A quoi reconnaît-on le génie, et comment le distinguer des impostures ? On peut passer sa vie à tourner la question en boucle sans jamais parvenir à décoller ses yeux du papier calque. Il arrive parfois que le talent fasse l’effet d’un tsunami. Et lorsque la musique d’un Jésus noir emporte tout sur son passage, les maigres fondations cèdent sous le poids de la légèreté. Samedi dernier, la Gaîté lyrique accueillait un freluquet nommé Christophe Chassol, nouvelle signature de chez Tricatel, et l’on fut une centaine à comprendre que la musique du film serait plus qu’originale.

Quelques semaines auparavant, j’étais parti relever les compteurs au siège du label de Bertrand Burgalat. A l’occasion des futurs quinze ans du label, je pensais en bon fan tomber sur quelques rééditions collectors[1], un nouvel album du Saint patron des canevas mélodiques ou quelques démos du troisième album des Shades[2]. Des espoirs ordinaires, finalement, modestement ancrés dans le quotidien, pas de quoi se réveiller la nuit en sueur en criant le nom d’un inconnu connu. Au détour d’une maquette, une phrase vint subitement ponctuer la discussion : « Ah et sinon, tu connais Christophe Chassol ? C’est notre nouvelle signature, c’est parfaitement invendable mais absolument magnifique ». Il ne l’a peut-être pas dit comme ça, je ne me souviens plus très bien, mais le bras droit de Tricatel venait en une seule phrase d’éveiller l’attention du traqueur assoupi. Après avoir visionné ensemble quelques incroyables vidéos illustrant le travail – sur le son et l’image – de Chassol, nous tombions d’accord sur le mot de fin : il allait falloir compter avec Chassol pour les nuits blanches. Plutôt que de s’étendre en métaphores chrétiennes et abstraites, résumé de Cirriculum Vitae de cette nouvelle « signature invendable » :

A même pas trente ans, le Parisien Christophe Chassol est déjà pianiste, compositeur, arrangeur, chef d’orchestre et réalisateur – STOP –  Il a travaillé sur les arrangements du Politics de Sébastien Tellier, étudié la philosophie à la Sorbonne et suivi des cours de composition pour musiques de film au Berklee College de Boston – STOP – Ses compositions articulent voix, musique, sons, image au sein d’objets audiovisuels inédits et Chassol compose également pour le cinéma et la télévision – STOP – Ah et sinon notre garçon aime beaucoup Steve Reich, a déjà travaillé avec Xavier Veilhan, Sophie Calle, et réalisé plein de musiques jamais sorties nul part.


Alors, Chassol ? En définitive et pour la faire courte : pas le genre d’artiste à bredouiller trois syllabes ou montrer son phallus dans un téléphone portable pour une sonnerie à 99 centimes la minute. Pour paraphraser le troubadour des Monoprix plus connu sous le nom de Katerine : « On est là pour quoi, on est là pour qui, au fond qu’est-ce qu’on veut ? ». Et surtout : au fond qu’est-ce qu’on cherche, et qu’est-ce qu’on attend ? La musique de Chassol, à bien des égards, répond à toutes ces questions mais aussi à bien d’autres. Compositeur pour le cinéma et fort de son apprentissage du classique, Chassol donne à voir autant qu’à entendre. Il suffit pour s’en convaincre d’être absorbé par l’une des nombreuses vidéos où le pianiste s’amuse – en vrac – à sampler des chants indiens, un ensemble nord-américain ou Leonard Bernstein pour comprendre que le garçon, s’il apprécie les collages, n’aime pas se répéter. Et lorsque d’autres Cascadeurs optent pour la roulade arrière avec les applaudissements sur la chute, Chassol impose un langage nouveau qui s’insère exactement entre les notes et l’image. Tout cela, c’était avant même d’avoir vu le jeune éphèbe en action. Alors direction la Gaîté lyrique, un samedi soir au printemps, pour voir si la posture sait accompagner la mesure.

Lorsqu’il arrive dans la pénombre, la salle est à moitié vide ; la foule, trop affairée à racler le fond des gobelets et mirer ses lacets défaits pour prendre le temps de l’inspiration. Et le voilà qui débarque, Chassol, p’tit gars aux allures de Basquiat juvénile, les manches retroussées et accompagné d’un batteur, qui sans un mot s’installe aux claviers tapis dans l’ombre, face à l’écran. Derrière lui, de mini-films accompagnent la musique instrumentale, et les sons se répondent en rythme ; on attaque la première séquence.
Il faudrait ici plusieurs paragraphes pour décrire ce qui, finalement, se dit sans mots. Il en faudrait certainement autant d’autres pour exprimer le sentiment de joie qui emplit la salle lorsque Chassol pose ses mains menues sur les claviers, parvenant à en extirper des mélodies qui invoquent tout autant le swing de Stevie Wonder que l’art de la répétition évolutive chère à Philip Glass. Le bonhomme est tout sourire, chacune de ses pièces montées a des allures de chef d’œuvres, remplies de variations qui passent par tous les stades de l’euphorie : jazz, groove, pop, classique, swing impeccable porté par une batterie très Bitches Brew en arrière plan, longues jams instrumentales martelées par la Charley et les glissandos pianistiques du Parisien. Silence, applaudissements, souffle coupé ; Chassol continue le récital illustré. Et l’on sort de la salle tout ébranlé, comme si trois Korg vous étaient tombés dessus.

Alors effectivement, c’est parfaitement invendable. Plus que cela même, c’est inaccessible. Et pour cette simple raison : les longues chansons de Chassol représentent la nourriture spirituelle qu’on est tous en droit d’attendre aujourd’hui. A trop se laisser bercer par les comptines du quotidien, on avait fini par oublier que l’inatteignable, en art, reste la seule façon d’échapper à l’ennui, à la lassitude et au ron-ron du déjà vu. Et que dans leurs formats atypiques – vingt minutes par chanson, un ping pong permanent avec l’écran et ses sons samplés – les harmonies de Chassol résonnent bien plus haut que celles des faiseurs d’avant-garde. Bach aurait signé un pacte avec le diable déguisé en maquereau du Bronx qu’on n’aurait pas espéré meilleure bande-son.

On peut aimer la musique pour ce qu’elle dit, mais on peut aussi l’aimer pour ses ellipses. Après l’apparition de Chassol, il y eut du silence. Puis de l’impatience : à quand la sortie d’un premier disque, et comment formater cette musique pour le plus grand nombre sans perdre cette verve intensément pop ? La question se perdit au loin, en écho, mais une bonne nouvelle, tout de même, vint conclure l’histoire : l’avenir était désormais droit devant. Ou plus précisément : juste au dessus.

http://www.chassol.fr/
(A absolument regarder, pour la section vidéo. Hypnotique et passionnant)


[1] Une compilation Tricatel rare remplie d’inédits, la réédition du disque de Valérie Lemercier, l’édition en CD des Inédits de Burgalat… Mais toujours pas de réédition vinyle du Présence Humaine de Houellebecq en vinyle, pour ceux que ça intéresse.

[2] Et ce fut le cas. Libérés de leur contrat avec Sony, les Shades préparent activement un troisième LP qui sonne étonnamment rock, toujours en français dans le texte. Attendons quelques mois encore, histoire de se faire un avis définitif, mais ce jour là, dans la moiteur d’un bureau et distillé sur de petites enceintes, les Shades semblent enfin avoir entamé la mutation tant attendue. A suivre.

8 commentaires

  1. Merci pour cet article instinctif et brillant, nous ne savons pas si Chassol est « invendable » mais nous pensons qu’il est important qu’une musique d’une telle qualité existe. Voici deux extraits du concert de samedi, c’est très loin de ce que ça donnait sur place mais ça permet d’avoir une petite idée.
    http://www.tricatel.com/blog/?p=782

  2. Citer en référence Bernstein, Bach ou Glass n’a rien d’instinctif à mon avis. Même si c’est peut-être un peu trop fort à mon goût si je me réfère à ce que j’ai pu entendre de la musique de Chassol, mais je n’étais pas dans la salle … Pour ce qui est du « vendable », ce n’est pas un critère pour moi et sans doute pas pour le compositeur. La musique est un Art avant tout non ?

  3. Vous avez parfaitement raison pour ces maladresses de langage : nous voulions dire par instinctif qu’il y avait quelque chose de spontané dans cet article, un enthousiasme viscéral qui nous a touchés, et les références-influences sont à placer dans ce contexte. Quant au qualificatif « invendable » notre précédent commentaire nous semblait assez clair, nous ne pensons pas du tout en ces termes.

  4. A mon sens c’est surtout ce papier qui est invendable, puisqu’il est gratuit, dans tous les sens du terme.

    Ca fait juste du bien de voir Tricatel revenir à la pointe; là vous venez de reprendre de l’avance pour les cinq prochaines années. En ce sens, c’est précurseur, et donc « invendable » pour Virgin Radio, Radio Monoprix et toutes les playlists de suiveurs qui n’écoutent que leurs voisins.

  5. Ah oui ça à l’air prodigieux et surtout ça ne ressemble pas à une démonstration de force … musique instinctive et sincère qui dépasse la maitrise technique d’après les extraits que j’ai vus / entendus … à voir / entendre en vrai donc …

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