vous ne trouverez nulle part ailleurs, sachez que Jef Barbara a 38 ans et qu’il fait nettement plus jeune avec sa robe jaune pailletée et un foulard rouge Karaté Kid dans les cheveux.
Quand je prépare une interview, j’aime bien lire une tonne d’informations sur la personne. Là, je dois avouer qu’il y a assez peu de choses vous concernant sur Internet même si je ne doute pas que votre notice Wikipédia sera longue comme le bras dans quelques années.
J’ai essayé de rédiger ma propre notice Wikipédia mais je crois que les gens qui surveillent le site s’en sont rendu compte : il est interdit de créer soi-même sa propre page donc elle a été supprimée. Je vous préviens : j’invente les réponses aux questions qui ne m’inspirent pas, du genre « donne-nous ton top 3 de tel machin » !
Et donc, avant la sortie de mon premier album « Contamination », j’étais dans le groupe Jef and the Holograms. On a publié un EP paru après la séparation du groupe, disque que je trouve inécoutable aujourd’hui. Il est très élaboré mais je le considère comme un exercice de style : trop de fantasmes et d’immaturité. Je connais des gens qui l’aiment néanmoins… J’ai publié aussi un EP inspiré de l’histoire de Pinocchio sur lequel on retrouve un duo avec R. Stevie Moore. Encore avant tout cela, j’ai fait du théâtre amateur puis de la performance au cours de laquelle je me travestissais. J’ai combiné musique et performance par la suite.
Pas mal de vos chansons paraissent évidentes dès la première écoute. On entend beaucoup d’influences européennes alors que vous êtes canadien.
J’aime beaucoup les Smiths et la pop anglaise, cela s’entend sur le morceau Chords. J’ai repris également Erection de Mag and the Suspects, un groupe totalement inconnu mais européen d’après les informations dont je dispose. Technic is fun, coécrit avec mes amis de Freelove Frenner, est une tentative de reproduction de l’ambiance de « Drama of Exile » de Nico, qui a été produit par un Français, Philippe Quilichini.
Vous avez grandi dans les années 80 et cela s’entend.
Cette époque a nourri ma conception de la musique. On associe ces années à MTV, à la culture de l’image, c’est manifeste chez moi. Je m’intéresse à l’image et à celle que je renvoie. Pas seulement au son. Je ne sais pas si mon goût pour cette décennie est liée à mon goût pour l’image ou si c’est l’inverse : j’aime les années 80 et donc j’aime l’image et la mise en scène.
Il y a de la musique sur cet album qui est influencée par des choses que j’ai découvertes bien plus tard. Je n’ai pas eu la chance d’avoir des grands frères et sœurs cools branchés post-punk qui auraient pu me faire découvrir des choses. Je me suis fait mon éducation tout seul en creusant dans cette voie, ou par le biais d’amis plus cools que moi.
About Singers ressemble à du Morrissey. Vous parvenez à vous approprier l’influence et à la dépasser de manière très personnelle. Technic is fun me rappelle Love. Ce ne sont pas des pastiches même si cela rappelle des choses. On pense aussi aux Associates.
Je pense que ces influences se manifestent de manière inconsciente dans mes chansons, rien n’est prémédité. J’essaie d’être le plus libre possible à la fois quand j’écris mes chansons et aussi lorsque je les interprète.
Concernant les Associates, je m’identifie beaucoup à Billy Mackenzie, et ce sans parler de son homosexualité. Sa sensibilité et sa voix me touchent beaucoup. C’est quelqu’un qui naviguait entre l’underground – par certaines de ses affiliations – et le mainstream. En cela, je me sens proche de lui même si je n’ai aucune envie de partager son destin tragique. D’habitude, on me parle plus de Jobriath ou d’autres chanteurs glam.
On a déjà dû vous parlez aussi de Marc Almond, qui refuse que l’on fasse le lien entre sa musique et son homosexualité : « ne me jugez pas là-dessus », dit-il en substance. Or, lorsqu’on entend ses albums, il y a une sophistication et une affectation très homosexuelles. Est-ce que vous dissociez les deux ?
Au contraire, ce sont des choses qui se rejoignent. A la base, je me considère plus acteur que musicien. Mon expression musicale n’est pas théorique ou mathématique. Je travaille plus à l’instinct. J’utilise le peu de connaissances musicales que j’ai mais ce sont mes idées et ma personnalité qui me permettent de créer. Donc mon identité sexuelle bigenre imprègne ma musique.
Bigenre, c’est la même chose que transgenre ?
Non, une personne transgenre est une personne dont l’identité sexuelle n’est pas la même que celle qui lui a été assignée à la naissance. Je me sens bigenre : c’est-à-dire que je m’identifie à la fois aux pôles masculin et féminin.
« Je ne fais pas de la bedroom pop, planqué dans ma chambre derrière un ordinateur. »
Si l’on en revient à la musique, vous êtes autodidacte ?
D’une certaine manière, oui. J’ai dû travailler ma voix moi-même sans prendre de leçon. Serge Gainsbourg avait dit à sa fille Charlotte de ne jamais prendre de cours de chant (NDA : ça s’entend) et j’ai suivi ce conseil. J’ai voulu trouver ma voix pour qu’elle soit moins formatée et plus originale. Mon fond de théorie musicale me permet de me faire comprendre de mes musiciens et d’exprimer mes idées. Si je fais des erreurs, on me corrige. Cela arrive rarement, mon instinct classique m’en préserve. Je joue du piano, du vibraphone, du synthé et des percussions, et j’ai appris à jouer de la clarinette pour le disque aussi. Je me suis plus investi dans le chant pour cet album, je me suis plus concentré et je chante mieux qu’à l’époque de « Contamination ». J’ai senti qu’il était temps de franchir un cap.
Vous multipliez les collaborations et duos, notamment avec R. Stevie Moore et Laetitia Sadier.
Effectivement, j’aime bien ce genre de projets : ça colore mes disques et contribue à les internationaliser. Je ne fais pas de la bedroom pop, planqué dans ma chambre derrière un ordinateur. J’aimerais être mainstream et exposé à des gens qui sont curieux, qui aiment la musique mais pas suffisamment pour me connaître comme ça. J’ai pu être comme ces gens qui pensent « j’ai découvert ce disque, c’est mon truc, et je n’en parle à personne parce que je dois être le seul type au courant ». Ça fait un peu mentalité de hipster et j’aimerais toucher le plus grand nombre. Après cette tournée, j’aimerais me lancer dans la réalisation d’un concept album. « Contamination » et « Soft to the Touch » ont des esthétiques variées et j’aime la variété. J’ai besoin de trouver une ligne un peu plus épaisse que celle que l’on entend sur les deux albums précédents. Je n’ai pas de mal à composer, les mélodies me viennent facilement même si je n’ai aucune idée de ce à quoi va ressembler le prochain album. Là, j’aimerais enregistrer une reprise de Stay de David Bowie.
Vous semblez être très attaché à l’image.
J’aime le stylisme. J’ai chanté chez Roger Vivier grâce à Bertrand Burgalat et je ne me considère pas pour autant comme quelqu’un de fashion. Je n’aime pas suivre les modes, je préfère me tenir à l’écart. C’est en quelque sorte une réaction à la mode et le signe que celle-ci m’influence malgré moi. J’aime avoir mon propre style.
Cela dit, ma robe a été dessinée par Renata Moralès, une designeuse montréalaise à la mode, ce qui vient contredire tout ce que j’ai dit ! Elle habille pas mal d’artistes, dont Régine d’Arcade Fire.
Vous êtes bien mieux habillé qu’elle, Régine est sapée comme un sac.
Jef Barbara // Soft to the touch // Tricatel
http://www.jefbarbara.com/