Cerveau malade derrière l'invention la plus géniale des sitcoms américains (la série "Seinfeld"), Larry David doublait sa mise en 2000 avec "Curb Your Enthusiasm", prolongation d'une mise en abyme débutée dix ans plus tôt. A l'occasion de notre numéro dédié à la plus grande série de tous les temps, voici un aperçu de la folie David en quelques dialogues.

New York City, dans les années 80. Une comédienne fauchée, Carol Leifer, invite des amis dans son appartement pour son anniversaire. L’un d’eux est Larry David, fauché aussi et avare notoire. En guise de cadeau d’anniversaire : un sketch qu’il a écrit pour que Carol l’interprète. Mais elle est complètement ivre, alors elle tend la feuille au premier type qu’elle voit en lui demandant de le faire à sa place. Et c’est Jerry Seinfeld qui interprète le sketch, devant les fêtards morts de rire et Larry extasié. Cette scène, aussi légendaire que la rencontre John Lennon/Paul McCartney à la fête paroissiale de Woolton, aura trois conséquences majeures :

– C’est le début d’une véritable amitié entre Larry et Jerry, entre autres parce que leurs personnalités sont complémentaires.
– C’est une collaboration qui aura pour résultat la meilleure série du monde.
– Et Larry David découvre qu’il surkiffe d’entendre son propre texte déclamé par un autre.

Voici, en trois actes, le délire vertigineux de l’ego trip le plus drôle de l’histoire de la télévision.

Acte 1 : mise en abyme

Seinfeld monte très lentement en puissance pendant les trois premières saisons, parce que le public est un peu désorienté. Jason Alexander est notamment choisi pour jouer George Costanza, alter ego de Larry David, et sparring-partner de Jerry Seinfeld calqué sur le caractère de Woody Allen. Pour la quatrième saison, Larry David va encore plus loin et imagine un arc narratif classique dans l’épisode The Pitch : celui de la mise en abyme. Des producteurs prennent contact avec Jerry pour décliner son numéro de stand-up en série télé, puis décrochent un rendez-vous chez NBC. La saison raconte la construction du pilote de cette série, l’écriture de l’épisode, le casting, le tournage, jusqu’à la diffusion télé, ou l’on voit les quatre héros de la série regarder le pilote de « Jerry ».

Russel : Très bien, parlez-moi des histoires. Quel type d’histoire ?
George : Oh, non. Pas d’histoire.
Russel : Pas d’histoire ? Alors, qu’est-ce que c’est ?
George : Par exemple, qu’est-ce que vous avez fait aujourd’hui ?
Russel : Je me suis levé et je suis venu travailler.
George : Voilà la série. C’est la série.
Russel : En quoi c’est une série ? Pourquoi je regarde ça ?
George : Parce que c’est à la télévision !
Russel : Pas encore !
George : Ok, écoutez, si vous voulez juste continuer à faire les mêmes choses, alors peut-être que cette idée n’est pas faite pour vous. Je ne vais pas faire de compromis avec mon intégrité artistique. Et j’ai une chose à vous dire : la série, c’est ça et nous n’allons rien y changer. Jerry, tu viens ?

George les plante là, et Jerry le suit en faisant un geste d’impuissance. Ils débriefent ensuite au diner.

Jerry
: Je ne veux même plus en parler. À quoi tu pensais ? Intégrité artistique ? Mais d’où ça sort ? Tu n’es pas un artiste et tu n’as aucune intégrité. Tu as vraiment besoin d’aide. Mais un psychiatre ordinaire ne suffira pas, tu dois aller jusqu’à Vienne. Tu dois être pris en charge par l’Université toute entière. Comme quand Freud étudiait et que tous ses élèves observaient. Il te faut une équipe de psychiatres qui se relayent jour et nuit sur ton cas. Comme ils ont fait pour Elephant Man.
George : . . . J’ai trouvé que la fille était plutôt pas mal non ?

C’est l’un des paroxysmes de l’autodépréciation mélangée à la mégalomanie de Larry David, qui charge à mort le personnage de George. Mais Larry, par deux fois, va montrer qu’il est capable d’aller beaucoup plus loin.

Acte 2 : le One hit wonder

Seinfeld est une série sur un comédien de stand-up qui s’appelle Seinfeld, Ok on a compris. Quand Larry décide de faire sa propre série, après la fin de Seinfeld, il va casser encore un peu plus les codes télévisuels : dans Curb Your Enthusiasm, il joue le rôle de Larry David et s’entoure soit de comédiens jouant un personnage (Cheryl Hines joue Cheryl David, la femme de Larry), soit de célébrités jouant leur propre rôle (comme Ted Danson). Dans le premier épisode de la saison 2, Larry imagine un rendez-vous professionnel entre lui-même et Jason Alexander, en galère de rôles depuis l’arrêt de Seinfeld.

Jason : Tu vois, le métier d’acteur devient dur en ce moment, j’aimerais revenir un peu à la TV. Mais je ne peux pas me débarrasser de l’étiquette George. Tout le monde voit George en moi.

Larry : Le pire étant que tu es complètement l’opposé de George. Je le répète à tout le monde : Il n’a rien à voir avec le personnage, c’est juste un grand acteur

Jason : Merci. J’essaye de me présenter différemment, mais ils voient que l’idiot, le pauvre con.

Larry : Comment ça le pauvre con ? Je ne comprends pas.

Jason : L’incapable, le crétin, tu sais bien.

Larry : Non franchement je ne vois pas. Comment tu peux dire qu’il est idiot, incapable ? Je ne le vois pas comme ça, pour moi il est drôle.

Jason : Bien sûr qu’il est drôle, mais c’était le pigeon, le taré. Le type qui n’arrive pas à séduire une fille, et quand finalement ça marche, il la tue avec une enveloppe !

Larry : C’est drôle, ce n’est pas crétin.

Jason : Quoi de plus débile que d’aller chez une fille et voler la cassette du répondeur ?

Larry : Je suis allé chez une fille voler la cassette du répondeur ! Et alors ?

George : Larry, il mange des éclairs trouvés dans une poubelle !

Larry : Et alors, j’ai mangé un éclair sorti d’une poubelle ! Et si tu veux parler du concours de masturbation, quatre personnes faisant un pari, et bien j’en étais ! Alors ça fait de moi un pauvre con de participer à un concours de masturbation ?

Jason : Ça n’est pas une expérience d’une grande noblesse non ?

Larry : Je suis désolé que tu détestes ce personnage à ce point-là.

Jason : Je ne déteste pas le personnage, j’en suis juste fatigué. Je veux dire, je suis un acteur, je peux jouer toute une palette de personnages. Et je suis relégué à ça. Partout dans la rue c’est « Hey Costanza, hey connard ! »

Larry : OK j’ai une idée ! Tu vas jouer un personnage qui est un acteur qui a joué dans une série hyper populaire, et qui ne peut plus travailler parce qu’il est tellement identifié à ce personnage que personne ne le voit faire autre chose. Et il devient complètement amer et en vient à détester ce personnage.

Jason : Espèce de fils de pute, c’est génial, Ok on le fait !

Voici donc Jason, l’acteur, victime de l’éternelle bénédiction/malédiction du One Hit Wonder, qui règle ses comptes avec George, le personnage, face à Larry, auteur de George, qui trouve le moyen de manipuler George et de retourner la situation.

Acte 3 : I can play George, I am George

Les neuf saisons de Seinfeld présentent une forme de perfection comparable à la discographie des Beatles. Après l’arrêt de la série, pour chacun des membres du casting, la pression de la reformation est immense, permanente, et alimentée par les rediffusions incessantes. Et Larry a une idée : « On va faire Seinfeld dans Curb Your Enthusiasm », ce sera l’arc narratif de la saison 7. Et tout le monde accepte parce que c’est Larry. Son idée est de totalement désacraliser cette réunion trop attendue : parce qu’il veut reconquérir Cheryl qui a fini par le quitter à la fin de la saison 6, Larry accepte de faire un épisode de Seinfeld, mais uniquement pour pouvoir donner à Cheryl le rôle de la femme de George. Pendant toute la saison 7 de Curb, les relations sont tendues avec Jason, et Larry fait des crises de jalousie à Cheryl (« ce qui t’attires chez Jason c’est George, donc moi ! »), et Jason finit par quitter le plateau en plein tournage en plantant tout le monde, poussé à bout par Larry. Voici un extrait de l’épisode Seinfeld :

Jerry : « Comment on fait le show sans Jason ? Il n’y a pas de show sans Jason. On a une chèvre à trois pattes là. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Je n’en ai aucune idée.

Larry : Qu’est-ce qu’on peut faire ? Je vais jouer George ! Je peux le faire. Je sais que j’en suis capable. Je l’ai écrit. Le personnage est basé sur moi.

Jerry : Tu te rends compte de ce qui se passe ? On parle d’une icône télévisuelle. On est tous des icônes ici, même le décor est une icône, Mais pas toi ! John, Paul, Ringo and Larry ? Non, ce n’est pas ce qu’ils veulent. »

Larry finit par jouer George et se lance dans une imitation incroyablement mauvaise et irrésistible de Jason. Et Cheryl et lui se réconcilient. La reformation de Seinfeld a bien eu lieu, à la fois parfaitement émouvante, parce que les acteurs, mais aussi les techniciens, l’équipe de NBC et celle de Castle Rock étaient là, et rendue complètement anecdotique par les multiples intrigues secondaires qui l’entourent. Au-delà de la mise en abyme, il faut chercher un terme mathématique pour désigner ce que Larry David réussit à faire là, et qui est inédit en fiction : une fractale, qui est la répétition à l’infini de la mise en abyme. Aussi infini que la fascination de Larry pour lui-même. C’est une perfection narrative et une réussite allant bien au-delà, pour boucler la comparaison, que l’exhumation laborieuse des maquettes des Beatles retravaillées pour l’Anthology.

Épilogue : Laissons le mot de la fin à Jason, victime consentante de Larry et son ego, réduit à un rôle, celui de George Costanza. Puis, réduit à une caricature de lui-même, qu’il appelle TV Jason, dans Curb :

« Jason jouant George face à Larry c’est comme la rencontre de la matière et de l’antimatière. Ils s’annulent l’un l’autre. Mais bon, j’ai envie de penser que TV Jason n’est pas Jason. J’espère valoir un peu mieux que ça. »

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