Souvent les groupes célèbres débutent leurs carrières par des prodiges obscurs puis lentement se désagrègent à la manière d’un fruit dans une nature morte. Avec les membres de Portishead, c’est tout l’inverse. Après avoir bassiné la génération X avec plusieurs tubes d’aspirine, chacun d’eux s’est embarqué sur des chemins de traverse, mille fois plus passionnants, de Beth Gibbons en solo aux échappées de Geoff Barrow avec Beak et son label Invada. Ne manquait plus que le guitariste Adrian Utley embarqué sur l’un des Everest de la musique du 20ième siècle : « In C » de Terry Riley.

Terry-Riley-The-Cusp-of-magicAvant de finir par ressembler à un nain bossu tout droit sorti du Seigneur des Anneaux, Terry Riley a d’abord écrit un chef d’œuvre d’une simplicité déconcertante, une partition faussement dépourvue de technique écrite pour 35 instruments en do majeur, qui donnera son nom à « In C ». Dans le San Francisco de l’année 1964, la pièce a de quoi passer inaperçue. « In C » ne colle rien en rien aux rythmes l’époque, on est aussi loin des Beach Boys que des Beatles et c’est dans un relatif anonymat que paraît cette variation autour d’un même thème où consigne est donnée aux musiciens de répéter les motifs autant de fois qu’ils le désirent tout au long des 42 minutes que dure l’enregistrement.

Après 40 ans d’existence, on avait fini par oublier comme « In C » reproduit le bruit du marteau piqueur à la perfection. Il illustre avec un mimétisme troublant l’urbanisation du monde et le son des buildings new-yorkais sortant de terre à la force du poignet, c’est un d’Empire State Building instrumental surplombant l’humanité avec tant de facilité qu’il suffit d’imiter le bruit du pic-vert sur une plaque d’égout pour donner à l’ensemble une odeur de printemps métallique. Evidemment on se dépêchera de rajouter – à juste titre d’ailleurs – que la discographie de Riley est ponctuée de chefs-d’œuvre ; mais autant peu de disques contemporains arrivent à la cheville de « Shri Camel » ou « The Church of Anthrax » (avec John Cale), autant peu des disques du même Riley parviennent à égaler « In C », messe à message binaire, à la fois fulgurante et en complète contradiction avec son époque.
La partition de « In C » ne fait pourtant qu’une seule page ; elle aurait pu être écrite par un enfant de six ans. Pourtant le disque est un sommet inégalé, le prémisse d’un psychédélisme naissant, le berceau du mouvement minimaliste, l’avant-krautrock daté au carbone 14. Un truc qu’on écoute d’une traite, un disque façonné par un illuminé ressemblant évidemment davantage à Leonard de Vinci qu’à un personnage de Tolkien. Par ses boucles répétées à l’infini, le Californien vient de réinventer la roue. Et d’inspirer des carrières.

332128Très certainement séduit par cette simplicité complexe, le guitariste de Portishead s’est donc décidé à publier un remake de l’œuvre avec au premier plan 19 guitares malaxant le do majeur avec en guise de casserole, pour touiller les mesures, orgues et Hammond cosmiques. Comme tous les dignes élèves du maître, Utley a bien retenu la leçon : « In C » est une pièce écrite pour tous les instruments, un ode au collectif où la jam compte davantage que les ego individuels et où chaque partie forme un grand tout insoluble. Génial manifeste contre le bavardage, la pièce originale retrouve sous les doigts d’Utley et son orchestre de guitaristes toute sa radicalité, sa posture de base : être l’équivalent musical du « medium is the message » de Marshall McLuhan, son pendant harmonique, l’anti-pop (et dote) nécessaire à la pollution ambiante dans laquelle tant de starlettes sans éducation brillent comme le Ravi de la crèche quand pourtant rien ne les distingue de votre voisin de palier.
Etiré dans cette nouvelle version sur plus d’une heure, le « In C » d’Adrian Utley a la même résonnance qu’un bol tibétain, fait le même effet qu’un bol de pâtes en forme de lettres de l’alphabet ; c’est à la fois vertigineux et cyclique, aussi stupide et hypnotique que de vouloir répéter son propre prénom à l’infini jusqu’à en oublier le sens. On y entend les débuts de Philip Glass sur son « Solo Music » (1975), mais aussi un clin d’œil inconscient à Sonnez les matines et à toutes ces comptines qu’on chantait avant de donner des notes aux disques. C’est formidable, c’est simplement beau. C’est un tableau qu’on entend.

Adrian Utley Guitar Orchestra // In C // Invada Records
http://www.invada.co.uk/news/25/adrian-utley-in-c

2 commentaires

  1. Ma première réaction quand j’ai vu cet article a été « Rooh,putain,ON NE TOUCHE PAS à LA MUSIQUE DE TERRY RILEY,mais en fait ,si ,on peut et c’est même une très bonne idée!
    J’aimerais maintenant que le duo magique Eno/Fripp se penche aussi sur la question et qu’on profite aussi de l’occase pour réécouter »inventions for electric guitar « , »Blackouts »et » e2 e4 « de Manuel Gottshing.

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