Si seules les années qui passent permettent d’apprécier la juste valeur d’un disque – et bien malin qui pourrait dire le contraire – il se pourrait que le nouvel album de Flying Lotus marque son époque. Au lieu de patienter en attendant l’an 2024, date à laquelle on saura ce qu’il est advenu de « You’re Dead ! » et si la postérité l’a retenu, on pourra toujours profiter de la vie en écoutant ce disque miraculeux, plus vif que mort.

Flying_Lotus_Youre_Dead_Album_ArtworkFlying Lotus est l’un des musiciens les plus intéressants de ces dernières années et il vient de Californie. Cette région du monde est assurément la plus prolifique, musicalement parlant depuis 50 ans, car les musiciens qui y ont vécu ont créé des œuvres foisonnantes, et parfois radicalement opposées : Frank Ocean, les Guns N’ Roses ou Joni Mitchell – la plus californienne des Canadiennes – en sont des exemples parmi plein d’autres. Des styles aussi radicalement différents que le soft rock et le trash metal ont pu se développer dans ces grands espaces qui ont aussi été le théâtre de mouvements de contestation et de tensions sociales. Il n’existe pas un type de musique californienne mais de multiples genres. La musique de Flying Lotus pourrait n’en être qu’une synthèse réussie, mais il semble qu’elle dépasse largement ce cadre.

Né Steven Ellison il y a 31 ans dans la Cité des Anges, Flying Lotus (ou FlyLo) est mieux né que ses ancêtres angelenos rappeurs et métalleux de NWA et Body Count : son arbre généalogique est classieux. Il est le petit-neveu du couple Coltrane, Alice et John. J’aurais adoré avoir ce merveilleux saxophoniste dans ma famille, surtout depuis que j’ai appris qu’il mangeait ses crottes de nez, provoquant ainsi l’ire et la violence de Miles Davis. La grand-mère d’Ellison, Marilyn McLeod, était la sœur d’Alice et écrivait des chansons pour la Motown. Elle restera à la postérité comme étant la co-auteure de l’une des meilleurs chansons de Diana Ross, le hit disco Love Hangover. Les dix minutes et quelques de ce titre suintent la sensualité et la luxure. Anecdote un peu triste, la fille de McLeod (qui était donc la maman d’Ellison si vous avez suivi) est décédée il y a quelques années : son fiston l’a immortalisée en enregistrant ses derniers soupirs et en les intégrant dans sa musique spectrale.

Le décor est planté, la parenthèse Wikipédia est fermée, parlons un peu de Flying Lotus dont le disque « You’re Dead » est paru ces jours derniers. C’est son cinquième et, hors le remarqué « Cosmogramma », je n’ai pas grand chose à dire sur ses albums précédents. J’avais écouté « Los Angeles », son second, mais n’en garde aucun souvenir et, pour tout vous dire, j’ai la flemme de le réécouter. Il venait alors de changer de label et avait rejoint les intellos aux crânes d’œuf de Warp Records. Ce n’est pas anodin qu’un artiste noir de la Côte Ouest signe chez ces Anglais, fers de lance de la musique électronique cérébrale européenne, à écouter chez soi. « Cosmogramma », donc. Objet inclassable à la croisée de l’IDM, du hip-hop, du jazz fusion, de l’électro. Débrouillez-vous avec ça, la musique d’Ellison est trop bouillonnante et en mouvement pour coller à ces qualificatifs, elle déborde de la marmite. Flying Lotus a du style, indéniablement. Le jeu de basse virtuose de Thundercat frappe et marque l’esprit : sa vélocité et son groove donnent de la chaleur à sa musique, contrastant ainsi avec la froideur habituelle des productions Warp. Fait curieux : Thundercat a été membre de Suicidal Tendencies, super groupe de hardcore multiracial. Le grand écart est parfait.

Ellison est allé à contre-courant de la tendance consistant à vouloir mettre trop de choses sur un CD. L’apparition de ce dernier et sa très large diffusion de par le monde au début des années 80 s’est accompagnée progressivement d’une augmentation de la durée des albums. Si le vinyle permettait de stocker entre 40 et 60 minutes de musique, le disque compact permettait de stocker 80 minutes sur sa face lisible ! Résultat : les artistes se sont crus obligés d’en mettre plus, quitte à commercialiser des rogatons, et les albums de 70 minutes sont devenus la norme. En 1996, Metallica a même dû caviarder la fin de The Outlaw Torn sur l’album « Load » à cause de cette contrainte de durée, ce qui est bien dommage parce que ce solo de James Hetfield – et non pas Kirk Hammett – était leur meilleure coda avec celle d’Orion. Certains artistes ont même poussé le vice jusqu’à sortir des doubles disques compacts, comme les 121 minutes de purge auditive de « Mellon Collie and the Infinite Sadness ». Simultanément, les rappers se sont crus autorisés à truffer leurs albums de skits, ces interminables interludes au cours desquels ils papotent, inhalent des bangs ou des soufflettes, déconnent avec leurs homies… Ces private jokes sont chiantes comme la chiasse et ont contribué à amoindrir l’efficacité des albums sur lesquels ils étaient insérés.

Flying Lotus a procédé différemment pour « Cosmogramma »: dix-sept morceaux (un nombre relativement important) pour quarante-cinq minutes de musiques, soit moins de trois minutes par morceau. Le disque est tout sauf bavard, les idées foisonnent chaque piste recèle une grande richesse. Ellison a digéré tous les styles musicaux des décennies passées et a utilisé la technologie moderne pour en proposer une brillante synthèse. Il n’y a pas de narration ou si narration il y a, elle semble épileptique et à la dérive. La bande originale d’un film épileptique dont les séquences ne seraient pas linéaires mais fragmentées. Le résultat est remarquable, mais était un peu trop froid pour que ce disque ne me suive au fil des ans. Le chaos original que laisse entrevoir l’écoute est finalement bien plus organisé qu’il n’y paraît. Dit comme ça, la musique de Flying Lotus a l’air moins marrante que l’histoire de Toto qui chie derrière l’église, mais laissez-vous tenter, votre curiosité sera récompensée.

La sortie imminente de « You’re Dead! » a fait bruisser les réseaux sociaux : à en croire la rumeur, ce nouvel album serait une réussite absolue. Méfiance : il faut prendre avec des pincettes ce que proclame la majorité du bon goût. Surtout à une époque où l’offre de nouvelle musique n’a jamais été aussi abondante, sans parler des rééditions. La précaution s’impose donc, mais la curiosité l’emporte. 19 pistes et 38 titres, soit deux minutes en moyenne par morceau pour les champions de calcul mental. Ellison a semble-t-il choisi de resserrer ses compositions au maximum. La première écoute de l’album le confirme, il se passe beaucoup de choses, les idées fusent, et l’album s’achève aussi brusquement qu’il avait démarré. L’impression pas si fréquente d’avoir entendu un disque qui ne se dévoilera pas facilement, et la crainte d’épuiser le disque trop rapidement en en multipliant les écoutes.

maxresdefaultUn coup d’œil à mon compteur iTunes m’apprend que j’ai écouté « You’re Dead » trente-quatre fois en dix jours (je vous laisse faire le calcul vous-même du nombre moyen d’écoutes quotidiennes), j’ai tout fait pour épuiser ce disque, et essayer de l’apprivoiser pour en venir à bout. Mon impression initiale reste la même : le cinquième album de Flying Lotus est remarquable et fera date. La structure de l’album rappelle celle de « Cosmogramma » : des séquences, des esquisses brillantes qui se succèdent et s’achèvent au moment où l’ont pensait en avoir saisi l’essence. « You’re Dead! » contient des centaines d’idées et Ellison a le talent de ne pas les surligner. Si « Cosmogramma » reproduisait parfois les tics des productions Warp : breaks impromptus, utilisation systématique de la caisse claire et de la rythmique syncopée de la drum and bass, éclatement des structures, froideur minimale, « You’re Dead » est beaucoup plus universel. A l’aveugle, il serait tout simplement impossible de définir la nationalité de son concepteur. Ellison s’est trouvé une identité musicale forte et unique. Vous ne trouvez de lien vers aucune des pistes de l’album parce que ce dernier mérite à être écouté d’une seule traite, et pas moins trente-quatre fois : un morceau entendu de manière isolée biaiserait votre perception du travail du Californien.

Les influences sont multiples : le jazz-fusion proto-ambient d’ « In A Silent Way » de Miles Davis, dont l’un des claviéristes est invité sur l’album (Herbie Hancock sur la seconde piste, Telsa), Frank Zappa, Goldie et le chant de Diane Charlemagne, Future Sound Of London et l’album « Lifeforms »… J’en profite également pour citer les incontournables Arthur Lee et Love sur sur Descent into Madness, dont l’influence tutélaire flotte souvent sur les grands disques. Précisons encore que Thundercat joue toutes les lignes de basse de l’album et qu’elles sont magnifiques.

Ellison a voulu exprimer un voyage morbide à travers ce disque. Si l’on pouvait émettre une critique, c’est que son album aurait pu s’intituler « You’re Alive! » tant celui-ci est plein de vie. Sa pochette d’une sobriété rappelant celles d’Of Montreal est ornée d’un trou blanc : je vous conseille de vous y jeter dedans sans réfléchir. Pendant ce temps, je vais voir s’il est possible de désactiver le compteur d’écoutes dans ITunes, je me fais du mal.

Flying Lotus // You’re Dead // Warp
http://flying-lotus.com

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