« Tu n'écris plus depuis trois ans, tu as l'air malheureux comme les pierres, il faut faire quelque chose. Pourquoi pas une biographie ? C'est ce que font tous les écrivains en panne » C'est non sans humour qu'Emmanuel Carrère rapporte le propos de son agent, qui le convainc dés lors de s'atteler à une biographie de Philip K. Dick : « Je suis vivant et vous êtes morts ». Ce que nous ignorions alors, c'est qu'au même moment Carrère s'est converti au christianisme, à la mode maximaliste, et que chaque soir il commente dans son petit cahier un verset de l'Evangile selon Saint Jean. La parenthèse chrétienne refermée – elle aura duré trois ans – Carrère poursuivra sa carrière d'écrivain à succès, avec ses portraits le meurtrier mythomane Jean Claude Romant, Limonov l'aventurier, ses parents et même lui-même. Lui restait à affronter l'Everest du biographe : écrire sa vie de Jésus. Et ré-ouvrir cette période obscur, et quelque peu – à son sens – honteuse.

le royaume Prévenir les lecteurs : Le Royaume n’est pas un bon petit Carrère, mais une roborative vie de Jésus de 600 pages. D’où l’étonnement devant le succès de l’ouvrage. Comment expliquer ce regain d’intérêt pour ce que racontait ce pauvre juif prêchant aux confins de l’empire romain ? Pourquoi une énième vie de Jésus, genre littéraire parfaitement respectable, mais un brin désuet ? S’agit-il du retour d’un certain catholicisme réactionnaire (Houellebecq s’est déclaré fort intéressé par l’ouvrage). Il reste malheureusement probable que l’ouvrage sera lâché aux alentours de la page 200, lorsque l’on quitte les tourments d’un homme de notre temps pour entrer dans le vif de l’exégèse, et de ce roman des premiers temps du Christianisme.

Chaque époque produit sa christologie, et la notre ne sera pas plus stérile en le domaine que les précédentes. Et c’est ici un écrivain, un profane, ni spécialiste universitaire, ni docteur de l’église, qui s’y attelle. A l’instar de Renan, qui lui même n’avait que peu d’arguments d’autorité à faire valoir, et qui réussit néanmoins à renverser les vieux discours. Car il avait avec lui l’esprit de son temps, il avait la raison. Sa vie de Jésus est pour Carrère un modèle : elle sera d’ailleurs un best-seller. L’ouvrage de Renan présentait un Jésus humain, rationaliste, les miracles passaient au second plan. Et tout le monde de sortir heureux de cette lecture, en se disant « quel gentleman ce Jésus ! ». Nous avons peine à entendre que cette peinture d’un Jésus plus humain que divin ait pu faire tant scandale à l’époque. En effet, nous fûmes depuis habitués à bien pire, édifiés par exemple par la série à succès « Corpus Christi », qui nous enseigna à tous que si Jésus se prétend le fils de Dieu, c’est que c’était un bâtard. Et que donc sa mère était elle-même une pute. Il est permis de douter qu’avec ce Jésus Fils de Pute nous approchions au plus près du mystère de l’immaculée conception – même si bien entendu l’immaculée conception n’est que l’expression d’un mystère plus vaste encore . En tout cas, il était parfaitement en adéquation avec notre temps : hyper criticisme pseudo rationnelle au service d’une négativité devenue folle. Un temps où le complotisme est une croyance davantage partagée que celle en la résurrection du Christ.

Heureusement nous n’en sommes plus tout à fait là, et Carrère est plutôt un type sympa. Simple écrivain peut-être, mais comme il l’explique, les sources sont tellement peu nombreuses concernant la vie du Christ (4 évangiles, une liasse de lettre et la guerre des Juifs de Flavius Josèphe) que chacun peut se prétendre historien, et faire sa propre vie de Jésus. Là se situe sûrement encore la vigueur du message : les milliers de livres théologiques, universitaires, philosophiques écrit sur la question, ne sont que le commentaire d’un mince corpus, auquel tout le monde peut accéder. Alors il s’est lancé.

Jésus n’ayant pas pris la plume lui-même pour raconter son histoire et se contentant de parler et de marcher, nous n’en avons qu’une perception en écho, une perception humaine, via les évangélistes. Il y a bien sûr les phrases, les sentences abrupts « Car à celui qui a, il sera donné, et il aura encore plus; mais à celui qui n’a rien, cela même qu’il a lui sera ôté. », mais la vie de Jésus, nous en avons une connaissance humaine, indirect, par des témoins. Et ce qui va intéresser en fait Carrère, ce n’est pas tant Jésus, ce qu’on peut savoir de lui, mais bien la personnalité de ceux qui l’ont reçu, afin de comprendre comment ils ont pu accueillir son message, et par quel filtre ils l’ont transformé. Parmi les évangélistes, il va tout particulièrement s’identifier à Luc, le seul évangéliste non-juif, de culture grec, et dont Carrère tâchera de démontrer les talents de romancier : c’est un roman dit Carrère de l’Evangile selon Saint Luc, et Luc est un romancier, comme moi. Autrement dit, démontez les procédés romanesques, et vous aurez le vrai. En même temps, aimez ces procédés romanesques, parce qu’ils sont humains.
S’imaginer Luc en voyage, conversant avec St Paul, enquêtant sur Jésus, compilant ses sources. Imaginez St Paul à Rome, vivant dans un deux pièces dans une barre de 8 étages (fait troublant : il existe un édit de l’empereur d’Auguste interdisant les immeubles de plus de 8 étages. Et Rome comptait un million d’habitants. Autrement dit, Rome existe toujours, nous y sommes, errant à l’éternel banquet de Trimalcion). Le passé resurgit, le style est pauvre, actualisé dans un langage familier (ex : Chaque fois qu’il a été question de Senèque dans les chapitres précédents, je me suis un peu foutu de lui.). Pour nous faire sentir que rien a changé : que le temps n’existe pas comme le prophétisait K. Dick. Il ne s’agit plus de quelque chose de lointain et désuet, mais d’enjeux présents. Vous ne me croyez pas ? Ecoutez le nombre d’histoires apocalyptiques que l’on nous raconte chaque jour. ISIS, Ebola, le réchauffement climatique, François Hollande, la mort des abeilles, du politique, de la démocratie, de la langue de l’école et de la culture. On se croirait revenu au temps des prophètes.

Il y a bien entendu beaucoup de blancs à remplir

L’évangéliste a le style laconique. Ceci se prête bien à l’invention. Tout est à réinventer autour. Les paysages, les villes, à quoi ressemblait le monde alors. Et au dedans aussi : qu’en est-il de leurs motivations, de leurs désirs et de leurs peurs ? Ces considérations, Carrère ne va pas les créer ex nihilo, il va simplement les puiser en lui. Et de la même manière qu’il va s’identifier à Luc, le goy romancier, Luc deviendra Emmanuel Carrère écrivant son Royaume. Carrère aime à fuir dans son objet d’étude, et les faire fuir en lui ce qui constitue autant la limite que l’intérêt de ses essais. Disons qu’ainsi le sujet est bien circonscrit. Il ne faudra donc pas s’étonner si le premier tiers du Royaume n’est autre qu’une vie de Dieu-est-avec-nous Carrère. Relisant juste avant et par hasard sa biographie de Philip K. Dick, j’ai été frappé de le voir en reprendre des passages entiers, simplement en remplaçant « Il », en l’occurrence Dick, par « Je ». Ainsi : « Émergeant de cette banlieue de la vie qu’est un mariage malheureux, il (Dick) découvrit que le monde avait changé en son absence » devient dans Le Royaume : « Je me sentais impuissant, exilé dans cette banlieue de la vie qu’est un mariage malheureux, voué à un long et morose enlisement ».

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Premier rendez vous dans une boite échangiste

Dans la question « pourquoi la conversion? », la dépression semble avoir joué un rôle majeur. Du moins c’est ainsi que Carrère l’analyse à postériori. Il ne parvient plus à écrire, il est engagé dans une relation mortifère et sans issue, lestée d’enfants : « banlieue de la vie ». Ne nous étonnons pas alors que cette conversion prenne l’allure d’une passion amoureuse : à ceci près qu’au lieu de rejoindre le soir son amante, c’est à la messe qu’il se rend. Frénétiquement. Au début une fois, puis plusieurs fois par jour. On sent qu’il démarre un peu trop fort : un peu comme s’il donnait son premier rendez vous dans une boite échangiste. Voilà qu’il veut se marier religieusement. Il fait baptiser ses fils. Il culpabilise. Il faut que tout le monde participe. Sa femme sent que ça déconne un peu mais en même temps n’a rien d’autre à proposer. Essayons, dernier recours. En parallèle il entreprend une psychanalyse : ça va mal. Dans cette histoire de conversion donc, l’arrangement était foireux dés le départ. Son désir de salvation n’avait d’égal que la profondeur de son mal. Il relit ses carnets, des lettres écrites de sa main. Comme relire des lettres écrites à une femme que nous avons cessé d’aimer. Cet amour a cessé d’être et cet être qu’il était est mort aussi, emporté avec. Ensuite il s’est mis avec Helene et depuis tout semble bien se passer : ils s’envoient des vidéos pornos, les commentent ensemble. Décontractés.

Du moins le pense-t-il. Si son rapport à la foi est moins passionné, il reste suffisamment vivace pour qu’il se lance dans cet ouvrage. Au sommet de son adoration pour le Christ, il regardait au sol et prenait peur. Passion trop consciente d’elle même, qui devient un mauvais vertige : peur de la chute, peur de la prophétie du Yi King : « Tout moment est un passage, l’apogée annonce le déclin, et la défaite la victoire future ». Qu’il rapproche de cette parole : « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers ». Lorsque nous sommes dans le trou, on ne peut qu’en ressortir (ou mourir), nous raconte Carrère sauvé, ou guéri, de sa dépression, selon que l’on considère qu’il s’agit d’un problème spirituelle ou de neurotransmetteurs défectueux.

A scanner darkly

3844430495Mais voici que se retournant sur lui-même, il ne se reconnaît plus. Là est le centre du livre. Ces lettres si intimes, si naïves, il lui semble qu’elles ont été écrite par la main d’un autre. Il est embarrassé : pourtant, il ne fait pas aujourd’hui différemment qu’hier : écrire avec sincérité. Il lui semble pourtant qu’alors il écrivait une fiction de lui-même, et n’est ce pas encore le cas aujourd’hui ? Pour le moment il scrute son double enfoui dans les âges. Se voyant à travers ce miroir, il s’y voit obscurément. Il ne se reconnaît plus. Dans A Scanner Darkly, Philip K Dick décrit une communauté de junkie flippés, communiant autour de la substance mort, une drogue… fatale. Synthétisé à partir d’une plante, la « Mors ontologica ». A la fois junkie et indic, Bob Arctor sous le nom de Fred est chargé par un agent des stups de se surveiller… lui même. Mais voilà, que se voyant à travers les caméras, il ne se reconnaît plus. Voilà ses journées passées à visionner des bandes enregistrées, au lieu de vivre lui-même devant l’oeil des caméras. C’est le temps lui même qui a fractionné sa personnalité en diverses entités, étrangères l’une à l’autre, et incapable de se reconnaître entre elle. La stupéfaction prévaut : comme Carrère se retournant sur lui-même.

On en revient à St Paul. For now we see through a glass, darkly; but then face to face: now I know in part; but then shall I know even as also I am known. Carrère croise son reflet, dans le labyrinthe des glaces, errant circulant au travers de vieux carnets. Il lui semble avoir avancé depuis, s’être débarrassé de ses moi antérieurs comme de vieilles habitudes, de vieux interfaces qui ont été incapables de s’adapter aux exigences du réel et du temps. Il ne semble pourtant pas qu’il ait beaucoup avancé depuis, il erre toujours dans le même périmètre.

Les vieux prophètes vivants autour de lui, hantant sa maison de l’île de Patmos, où là même St Jean prophétisait l’Apocalypse et la fin des temps. Mais quelle forme pourrait prendre la permanence, au sein de ce monde changeant ?

« Et ce que je me demande, au moment de quitter (ce livre), c’est s’il trahit le jeune homme que j’ai été, et le Seigneur auquel il a cru, ou s’il leur est resté à sa façon, fidèle.
Je ne sais pas. »

Emmanuel Carrère // Le Royaume // P.O.L.

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