Foodies, fashionistas et amateurs d’art contemporain sont les personnages principaux – pour ne pas dire les victimes favorites – des récits de Stephen Vuillemin. De bande-dessinées en court-métrages d’animation, l’auteur crayonne amoureusement des gravures de mode qu’il plonge dans des mondes dystopiques et des situations malaisantes. Croquant au passage la vanité de notre époque post-Internet. Entretien avec le plus modeux des moralistes.

En-dehors des sentiers battus par le shōnen, la BD franco-belge et le roman graphique aseptisé, Stephen Vuillemin publie depuis le début des années 2010 des bandes-dessinées singulières. Sorte de contes moraux entremêlant des éléments de science-fiction, de body horror et de merveilleux – voire d’absurde.
Quel que soit la mixture concoctée, toutes ses planches ont cette particularité qu’habits, maquillages et coiffures semblent tout droit sortie d’un cahier de tendances. Un recueil de ces histoires vénéneuses vient de paraître chez
Denoël Graphic. En parallèle, l’ancien étudiant des Gobelins a mis en scène un court-métrage d’animation qui donne une nouvelle dimension à ses obsessions. Après avoir fait sa première à la Berlinale 2023, le film a enchaîné quelque 150 festivals à travers la planète, glanant une bonne poignée de récompenses. Une double actualité qui nous donne l’occasion de demander à l’auteur quelques clés de compréhension pour aborder son œuvre. 

En se plongeant dans ton imaginaire, on se demande si tout va bien chez toi. On a aussi très peur de savoir de quoi sont faits tes rêves et tes cauchemars.

C’est bien vu car plusieurs des histoires compilées dans ce recueil me sont venues en rêve. Ce qui est étrange, c’est que je rêve souvent que le suis au cinéma et sur l’écran est projeté un film dont je me souviens à mon réveil et que je n’ai plus qu’à dessiner. 

Donc ton sommeil te livre des récits clés en main ?

On peut le dire comme ça. Je vais te raconter l’un de mes derniers rêves. Je regardais un film dans lequel Michel Blanc jouait un personnage qui, suite à un accident, avait sombré dans le coma. Une société avait l’idée de le cloner et de le vendre, taille réelle, sous blister. Les laborantins comptaient sur son amnésie pour permettre aux clients de formater la personnalité de leur clone à leur guise. Mais au moment où les clones étaient mis en marche, on se rendait compte qu’ils avaient conscience d’avoir perdu la mémoire et que cette perte leur causait une souffrance insoutenable…

Peux-tu esquisser ton parcours dans les grandes lignes ?

Je suis né en 1986 à Besançon, en Franche-Comté. À la sortie de mon Bac en Arts Appliqués, j’ai loupé le concours d’entrée des Gobelins, j’ai donc fait un an aux Beaux Arts d’Angoulême. Après cette année en Charente, je suis finalement entré au Gobelin, section animation. 

« En école, on dit toujours aux étudiants de ne pas mettre trop d’intentions dans un même projet, moi j’essaye pourtant de faire cohabiter un maximum d’éléments disparates. »

Je me souviens que l’un de tes premiers succès, au début des années 2010, c’était une série de bande-dessinées qui incorporaient des GIFs…

C’était au temps des blogs, j’avais moi-même un Blogspot sur lequel j’avais publié plusieurs histoires. Cette série avait deux particularités : chaque case était un GIF animé et la lecture se faisait en scrolling vertical. Tout cela était nouveau. En ces années lointaines, les dessinateurs se contentaient de publier des planches traditionnelles qu’ils scannaient. Cela m’a valu un peu de presse et Arte a fini par m’acheter les droits de ces récits pour les publier sur “Professeur Cyclope”, un magazine en ligne qu’ils venaient de lancer. Depuis la disparition de “Professeur Cyclope”, on peut de nouveau lire cette histoire sur lyceennes.blogspot.com.

Ça t’a ouvert des portes ?

Comme j’étais l’un des rares sur ce créneau, j’ai reçu pas mal de commandes de GIFs, surtout venant de la presse : GQ, le New York Times et d’autres. C’était devenu ma spécialité. Malheureusement, ça n’était pas un secteur très rentable. Aussi, dès que j’ai pu faire autre chose, j’ai arrêté.

Quelle a été la suite ?

En 2012, je me suis installé à Londres et j’ai commencé à travailler dans l’animation. J’ai bossé sur des longs-métrages et beaucoup pour la pub. J’adorais l’animation, mais j’étais frustré par l’aspect industriel du métier ou tout ne fonctionnait qu’à la deadline et où toutes les tâches étaient partagées. En 2016, je me suis donc lancé dans un projet personnel de court-métrage d’animation. La semaine, je bossais pour manger et les soirs et les week-ends, je travaillais de manière très artisanale à ce film. Après deux ans à faire cela à Londres, je me suis installé à Taiwan pour changer d’air, apprendre le chinois, et surtout pour me concentrer sur mon court-métrage. Là-bas, j’étais loin des clients donc moins sollicité. Et aussi la vie quotidienne coûtait moins cher. J’ai pu avancer plus vite sur ce qui allait devenir “Un genre de testament”.

C’est durant ces années que tu commences à publier des bandes-dessinées sur Instagram mais aussi dans les pages du magazine Mouvement ?

Oui, ça correspond à la même période. Et ces bandes-dessinées correspondent à la même envie de consacrer du temps à des projets personnels dans lesquels ont peut aller au bout des choses. 

Finalement, tu as fini ton film avec l’aide d’une société de production ?

Ça faisait cinq ans que je travaillais dessus en solo quand Ugo Bienvenu m’a contacté pour me dire que sa porte était ouverte à de potentielles collaborations. Vu que j’aimais bien les esthétiques qu’il défendait et vu qu’à ce moment-là, j’avais fini les deux tiers du film et qu’il ne pouvait plus m’échapper, j’ai confié “Un genre de testament” à sa société de production, Remembers.  On a encore travaillé un an dessus mais cette fois-ci avec une équipe et un budget dédiés. 

Tu as employé le mot esthétique : comment qualifierais-tu tes dessins, qu’est ce qui les nourrit ? Sur la deuxième de couverture de ton livre, on peut lire que tu mêles influences japonaises et ligne claire.

Ce sont les mots de l’éditeur. Il n’a pas tort, mais ca m’est compliqué de parler d’influences, je pense qu’un certain nombre sont inconscientes. Cela dit, ce qui m’intéresse surtout ce sont les couleurs. Or, la ligne claire permet de délimiter des zones et de faire jouer les contrastes selon un système “teinte, saturation, luminosité”. Désolé pour cette réponse un peu théorique, mais tu as demandé… Plus généralement, le truc qui me guide, c’est la recherche de la tension. J’essaye toujours de tirer mon récit et mes dessins dans deux directions opposées. Si je dessine quelqu’un d’élégant, peut-être qu’il aura un comportement dégueulasse. Si je débute une histoire drôle, je vais rapidement incorporer de la tristesse. En école, on dit toujours aux étudiants de ne pas mettre trop d’intentions dans un même projet, moi j’essaye pourtant de faire cohabiter un maximum d’éléments disparates. Ce serait peut-être donc ça le cœur de mon esthétique.

Niveau émancipation, tu te permets également de ne pas conclure tes histoires, tu crées des situations aberrantes sans leur donner de fin.

Je trouve les chutes souvent artificielles, superflues. Notamment la pointe d’humour qu’on retrouve pas mal dans la dernière case des BDs franco-belges.

Au premier abord, tes histoires s’apparentent à de la science-fiction – il y a pas mal de mondes futurs et de technologies étranges – mais en y regardant de plus près, tu n’en respectes pas les codes. Tes bandes-dessinées seraient plutôt des contes situées dans des mondes dystopiques.

Le titre qu’on a choisi avec l’éditeur, “Nourritures Extraterrestres”, peut évoquer la science-fiction, mais c’est vrai que ce n’est pas comme cela que je considère mon travail. Quand je postais ces histoires sur Instagram, je les regroupais sous le titre “Better than Black Mirror”. Au-delà de la vanne, c’est une série que je n’aime pas beaucoup, que je trouve sans surprise. Quand on lance un épisode de Black Mirror on sait précisément ce qu’on va y trouver : une dystopie qui va se conclure en “cautionary tale”. Chaque récit nous dit la même chose : “Attention à ne pas abuser des technologies, elles pourraient se révéler dangereuses”. Je trouve ça extrêmement facile. Autant faire un travail documentaire sur la dystopie du monde actuel. 

Une thématique centrale dans ton travail, c’est la vanité. Tu mets en scène des personnages qui travaillent dans la mode, qui visitent des musées d’art contemporain et des resto branchés… On sent à la fois une fascination pour les belles fringues et en même temps tu critiques très pertinemment ces milieux.

C’est marrant que tu parles de vanité humaine car pour mon court-métrage, ma référence principale, c’était la vanité mais en tant que genre pictural. Quand je te parlais de tirer deux directions opposées en même temps, c’est typiquement ce que font les vanités de la Renaissance. Formellement, ces tableaux étaient hyper léchés, on sent que les artistes voulaient montrer leur savoir faire  et, en même temps, du fait du sujet choisi, ils réussissaient à faire passer le message qu’on va tous mourir et que leur artisan n’a aucune valeur. J’ai passé des années à faire un court-métrage seul chez moi et si tu t’en souviens bien, la conclusion, c’est un personnage qui dit : “J’ai rien compris à cette histoire et elle ne m’a pas plu du tout”. 

Dans la vie de tous les jours, quel est ton rapport à la mode ?

Disons que je passe beaucoup de temps à me demander ce que je vais acheter comme fringues. 

Tu fais partie de ces amateurs qui connaissent le travail des directeurs artistiques de chaque maison de haute couture, qui suivent les collections saison après saison ?

Oui, c’est quelque chose qui me passionne, je suis client.

C’est marrant cette contradiction entre tes commentaires sur ce monde vaniteux et ton clientélisme.

La mode, la culture, l’art, ce sont des trucs qui m’attirent plus qu’ils ne me révulsent. Quand je choisis de situer mes récits dans ces microcosmes, ça part plus d’une attirance que de l’envie de critiquer. Je ne dessine jamais de trucs que je n’aime pas. Ces personnes en New Balance dernier cri, ce sont des gens avec qui je pourrais être ami. Mais encore une fois, il y a toujours cette recherche de la contradiction. D’ailleurs, je me demande si cela ne me vient pas des dissertations typiquement françaises sur le mode “thèse-antithèse-synthèse”. 

Quels sont tes prochains projets ? Un long-métrage d’animation ?

Je viens de finir d’écrire et de dessiner un livre pour enfant qui paraîtra à la fin août chez Albin Michel. Mis à part ça, il se trouve que depuis que mon film est projeté et que j’ai sorti ce recueil d’histoires, j’ai beaucoup moins d’idées. J’ai l’impression d’avoir sortie au grand jour six ans de travail solitaire et d’être dans une période de répit. Si je devais me lancer dans un projet rapidement, ce serait quelque chose qui n’a rien à voir : un documentaire sur Taiwan. Mais en effet, ce serait bien que je mature une trame narrative pour une bande-dessinée qui pourrait ensuite être adaptée en long-métrage. J’attends que l’inspiration tape de nouveau à ma porte. J’ai moins d’urgence et je ne veux pas me répéter.

Les nourritures extraterrestres – Stephen Vuillemin 
Denoël Graphic, 144 pages, 26 euros

4 commentaires

  1. ah waouis le livre d emirwais sur son taxi belle arnaque pas de photos sinon la couv’ aux inrocks y bandent mous! tapé comme a l’ecole avec la mairesse derrierre, sinon j’embrasse leur manager!

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