Il y a des injustices à réparer, De sublimes perdants à réhabiliter, des albums à qui personne ne veut plus prêter l'oreille. Passons donc l'examen du barreau avec en guise de premier client le "McCartney II" (1980). Un album incompris à l'époque de sa sortie, presque en avance sur son temps, carrément jouissif aujourd'hui.

Les faits : été 1979. Après une épuisante tournée en compagnie des Wings – le groupe qu’il a monté avec sa chère Linda et de braves musiciens de studio – ce bon vieux Paul est très fatigué. Il bâcle l’inégal « Back To The Egg » – sans savoir qu’il s’agit du dernier album de sa nouvelle formation – et part se mettre au vert dans son ranch écossais. C’est là qu’il avait produit, suite à la séparation des Beatles, un premier album solo charmant et bucolique, un hymne à l’amour et aux belles mélodies fait maison. Ca s’appelait tout bêtement « McCartney ». Son repos sera de courte durée car il est temps pour lui d’enregistrer la suite.

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Probablement en pyjama et un joint à la main, Paul décide alors de s’amuser avec son nouvel équipement. Alors que Linda s’occupe des gamins et va à la boulangerie, le multi-instrumentiste multiplie les instruments face à sa petite machine et réussit à pondre une vingtaine de morceaux entre juillet et août. Des choses improvisées, d’autres plus calculées et, de manière globale, de l’expérimentation bon enfant. Juste pour le plaisir de refaire de la musique tout seul sans avoir sa femme dans les pattes ou un Denny Laine cocaïné à la guitare. Mais déjà, les vacances sont terminés et il faut retourner au travail. Partant pour une tournée anglaise avec les Wings, Paul laisse ces démos derrière lui. Il va même privilégier la sortie d’une chanson de Noël pleine de guimauve plutôt que de ressortir ça du placard.

Le temps passe et au début de l’année 1980, les Wings sont en route pour le Japon. C’est la première fois que Paul se produit là-bas depuis son séjour avec les Beatles en 1966 et tous les concerts sont complets depuis longtemps. Sauf qu’à son arrivée, la douane le chope pour possession illégale de marijuana – quasi 220 grammes au total – et il se retrouve direct en taule – l’enfoiré avait caché ça dans les valises de Linda. La tournée est annulée, la presse se réjouit et après neuf jours à siffloter avec ses camarades de cellules, Paul est renvoyé dans sa ferme avec interdiction de refoutre les pieds au pays du Soleil Levant. Alors, c’est décidé : les Wings, c’est terminé. En dépoussiérant les démos de l’été précédent, il est temps pour le musicien de reprendre le devant de la scène, tout seul comme un grand en essayant d’avoir l’air le plus stupide possible sur la pochette de ce McCartney II sorti le 16 mai 1980. Malgré la sortie au préalable de Coming Up, single bien dansant et prometteur, la presse musicale démonte l’album. Ce qui ne l’empêchera pas de devenir numéro 1 au Royaume-Uni où le moindre pet d’un ancien Beatles rapporte des millions, dix ans après leur séparation – et la mort de Lennon quelques mois plus tard ne fera que renforcer l’obsession. Hélas, c’est l’avis des critiques qui fera date et « McCartney II » restera considéré pendant longtemps comme l’essai le plus raté du fameux gaucher.

Le plaidoyer : Quand on a un gamin – et Dieu sait que j’en ai probablement engendré des tas un peu partout – il n’y a pas pire comme cadeau empoisonné qu’un instrument de musique. Dans les années 80, un tas de gamins pas très doués et qui auraient sans doute préféré un jeu d’arcade ont découvert sous le sapin un petit synthé Casio parce que leurs parents, des gens trop cool fans de Talking Heads ou de Brian Eno, espéraient engendrer une vocation, un petit génie des claviers. Ce sont probablement les mêmes idiots pleins de bonnes intentions qui ont instaurés la flute à bec obligatoire au collège. Leurs gosses ont pianotés du 24 au 26 décembre jusqu’à ce qu’ils cassent les oreilles de tout le monde et retournent devant la télé. Les synthés se sont retrouvés rangés au grenier ou donnés de bon cœur à Emmaüs parce que ça fait plaisir et que ça débarrasse. Si seulement Paul McCartney était descendu dans la cheminée en compagnie du Père Noël, rien de tout ça ne serait arrivé. À la place, il aurait donné aux apprentis Chopin une bonne raison de persévérer : à partir du moment où on peut aligner deux notes, tout est possible.

À défaut de révolutionner la musique, McCartney II est passable. Sur les morceaux les moins ratés, sa voix sonne comme un mélange d’insecte et de jouet à ressort » (Stephen Holden, Rolling Stone, 1980)

En 1970, avec « McCartney », il avait déjà offert la même leçon pour les guitares. En 1980, il s’adapte à l’air du temps et passe aux synthés et à la musique informatisée. Comme on l’a vu, le résultat ne va pas plaire à tout le monde mais il est grand temps aujourd’hui de réhabiliter ce petit chef d’œuvre de débrouillardise et d’expérimentation, cet hymne au do it yourself qui pourrait inspirer plus d’un utilisateur de GarageBand, l’héritier des synthés Casio. Autant être honnête, je ne suis pas le premier à plancher sur une réhabilitation de « McCartney II ». Depuis quelques années et notamment depuis la réédition remasterisée de l’album en 2011, une poignée de hipsters s’amuse avec ironie ou non à le ressortir pour pimenter leurs soirées dansantes un peu molles. Pas plus tard qu’il y a un mois, j’entendais un DJ local underground too cool for school balancer un Temporary Secretary à une foule en délire – ou l’équivalent angevin d’une foule en délire. Rien d’étonnant à cette réappropriation d’un disque qui, bien que pas vraiment précurseur, était en avance sur son temps.

Pas vraiment précurseur parce que déjà, lors de la décennie précédent son enregistrement, des illuminés comme Can ou Kraftwerk faisaient déjà basculer leur prog rock vers de la synth pop. Déjà en 1977, bien avant de s’acopiner avec des Daft Punk – qui, ce n’est un secret pour personne, ont vandalisés « McCartney II » – Giorgio Moroder avait customisé les tubes disco de Donna Summer avec ses rythmes programmés. En s’exilant à Berlin, temple de l’avant-garde, Bowie avait également goûté à la synth pop, le temps d’une passionnante trilogie allant de « Low » à « Lodger », sous la houlette du toujours branché Brian Eno. Quand McCartney s’enferme dans son ranch pour faire joujou, la new wave est en marge de remplacer le post-punk dans la longue liste des courants à la mode. Paul arrive donc un poil trop tard pour être un génie, un poil trop tôt pour être un imposteur. Juste assez pour influencer directement ou non la masse de groupes qui feront leur beurre avec les mêmes méthodes durant les années 80, des Cure à New Order en passant par Depeche Mode et Yazoo. Je ne serais pas surpris d’apprendre que, dans sa petite chambre d’étudiant rennais, Etienne Daho ne savourait pas secrètement l’écoute de « McCartney II ». J’appelle Etienne Daho à la barre des témoins ! Comment monsieur le Juge ? Pas possible ? Tant pis.

Bien sûr chers membres du jury, il faut toujours se poser la même question, celle que se posait Jean-Jacques Goldman : « aurais-je été meilleur ou pire que ces gens si j’avais été allemand ?

Ou plutôt, dans notre cas, comment aurions nous réagi à la place des auditeurs qui ont entendus pour la première fois cet étrangeté au printemps 1980 ? Sans aucun recul et alors que les derniers albums des Wing baignaient globalement dans un rock FM middle of the road et populaire – malgré quelques compositions plus surprenantes – l’entêtante ballade au Moog Loup (1st Indian On The Moon) sur « Red Rose Speedway » (1973), l’escapade disco Nineteen Hundred And Eighty Five sur « Band On The Run » (1973 également) ou l’instrumentale Cuff Link sur « London Town » (1978). N’oublions pas que, le dernier single à succès de Macca, c’était tout de même la sirupeuse ballade de Noël, Wonderful Christmastime qui, bien qu’elle possédait déjà son lot de synthétiseurs, restait une sucrerie accessible à tous. Découvrir Coming Up en posant ce nouvel album sur la platine, c’était pas si foudroyant, juste un bon petit tube disco sautillant et gentiment couillon. « I’m coming up… like a flower, wooouuuh !”. De quoi secouer ses hanches et taper ses pieds entre un Abba et un Boney M au dix ans de mariage de tonton. Mais alors quand vient la deuxième piste, ça a dû être le choc. Munissez vous à présent d’une copie de l’album et écoutons plutôt.

Je voudrais pas manquer de respect au jury mais Temporary Secretary est une bonne grosse claque dans vos gueules. Une claque synthétique qui balance direct sa boucle robotique et sa boîte à rythmes dans vos oreilles, plus habituées à des « Silly Love Songs ». Je crois bien que la transition entre Coming Up et cet ovni est ma transition favorite tellement on bascule sans prévenir dans tout à fait autre chose. Et ce sera le même procédé tout au long d’un album qui, à défaut d’être homogène, enchaîne les surprises. Il est fort à parier que la plupart des auditeurs n’ont pas attendu plus longtemps pour lâcher l’affaire. Je peux même vous dire que, lorsque j’ai assisté en juin dernier au plus récent concert de Paul au Stade de France afin d’enquêter pour cette affaire, le public fut tout aussi déboussolé que vous en découvrant ce morceau, exécuté comme tel par le sexagénaire. De l’électro-pop déjanté au milieu des élans de nostalgie et des ballades sirupeuses.

Mais ouf, revoilà des guitares sur On The Way et j’aperçois dans le jury des mines soulagées. Si l’on fait exception de la boîte à rythmes et de l’étrange écho sur la voix, nous revoilà en terrain connu. Une ballade lascive pour amants noctambules avec juste ce qu’il faut de riffs impromptus pour tenir jusqu’à l’aube ou jusqu’au coït ou les deux pour les plus endurants. La tension redescend encore d’un cran avec Waterfalls où on retombe là dans le miel habituel, dans le mélo tout à fait familier pour les amateurs de McCartney. De beaux arpèges, une voix solitaire qui a besoin d’amour et le répète inlassablement sur une nappe de synthé lointaine. Vous savez à quoi ça me fait penser ? À du Beach House. J’imagine tout à fait Victoria Legrand et Alex Scally reprendre cette ballade, elle ne ferait pas du tout tâche dans leur discographie, elle aurait tout à fait eu sa place sur « Depression Cherry », leur dernière livraison. Si j’avais eu le temps et les moyens, j’aurais empêcher tout le fleuron de la dream-pop contemporaine pour vous offrir des relectures des morceaux de « McCartney II », ça aurait probablement suffi à vous convaincre de sa réussite mélodique.

« Les démos d’un homme qui aimerait sortir un tube pour prouver qu’il est encore un génie. Ce qu’il n’est clairement plus. » (Robert Christgau, The Village Voice)

Mais par défaut, je continue en solo et, vous avez de la chance, le morceau suivant est un blues, un bon gros blues qui débute par un riff jouissif et poursuit sa route en tâchant de rester debout, soutenu par une grosse batterie – Paul était encore plus agile que Ringo derrière une grosse caisse. C’est Nobody Knows qui nous invite de nouveau à danser et le chanteur prend un malin plaisir à prendre sa voix la plus malicieuse pour qu’on n’oublie pas que, pour lui, la musique est avant tout un jeu, un jeu d’enfant. Parce que c’est clairement un gosse qui compose Front Parlour, cette adorable ritournelle avec son adorable mélodie au synthé. C’est « Front Parlour » qui a engendré tous ces gentils illuminés qui réinventent actuellement le mouvement, en toute pureté, en tout anonymat ici sur Youtube, sur Soundcloud. C’est Front Parlour qui est le papa ou la maman, comme vous voulez, de ces doux rêveurs qui pianotent sans autre but que de pianoter tendre, de pianoter bizarre ou de pianoter rigolo. Summer’s Day Song, c’est la même chose avec la petite voix angélique et innocente de Paul pour nous bercer. Et j’en vois d’ailleurs qui s’endorment dans le jury ! Il est temps de partir pour un voyage au Japon, là où – sans le savoir au moment où il enregistre Frozen Jap – il allait croupir quelques jours en prison.

https://www.youtube.com/watch?v=mkO3D63xqAE

Pas rancunière, cette piste aux accents orientaux est de l’exotisme synthétique, du tourisme robotique et, encore fois, un formidable rêve éveillé. Si l’on est pas trop réfractaire à ce genre de boucle entêtante, on s’y installe bien vite comme dans un doux cocon jusqu’à ce que Paul change de vitesse brusquement en nous proposant un peu de Bogey Music bien balourde et tout à fait fun. Lui a l’air de bien se marrer en tout cas, avec ses multiples pistes de voix qui chantent en canon, qui imitent sans le vouloir le timbre si attachant du camarade Ringo. Et puis un thème de guitare transforme la farce en tour de force mélodique comme seul Macca est capable d’en pondre quinze rien qu’au petit-déj. Content de son coup, il nous invite maintenant dans sa chambre noire sur Darkroom qui teste encore plus loin les limites de l’auditeur et où sa voix redevient presque aussi nasillarde et criarde que sur Wild Honey Pie, titre controversée du « White Album » (1968). Mais c’est comme un dépucelage, il faut souffrir au début et puis, si on se détend un peu, au bout d’un moment, ça fait de l’effet. Comment monsieur le Juge ? C’est trop lascif là ? Darkroom nous parle de sexe et finit, quand on s’y habitude, à être du sexe. Du coup, One Of These Days, une nouvelle ballade amoureuse plutôt classique comparée au reste, arrive presque trop tard. J’ai déjà tiré mon coup.

Mais j’ai dû m’endormir parce que… Morning Terry, putain, c’est un drôle de radio réveil cette intro. On dirait presque la voix de Lennon d’ailleurs et ce n’est pas complètement idiot puisque Paul utilise sur Check My Machine les mêmes techniques que son vieux frère à l’époque de l’expérience Revolution 9. Comme son titre et son refrain paresseux le suggère, c’est le premier test effectué par Macca sur son nouvel équipement, au tout début des sessions. Au départ, l’angoisse est de se payer un pastiche du collage de Lennon, déjà franchement imbuvable. Au lieu de ça, Paul fait de son patchwork une aventure dont, rapidement, se dégage des rythmes entêtants, des couleurs, des formes parfois disco parfois abstraites. C’est quand même plus bandant que du Stromae. Au cas où vous n’auriez pas remarqué, l’un des arguments sous-jacent de mon plaidoyer, c’est que « McCartney II », si on n’en garde que ces parties les plus perchées, est un excellent album pour baiser. Et les dix minutes finales de Secret Friend ne font qu’appuyer mon propos. Si vous le voulez bien, je demande une suspension d’audience pendant quelques minutes.

“N’achetez cet album que si vous avez déjà acheté toute la discographie de McCartney.» (Un client prévenant sur Amazon)

Le verdict : Wow, désolé, j’avais vraiment besoin d’une pause. Mon verdict ? J’y viens. Si on a déjà goûté un peu à la musique expérimentale ou à la synth-pop, « Paul McCartney II » n’est pas un ovni. Mais à l’intérieur de la discographie de l’ancien Beatles, c’en est un, sans aucun doute. Alors s’il est difficile d’appréhender ce virage pour les fans du gaucher, il n’en reste pas moins un savant mélange de tout ce qu’il sait faire de mieux : des ballades, des mélodies et des petites surprises pop. Comme avec les meilleures excursions des Beatles dans d’autres styles musicaux, il s’agit d’un album qui, dans le meilleur des cas, peut ouvrir les portes à de nouveaux horizons et, à l’inverse, permettre aux amateurs de musique électronique d’entrer dans l’univers de McCartney. Ce qui est sûr, c’est que le disque a très bien vieilli et s’écoute bien mieux en 2015 qu’en 1980. Un fait assez rare pour le signaler.

10 commentaires

  1. Erratum: « Check My Machine » et « Secret Friend », bien qu’enregistrées lors des mêmes sessions, ne sont pas sur l’album officiel. Elles figurent en bonus sur la réédition de 2011. D’excellents bonus donc.

    Pour ceux qui aiment le McCartney plus expérimental, allez également jeter une oreille à son travail avec les Fireman et son projet « Twin Freaks » sorti en 2005.

  2. Et personne pour trouver que c’est du Ten CC tout craché !!!!! Et en particulier secret friend….ce qui explique par ailleurs que Macca ait eu envie de bosser avec E. stewart quelques années après…..en oubliant que les expérimentaux c’étaient Godley and Creme !

  3. chez un disquaire du sud con de sa mère, il s’était amuse a juxtapisser les pochettes fluos de never mind the bollocks et celle de g.Harrison Extra Texture…..

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