Le miracle commence par l'apparition d'une culotte blanche sous des collants rouges. Elle appartient à une jolie jeune fille assise il y a quelques semaines au China Club parmi les j

Le miracle commence par l’apparition d’une culotte blanche sous des collants rouges. Elle appartient à une jolie jeune fille assise il y a quelques semaines au China Club parmi les journalistes et bloggeurs invités à l’écoute du dernier disque de Gil Scott-Heron.

La demoiselle ne fait pas attention, elle bavarde avec son voisin de gauche. Elle ne fait pas attention non plus à la voix ancestrale que diffusent les enceintes. Une voix qui murmure: « Where did the night go ? ». Ni aux yeux de son voisin de droite intensément fixés sur ces mêmes enceintes. Au bout de quelques minutes, l’homme en question se tourne vers elle et lui demande poliment de fermer sa gueule.

Il ne faut pas se fier aux apparences. Celui qui a élevé la voix n’est pas un collègue à la cool des Inrocks ou de Vibrations. Il s’appelle Richard Russell, il n’a pas quarante ans mais Radiohead c’est lui, The Whites Stripes aussi, the Horrors, Vampire Week-end, M.I.A., Beck, Friendly Fires… Tous sont signés dans sa maison de disques, XL Recordings. Ceux qui l’ont reconnu se demandent sans doute ce que fait l’homme le plus puissant de l’industrie musicale au sous-sol de ce club parisien à écouter le disque d’un vaincu. Les photos accrochées aux murs le confirment, la voix qui souffle « I need to go home » est celle d’un vieux junkie au bord de la clochardisation. Seulement, écouter Gil Scott-Heron aujourd’hui suppose d’oublier les apparences et de se concentrer sur ce qui en émane.

Au cours des trente dernières années, il ne s’est exprimé que trois fois. En 1982, 1994 et donc, en 2010.

Il est difficile d’écrire sur un homme après qui on a couru une bonne partie de sa vie. On l’avait rencontré au début des années 90 au détour d’une phrase de Christian Perrot dans Parcours black, un catalogue de la FNAC : « Le seul chanteur de soul qu’on ne trouve qu’au rayon jazz ». C’était vrai. J’avais commencé à tremper le doigt dans le pot de confiture jusqu’à tomber tout entier dedans. Au point de prendre un billet d’avion pour New York et de le chercher dans les rues de Harlem. Déjà, sa silhouette de grand oiseau maigre était insaisissable. Son ex, la photographe Monique Delatour, me l’avait confirmé dans un appartement organisé autour d’un énorme coffre en bois rempli de ses affaires. Trop camé, trop brûlant, trop volatile. Cette année encore, sa maison de disque me dissuadait de payer de ma poche un aller-retour, il venait de planter la BBC. Quant au journaliste de The Independent venu à Harlem, GSH lui a refilé une adresse qui n’existait pas. Finalement, ce n’est qu’en concert qu’on le recroisait, au SOB’s à New York ou au New Morning à Paris – quand le héron n’était pas pour d’obscures raisons stoppé dans un aéroport comme l’été dernier. En suivant son parcours, on apprend au fil des années le nom des prisons où il séjourne : the Tombs, Rikers Island, Watertown Correctional Facility. Au cours d’un de ses procès, on découvre avec plaisir que sa répartie est intacte. A Carol Berkman, la juge qui lui demande s’il a déjà participé à un programme (de désintoxication), Scott-Heron répond: « Oui, Saturday Night Live ». Et le 11 septembre 2001, alors qu’il découvre avec son éditeur la tragédie en direct, il en glisse le plus fulgurant des résumés: « It’s like a big fucking boomerang ». Sans m’en rendre compte, j’étais entré dans la secte de ses fidèles. Ceux qui cherchent ses disques vinyles, qui lisent ses livres et qui lui écrivent en prison. Richard Russell en fait partie aussi. Entre deux trouvailles de groupes destinés à envahir iTunes, il a lui aussi adressé une lettre au numéro d’écrou 01R5191. Il est même allé le voir au parloir de Rikers Island pour dealer l’impossible. L’enregistrement d’un nouveau disque que Russell prendrait le temps de produire et de promouvoir en personne. Seize ans plus tôt, le précédent album, Spirits, faisait déjà figure de miracle. Une parfaite combinaison de soul électronique sortie en pleine explosion hip hop.

Et l’on sait bien qu’ici-bas, les miracles ne se reproduisent pas.


Pour réaliser son kidnapping à la sortie de prison, le producteur a fait appel à de sérieux parrains. Le britannique a choisi deux des plus gros du marché : Damon Albarn, le prince des expériences pop, qui joue du clavier sur un morceau ; et Kanye West, l’homme qui a fait découvrir le hip hop à l’industrie de la mode. Avec ces deux noms, la presse mondiale serait obligée d’écouter le disque. Russell se remémore une discussion avec son otage : « Quand je lui ai dit que j’allais appeler Kanye West pour lui demander l’autorisation de sampler un de ses morceaux. Gil a répondu sans ciller : ‘Il me doit bien ça’ ». Le taulard à la mémoire ébréchée se souvient que la star a samplé sa prophétique chanson sur l’addiction, Home is where the hatred is. « De toute façon, poursuit Russell, Gil était hip hop bien avant que le hip hop existe ». Avant le boss de XL Recordings, d’autres magnats de la musique ont appartenu à cette secte. En premier lieu, il y eut Bob Thiele, le producteur de jazz qui enregistra au cours de sa vie Coltrane, Mingus et Kerouac. Dès 1970, il signe cet étudiant de 19 ans qui déclame « The revolution will not be televised », un texte visionnaire sur la révolution, son spectacle et son impossibilité. Devenu aujourd’hui un hymne et un slogan. Il y eut ensuite Clive Davis, le tout-puissant patron d’Arista Records, qui, lorsqu’il fonda sa maison de disques, recruta GSH et son complice Brian Jackson avant Lou Reed et Patti Smith.


Alors à quoi ressemble ce miracle ?

Il est bref, comme souvent les mirages. 28 minutes divisées en quinze morceaux dont six interludes. Contre toute attente, le son est sombre, froid, métallique comme si Russell avait anticipé le retour aux affaires de Massive Attack et du trip hop des années 90. La voix de Scott-Heron sonne à la manière de Johnny Cash avant sa mort. Claire, profonde, envoûtante dès qu’elle chante. Et voilée, difficilement audible, brûlée quand il parle, comme si elle sortait d’une gorge ayant aspiré trop de fumée toxique. Des percussions, boîtes à rythme, des couches de sons artificiels, des overdubs semblant tirés de messages laissés sur répondeur, l’accompagnent. Mettant en valeur l’authenticité des inflexions du narrateur. Derrière les ordinateurs, une guitare acoustique et un piano font chacun une apparition. Clouant sur place l’auditeur. Les fans de la première heure seront sans doute désarçonnés, pas de jazz ni de funk, pas de commentaires sociaux corrosifs. Le morceau titre est même une reprise de Smog. Oui, le folkeux Bill Callahan, l’ex de Cat Power. Et au milieu ce fratras électronique trône un blues déchirant de Bobby Bland, I’ll take care of you.

GSH est passé des treize minutes de The ghetto code à des morceaux si courts qu’on les réécoute en boucle. A force, on comprend que ce disque est un télescopage. Une collision entre le vernis glacé de l’époque, ses rythmes paranoïaques et le fragile filament que constitue l’histoire de cet homme. Une fusion entre les 15 445 557 vues du clip de Flashing lights sur Youtube réalisé par Spike Jonze et un homme que quelques personnes arrivent encore à reconnaître à Harlem. Dans cette vidéo tournée en plein désert, une fille en porte-jarretelles et soutif noirs embrassait Kanye West enfermé dans le coffre d’une Ford Mustang avant de le tuer à coups de pelle. La chanson parlait des jeunes filles modernes « who believe in shoes and cars» et comparait les paparazzis aux Nazis. Un concentré de vanité fashion accompagné d’une sourde mélopée hypnotique qu’on retrouve en ouverture et en fermeture de ce disque. Seulement, Scott-Heron plonge cet écrin dans un autre monde, celui de ses origines. « Coming from a broken home », dit la chanson. Le conte contemporain devient la confession d’un homme arrivé au bout de sa vie. Un hymne à la force de sa grand-mère, Lily Scott, qui l’a élevé seule, une femme qu’il aimait depuis « la moelle de [s]es os ». Jusqu’à ce que Dieu la rappelle en lui envoyant « une limousine venue du ciel ». Habituellement, on ne chante pas ces choses-là, on les garde pour soi sauf lorsqu’on a compris qu’elles vous ont sauvé. Devenu vieux à son tour, Scott-Heron confie avoir été tout au long de sa vie porté à bout de bras par des femmes. Comme d’autres vaincus de la vie, qui, un jour, ont été cassés par le sort, les autres ou les gens qu’ils aimaient. Il fait l’éloge des gens perdus, des boiteux, de leur immense courage. Et des femmes qui les tiennent encore à bout de bras.

Quand les nappes de synthétiseur de Kanye West s’effacent, la confession est devenue testament.

Alors qu’il passe le plus clair de son temps à disparaître aux yeux du monde, GSH a pris l’habitude de réapparaître aux bras de jeunes gens modernes. Il y eut ainsi des rencontres accidentelles avec Public Enemy, Pulp ou Elvis Costello dans les années 90 puis avec Moodymann, Mos Def ou les Français d’Experience dans les années 2000. Lui-même a été la quintessence de la modernité, un prodige qui, à 21 ans, avait déjà publié deux romans, un recueil de poésie et s’apprêtait à enregistrer un chef d’œuvre aux côtés de Ron Carter, Hubert Laws et Bernard Purdie. « Pieces of a man » disait le titre de l’album. Des morceaux d’homme. Onze disques suivront en l’espace de dix ans. Avec, pour commencer les années 80, une plongée dans le studio mythique TONTO, sorte de camisole de synthétiseurs géante dans laquelle s’enfermaient les plus grands musiciens de l’époque. Dont aujourd’hui les seules photos sur le net font baver les soutiers de l’électro. Après une décennie dans l’underground arty et contestataire, Scott-Heron semble alors aux portes de la renommée. Stevie Wonder l’invite dans sa plus grande tournée, celle qui fait advenir aux Etats-Unis le jour férié célébrant Martin Luther King. Le cinéaste Robert Mugge – « le meilleur réalisateur sur la planète » selon le critique Louis Skorecki – lui consacre même un documentaire. Dans une séquence mémorable, on l’y voit chanter dans les rues de Washington, un ghetto-blaster juché sur l’épaule. La quintessence de la modernité d’alors.

La reconnaissance du grand public ne viendra pas, Gil Scott-Heron plongera plus profond sous la terre, là où les minerais rares creusent les joues, détruisent les narines et font tomber les dents. Il confiera même sa voix à des pubs télé pour les pneus Goodyear et le soda Tango. Son poème « The revolution will not be televised » fera lui aussi la manche dans une pub pour Nike. Perdues ses saillies sur l’administration Reagan, les expériences des labos pharmaceutiques sur les Noirs, les incidents dans les centrales nucléaires ou l’apartheid. Aujourd’hui, il ressort de terre et réapparaît aux côtés des clippeurs surdoués Coodie & Chike et du photographe Michael Sterling Eaton. Pour son premier single Me and the devil, ces jeunots lui ont dessiné un superbe court-métrage en noir et blanc. Un voyage nocturne dans un New York parcouru de clodos, de skaters vaudous et de bagnoles de flics. Un hommage à peine déguisé au plus beau titre de l’auteur, Winter in America, poème politique décrivant la période de glaciation qui s’emparait du pays dans les années 70. Quand les assassinats, Nixon et la crise pétrolière éteignirent les lumières une à une. Qui découvre le clip aujourd’hui retrouve les deux mouvements contradictoires de son œuvre : dénoncer avec une acuité sidérante les travers de notre société et décrire les fantômes qui le hantent. Extérieur / intérieur. Politique / addiction. Révolte / amour. D’un côté, la vision hallucinée d’une société concentrationnaire où seuls des mômes en skate semblent avoir un semblant de liberté et de l’autre, un homme prisonnier de ses démons. « Me and the devil », dit sa chanson. Comment déchiffrer le monde quand on n’arrive plus à tenir debout. Quand on passe son temps à se faire du mal. Ou du bien qui fait du mal.

La stratégie de Richard Russell devrait pourtant réussir.

Pochette de disque à l’ancienne, site internet cool, clip sublime, sonorités électroniques et invités prestigieux. Tous les moyens sont réunis pour convaincre le monde d’écouter à nouveau le chant de ce survivant. Au China Club, Russell expliquait avoir plein de matériel en réserve, de quoi sortir un autre album ou plutôt un DVD montrant GSH jouant ses plus beaux titres seul, au piano. Au printemps peut-être, quand il viendra jouer au New Morning voire au festival « Jazz à la Villette », s’il en a la force. Et l’autorisation de sortir du territoire. Je repense à l’énorme coffre de bois qui trônait au milieu de l’appartement de son ex. Elle en avait soulevé le couvercle : un vrai bordel, des fringues, des textes, des coupures de presse… Des morceaux d’homme. D’époques et de lieux. Des bouts du quartier de Little San Juan. Où l’on pouvait au début des années 70 le croiser avec le chanteur Richie Havens, le groupe Mandrill, les écrivains Julius Lester et Rap Brown. Où un gamin aveugle nommé José Feliciano faisait la manche en chantant devant une pizzeria. Des bouts d’un lycée du Bronx où un camarade de classe est devenu le basketteur Nate « Tiny » Archibald. Le croisement de la 125e rue et de Lenox Avenue aussi, celui qui donna son nom à son premier album. Le coin de la 147e rue et d’Amsterdam Avenue enfin, où il a été arrêté avec deux pipes à crack il y a près de dix ans. Aujourd’hui, les bureaux de Bill Clinton sont installés à Harlem et Barack Obama trône à la Maison blanche. Rien ne semble pourtant avoir changé. Au coin des rues, on voit toujours des liquor stores comme celui qui lui a inspiré The Bottle, son unique hit. Avec à l’intérieur des morceaux d’hommes.

Parfois, une personne aide ces morceaux d’homme à sortir dans la rue et ceux-ci mettent à chanter. On parle alors de folie ou de miracle. Je penche pour la seconde solution. Dans ce disque, Gil Scott-Heron dit avoir passé sa vie à courir « parce qu’il n’existe pas de refuge ». Il dit que New York le tue et demande à être enterré dans la ville de son enfance, Jackson, Tennessee. L’hiver dont il parlait n’est pas fini. A l’heure où vous lisez ces lignes, ses morceaux à lui courent probablement encore dans la rue. Je ne parierai pas sur une nouvelle saison.

Gil Scott-Heron // I’m new here // XL (Beggars)

http://gilscottheron.net/

20 commentaires

  1. Quand j’ai rencontré sa voix, j’avais 11 ans. Aussi surprenant que cela puisse paraître. Je ne sais même plus comment. Je sais que j’étais à San Francisco. C’est tout.
    Depuis, j’ai tout lu et « tout » écouté (on n’a jamais vraiment tout écouté, hein?) de lui. J’ose à peine dire son nom. Trop de sacré…
    C’est l’un des plus beaux papiers que je lis sur lui (accessoirement, le meilleur papier que j’ai lu sur Gonzaï)
    Je tenais à vous remercier Monsieur Sagnard.

  2. Superbe ! suis scotché . Gil m’accompagne depuis 82 et c’est le plus bel hommage que l’on pouvait lui rendre.
    Merci pour ce moment de poésie suspendue.. Peace go with you brother…
    Un ami m’a dit hier en commentant le decès de GSH : « Il est maintenant avec John Cassavetes et lui compose ses musiques de films…. »
    Aissaoui Ali

  3. C’est vers la fin des années 80, j’ai 18-19 ans et je suis dans ma période peu-ra (Hip-Hop en verlan :-)). Un pote m’invire chez lui et me fait écouter un morceau de l’album « Reflections »… Je tombe sur le cul, hypnotisé par la voix du Maitre. Sa musique m’a accompagné ensuite toute ma vie, et meme si j’avoue ce dernier album ne m’a pas scotché, je dois avouer que cet article retranscris bien l’ambiance de ce dernier opus. J’adore « I’ll Take Care Of You » et j’ai encore le souvenir de ce morceau dans mes oreilles, ce morceau que m’a joué Gil au concert de mai 2010 au New Morning, puis également ce dernier concert de La Vilette ou je m’étais également rendu. Demain en allant au travail je prendrai un des CD de Gil de ma discothèque, sans regarder lequel, et le mettrai dans l’autoradio…

  4. Pour moi aussi c’est l’un des plus beaux papiers écrit sur lui, sa musique en tête et les larmes au yeux. Merci pour ce bel hommage.

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