Source de joie inépuisable pour les âmes esseulées en ère Covid, outil d’influence politique, nouveau levier marketing… Le mème inanimé est tout cela à fois. Si petite chose – une capture d’écran, une calligraphie reconnaissable entre mille, et 5 mots accolés, max – devenue grande, en l’espace de quelques années. Pour discuter du phénomène désormais viral, vers qui d’autre se tourner que Yugnat999, n°1 des créateurs français de mèmes ?

Mais avant de déranger le roi en son royaume, remontons la bobine. Le mythe veut que l’expression « mème » ait été introduite par un certain Richard Dawkins, entre autres choses théoricien de l’évolution. Dans Le Gène égoïste (1976), dont on ne conseille pas la lecture aux néophytes des choses de Darwin, l’académicien britannique use de ce néologisme pour désigner les « réplicateurs » culturels, compris comme des unités de transmissions comportementales. Bon.

Vingt années exactement après la parution du très docte ouvrage, Internet accouche d’un premier GIF en 1996, pas franchement cérébral, mais qui constitue aussi le premier « mème Internet » de l’Histoire : Dancing Baby (lire le numéro spécial Graphisme de Gonzaï, sur le même sujet). Soit une courte vidéo d’un bébé dansant on-ne-sait-trop-quoi. Et dont la modélisation visqueuse offre un rendu si glauque, mais si glauque, que la séquence pourrait être projetée dans les soirées warehouse de Possession.

L’irrésistible essor

Pour faire simple, un « mème Internet » est un élément numérique qui « buzz ». Il s’échange, se copie, se propage. Évolue, se copie et se propage à nouveau. À coup de publications sur les réseaux sociaux, ou de plateformes communautaires comme Reddit. Qu’il s’agisse d’une vidéo, d’un GIF ou d’une image légendée – c’est exclusivement ce format qui nous intéresse dans le présent article.

Difficile de traquer l’origine du mème inanimé primordial, aîné parmi les aînés. Toujours est-il que le modèle a gagné le coeur de chacun – bon, d’accord, essentiellement celui des moins de 40 ans – entre 2012 et 2014, avec un pic en 2016. Depuis, impossible de naviguer plus de 5 minutes sur les réseaux sans tomber nez à nez avec l’un d’eux. Le Web en est littéralement pavé. Il a son Panthéon : Disaster Girl, Success Kid , ses mal-aimés (le DiCaprio de Gatbsy le Magnifique levant un verre de champagne, éculé jusqu’à l’os et ses petits nouveaux (des milliers de mèmes publiés par jour, via des comptes qui cumulent jusqu’à 15,6 millions d’abonnés, pour fuckjerry par exemple).

Success Kid / I Hate Sandcastles | Know Your Meme

Create meme "meme raises his glass, Leonardo DiCaprio memes happy, Gatsby character" - Pictures - Meme-arsenal.comPas besoin de logiciel à 25€/mois pour monter un mème, juste d’un peu d’imagination. Pas besoin non plus d’une grande culture Internet, les productions à succès l’étant précisément parce qu’elles mobilisent des codes quasi universels. Sa gouaille caractéristique, pur produit du fameux « esprit Internet », arrache toujours un sourire. Même dans les pires moments. Surtout dans les pires moments, peut-être, grâce soit rendue à la force de dérision potentiellement infinie du modèle. Et il y en a pour tous les goûts : du mème surréaliste en passant par le mème facho pour arriver aux mèmes métas, réservés à quelques initiés.

Qui dit succès dit nouveaux enjeux

Dans le même mouvement où le phénomène se démocratise, il cesse de n’être qu’un moyen, somme toute bien innocent, de s’amuser devant des détournements artisanaux d’images. Certaines enseignes se saisissent du concept à des fins publicitaires. Des politiques l’emploient pour booster leur campagne en s’offrant, au passage, un « coup de jeune » parfois hasardeux. Enfin, à l’heure où un peu plus de 47 % des 18-34 ans découvrent en priorité l’actualité via les réseaux sociaux, les mèmes deviennent une source d’information nouvelle, et incontournable.

Dès lors qu’il était devenu un fait de société, il paraissait logique – nécessaire peut-être –  que le mème devienne aussi un objet d’étude. Et d’analyses universitaires, il ressort que le succès des mèmes pourrait bien être l’aveu, de la part d’une société postmoderne désabusée, d’un franc penchant au nihilisme.

Puisque la Terre brûle, que le discours politique n’a plus de valeur et que les grandes idéologies réformatrices sont enterrées, autant se marrer à tout-va. Plus encore. Face au « silence déraisonnable du monde », pointé par Camus dans le cadre de son étude sur l’absurdité de nos modestes existences, un remède : l’humour-mème. Voir à ce sujet la publication de Poorva Parashar, dans The Learning Curve, vol III.

 

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Derrière l’apparente légèreté du format, se cacherait donc des enjeux de taille. Sur ces sujets, mieux vaut laisser la parole à Yugnat999, né Tanguy, devenu à force de publications effrénées l’un des pionniers de la culture mème francophone. Et aujourd’hui confortablement installé sur le trône du « mème jeu » européen. Ce grâce à un franglais barbare, un humour corrosif, une couverture décalée – mais jamais crétine – de l’actualité. Et ses 517 000 ouailles sur Instagram, qui, chaque jour que l’Horloger fait, grossissent les rangs des fidèles à coup de posts, reposts et tags.

Parles nous du temps où tu n’étais qu’internaute parmi les internautes.

J’ai grandi avec l’explosion du Web. Mais c’est à l’adolescence que me je suis vraiment plongé dedans. En écumant les forums un peu geeks, en rédigeant des articles sur la musique électronique… Et en dénichant des mèmes à partir de sites tels que que 9gags, ou 4chan. C’est par là que tout a commencé.

« L’ADN du mème reste la réappropriation d’idées à la chaîne ».

Quelle épiphanie t’a poussé à créer tes propres contenus ?

Aucune, sinon l’ennui. J’ai eu la chance de faire un voyage universitaire à Dublin en 2016, et le malheur d’y rester alors que tous mes potes s’étaient déjà fait la malle. J’étais seul dans ma piaule, les heures étaient longues. Résultat, j’ai lancé neurchis de mèmes (comprenez : « chineurs » de mèmes) sur Facebook. L’idée était de poster sur une page commune les meilleurs contenus glanés par chaque membre. Le concept a pris une ampleur à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Très vite les gars ont crée des groupes neurchis satellites dédiés à des contenus spécifiques. Aujourd’hui tu trouves de tout : neurchi de faits divers, neurchis de confinement, neurchis de Friends… À l’époque c’était moins varié, forcément. J’ai navigué parmi ces groupes pendant 2 ans, puis je me suis cassé. Primo parce que Facebook était ultra contraignant. On n’avait pas le droit de mettre de GIF par exemple, et ton compte sautait dès que tu récoltais 3 signalisations. J’étais banni 30 jours, je faisais un post, j’étais à nouveau banni… Invivable. Seconde raison : les puristes n’adhéraient pas à ce que je faisais. La langue officielle du mème, celle des origines, c’est l’anglais. Et j’ai voulu introduire du franglais. Conséquence : les noyaux durs ont gueulé. J’ai dit Ciao à tout ce beau monde, puis lancé ma page Instagram.

 

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OK, pour résumer tu débarques en 2018 sur le réseau, et passes en 2 ans de quelques centaines d’abonnés à 517 000. De quoi faire baver des hordes de Gen Z n’aspirant qu’à devenir influenceurs. C’est quoi la combine ? 

Pas de recette clé. Au début je postais essentiellement sur mon environnement proche. Donc du parisioano-centré. Sur le milieu des soirées, de la techno. Péripate, tout ça… C’était vraiment un contenu de niche. En parallèle, j’ai tissé un réseau avec quelques personnalités du monde de la musique. Et à partir de là, effet boule neige. Un gars comme Vladimir Cauchemar qui repost l’une de tes productions en story Instagram, forcément ton nombre d’abonnés bondit. Les mois passants, je me suis aussi aperçu que poster du contenu généraliste, en traitant parfois de l’actu, ça permettait de toucher une audience plus large. Logique, tu me diras. J’ai pris ce coche, entre mèmes sur l’actualité, l’émotionnel, les célébrités. Et c’est devenu exponentiel.

« Créateur de mèmes, c’est pas un métier de branleur : c’est pas un métier du tout. »

À tel point qu’aujourd’hui tu peux faire des partenariats sponsorisés. Mais qu’on se le dise, être créateur de mèmes, c’est pas un métier de branleur ?

C’est pas un métier du tout, puisque ces contrats sont rarissimes ! J’ai 28 ans et je travaille en bureau. J’ai ma petite situation quoi. Les mèmes, je les fais à la pose clope, ça me prend entre 30 secondes et 10 minutes en fonction du nombre de retouches à faire, sur PicsArt ou autres. Il s’agit vraiment d’un plaisir d’à-côté. Idéalement je vivrais que de ça, des jobs officiels de créateurs de mèmes existent aux Etats-Unis d’ailleurs. Mais pas en France. Pas encore, en tout cas. Le principe du mème c’est quand même de se foutre de la gueule d’une situation, d’une personne, d’un produit. Alors forcément, les marques sont frileuses à l’idée de confier à quelqu’un le soin de les dézinguer moyennant finance. Même gentiment. Et même si toute pub est bonne à prendre.

 

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Bon, faire des mèmes te ramène pas de quoi casquer une Jaguar. Mais ça t’apporte de l’influence. En tant que publicateur de contenu lié à l’actualité, tu as conscience du poids que peuvent avoir tes compositions sur l’opinion des internautes ?

J’en ai conscience, mais je n’en fais aucun usage. Le mème politique c’est pas franchement mon cheval de bataille. Et lorsque j’en fais, c’est plutôt mainstream… Teinté gauche progressiste, sans doute, mais mainstream quand même. Je ne revendique rien, je n’appelle à rien. Simplement lorsqu’une décision gouvernementale me fout les boules, oui, il est possible que je dégaine mon téléphone pour faire un mème dessus. C’est un peu mon exutoire à moi, ma soupape. Mais il est certain que, en général, le mème devient une précieuse courroie de communication politique. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé aux États-Unis. Côté partisans, une vraie guérilla de mèmes entre républicains et démocrates. Côté candidats, l’ancien maire de New York, Michael Bloomberg, a carrément payé des influenceurs pour créer des mèmes promouvant sa campagne.

Un avant-goût de 2022 chez nous ?

Mélenchon publie déjà des mèmes de lui sur ses réseaux officiels. Ça prouve que notre classe politique commence à saisir l’intérêt de la mécanique. Sans doute que durant la prochaine présidentielle, on apercevra ça et là des mouvements, du genre « Les Jeunes avec Macron », qui mobiliseront l’arsenal du mème. Mais de là à ce qu’un candidat emploie officiellement des personnes pour créer et publier ce genre de contenu… J’en doute. On est pas assez reality show pour ça.

D’aucuns estiment que le succès des mèmes traduit une défiance envers les prises de parole traditionnelles. Celles des politiques justement, mais aussi celles des journalistes. Un avis ?

Cette défiance existe. Il n’y a qu’à taper « crise sanitaire » sur Internet pour voir que son traitement médiatique se décline en dizaines de formats, de tons, et d’angles. Parfois de manière contradictoire. Difficile d’accorder sa confiance en ayant ça en tête. Mais on retrouve la problématique à l’identique concernant les mèmes. Mettons que demain Macron fasse une allocution. L’heure suivante, ses annonces seront détournées de mille et une manières en fonction du profil des compositeurs de mèmes. De droite, de gauche, je-m’en-foutiste…Si les gens adhèrent au format, c’est moins par scepticisme envers la « véracité » de l’information transmise que par commodité. Pour s’informer on peut lire des articles de 3m. Mais en 2020, downscroller sur nos réseaux fonctionne aussi. On retrouve l’info essentielle, avec, en prime, une plus-value ludique.

 

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Et humoristique ?

Surtout humoristique. On vit dans une période particulièrement anxiogène, c’est un secret pour personne. Et le flux d’informations permanent ne fait qu’accentuer ce sentiment. Si dans ce tumulte les mèmes peuvent faire office d’oasis, c’est tant mieux. On plaisante de tout. De la Covid, de l’injustice, des guerres… Sinon il nous reste quoi ? Que dalle ! Plus qu’à se tirer une balle.

« J’imagine très bien que les mèmes puissent devenir, à terme, une forme d’art à part entière ».

On a parlé du mème comme outil de communication politique et marketing. De baume psychologique en ces temps troublés, aussi. Mais l’avenir du mème, ça ne serait pas plutôt d’être considéré comme une oeuvre d’art ? Toi-même tu as pu exposer certaines de tes créations en galerie, courant 2019.

L’expo s’appelait IRL mème. Le concept c’était qu’un pote illustrateur, Thomas Tears, recréer avec sa patte certaines de mes publications. J’imagine très bien que les mèmes puissent devenir, à terme, une forme d’art à part entière. Aujourd’hui certains les considèrent comme une sous-forme de digital art… C’est déjà ça. Mais il ne tient qu’aux collectionneurs de s’emparer du médium pour lui donner ses lettres de noblesse. La galerie Perrotin, via Maurizio Cattelan, avait bien affolé le petit monde d’Art Basel en scotchant une banane à un mur l’an passé. Qu’on ne vienne pas me dire que ça, c’est de la création, mais pas la composition de mèmes. D’autant plus que le modèle est amené à évoluer. Chaque innovation technique portera le mème à un autre stade, en nous forçant, nous compositeurs, à nous poser la question suivante : comment sortir un mème de son écosystème natal, le virtuel, sans le dénaturer ? C’est une interrogation à portée artistique. Plusieurs s’essaient déjà aux mèmes en impression 3D. Pourquoi pas, c’est une piste !

Et moi, si je veux me lancer dans la création de mèmes, tu conseilles quoi ?

Rien, si ce n’est de te faire plaisir. Quand tu t’investis sans être intéressé, sans attendre aucun résultat, tu développes une pratique passionnée. Un peu compulsive. Je crois que c’est avec cet état d’esprit qu’il faut aborder la démarche. Même si entre compositeurs il y a parfois une volonté de « percer », de se démarquer de la masse, que certains pourraient trouver compétitive. Ça donne des brouilles du type : untel a prit telle vanne à untel, tel autre accuse X de plagiat…Personnellement, tu pourrais faire des mèmes en franglais que ça me dérangerait pas, alors que c’est un peu ma marque de fabrique. Faut pas oublier qu’on est là pour prendre du plaisir, et que l’ADN du mème reste la réappropriation d’idées à la chaîne. Pas pour filouter les autres créateurs ou se faire un pécule. Mais afin de construire un truc un peu stimulant, collectivement. Ensemble. C’est surtout ça, l’esprit Internet.

Plus d’infos débiles sur le compte Instagram de Yugnat999.

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