Entre quête de sens et d'authenticité, on reconnait un bon critique musical parce qu'il est capable de prendre en grippe presque toute la création actuelle mais y consacre quand même sa vie. Voilà mon diagnostic après la lecture de la bibliographie du critique britannique Simon Reynolds, notamment ses pavés fouillés sur le post-punk ("Rip It Up And'on Start Again", 2005), la culture rave et éléctro ("Energy Flash", 1998) et surtout "Bring The Noise", florilège de ses articles parus dans le Melody Maker et Village Voice.

Sorti initialement en 2007, sa réédition cette année dans une version augmentée m’a donné l’occasion de le coincer dans un salon de thé parisien pour discuter de cette chère musique pop comme d’une amie qui va mal et qu’on aurait envie de psychanalyser. Mais la fidélité de Simon Reynolds envers Miss Pop se devine aussi quand il se montre capable d’en apprécier les sursauts, qu’ils viennent de l’autotune ou… de Skrillex.

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Dans la première partie de Bring The Noise, qui aurait presque pu être intégrée à Retromania, on découvre que même dans les années 80 vous vous plaigniez déjà que la musique stagnait.

Quand j’ai écrit Retromania, certaines personnes qui n’aimaient pas le livre parce que j’y étais très critique sur la musique actuelle m’ont dit : tu es seulement en train de vieillir”. Mais l’article « Qu’est-ce qui manque, l’état de la pop » que j’ai écrit en 1985 prouve que quand j’avais 21 ans j’étais tout aussi négatif sur la musique. On venait de vivre une période exaltante avec le post-punk, mais aussi pour la black music avec le reggae, le funk, le disco et la dance. Toute cette énergie explosive de 1976 à 1983 semblait être un peu morte, à part peut-être Prince et le hip hop. Moi j’étais jeune, j’avais vécu cette belle période mais je me demandais déjà : « qu’est ce qui ne va pas, où est passée toute cette énergie ? ». Ensuite, même si ce n’est comparable à ce qu’on connait aujourd’hui, il y a eu une vague de rééditions d’albums, et j’ai continué de nourrir mon intérêt pour la musique en découvrant ces disques de garage des 60’s. Le passé était de retour, Retromania était déjà dans ma tête, mais attention, je n’étais pas le seul à penser ça. C’était une période un peu stagnante pour tout le monde mais qui a vite pris fin grâce au hip hop, puis à Sonic Youth, My Bloody Valentine, l’essor de la dance avec l’acid house puis la techno de Detroit.

Vous parlez du besoin d’une disette pour voir un nouveau mouvement arriver, est-on encore dans ce schéma ?

Le punk est arrivé à un moment où les gens se demandaient ce qui était arrivé aux 60’s. Même au milieu des 70’s, alors que ça nous semble être une période faste avec le recul, à l’époque les gens comparaient la décennie aux 60’s, ils cherchaient la passion et le sens pendant que leurs idoles d’hier jouaient dans les stades.
En 1975 tout le monde avait le sentiment qu’il ne se passait rien et comparait tout au Bowie des débuts, on s’ennuyait. Les gens ont commencé à faire leur propre musique et ça a donné de très bonnes choses, comme Joy Division. Aujourd’hui c’est compliqué de s’ennuyer, il y a tellement de choses à découvrir. Même si tu n’aimes pas ce qu’il se passe aujourd’hui tu peux trouver ton bonheur dans les archives de l’histoire de la musique facilement. C’est une autre sorte d’ennui, qui naît de l’impatience et d’un choix bien trop vaste.

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Dès que vous entendez quelqu’un dire d’une musique qu’elle est sans âme, vous y voyez quelque chose de nouveau, c’est intéressant comme critère. Ça voudrait presque dire que les gens rejettent la musique qui reflète leur génération ?

Je pense toujours comme ça, parfois c’est juste effectivement de la mauvaise musique sans âme, mais très souvent les critiques parlent de déclin et de dégénérescence de la musique alors qu’il s’agit justement du nouveau truc. Je pense par exemple au heavy metal qu’au départ les critiques n’aimaient pas. Pour eux Black Sabbath était une version pourrie et corrompue de Jimi Hendrix et de Queen. Ils n’ont pas su mettre le doigt sur l’émergence d’un nouveau mouvement auquel beaucoup de gens allaient adhérer par la suite. Ces riffs lourds, cette noirceur, c’est quelque chose qui est toujours là,avec nous, 40 ans plus tard. Le métal a eu ses propres évolutions, tout comme le rock. Au début des 80’s, le rock s’est démarqué avec des paroles très intelligentes, et des choses très sophistiquées ancrées dans une tradition des 50’s. Mais parfois l’innovation en musique n’a pas cette intelligence et passe seulement par le radicalisme du son. Les paroles de Black Sabbath sont vraiment stupides, mais la musicalité est très intéressante avec des énormes riffs qui n’existaient pas avant.
Et regardez ceux qui pensent être des personnes de goût dans la dance music, ils ne comprennent pas Skrillex qui est une forme corrompue de dance, très lourde, floue, que pourtant même les gens qui aiment le dubstep n’aiment pas car ils n’y voient pas d’âme non plus. Moi j’ai tendance à croire qu’il se passe quelque chose par là. Parfois les gens ont trop de respect pour l’histoire de la musique pour accepter de la voir changer, ils croient trop aux racines de cette musique et deviennent un peu conservateurs alors que ce sont les gens qui s’en amusent et la changent qui la poussent en avant.

« [La musique] live c’est le disque qu’on entend mais en moins bon »

Vous vous félicitez de ne publier ni interviews ni chroniques dans votre magazine Monitor dans les années 80, vous pensez que ces formats causent du tort au journalisme musical ?

Avec Monitor, nous essayions d’être différents des autres fanzines, qui à l’époque faisaient juste des questions/réponses, grattements de gorge inclus. Par exemple ils auraient fait des pages de l’incident du thé qui s’est passé juste avant cette question (ndr. Maintenant vous mourrez d’envie de savoir ce qu’il s’est passé, tant pis). On trouvait cet exercice vraiment fastidieux et surtout on voulait écrire des longs articles car nous aimions faire des manifestes comme les magazines musicaux avaient arrêté d’en faire. La plupart des fanzines sont basés dans une ville en particulier et parlent de groupes locaux, ce qui les rend très fonctionnels certes, mais nous voulions avoir une vision plus large. On était plutôt arrogants et finalement ça n’a jamais vraiment pris, on était à Oxford et on n’allait pas vraiment chercher notre lectorat. Puis on a commencé à nous envoyer des disques et on était tellement excités de recevoir des disques gratuitement qu’on s’est mis à les chroniquer. On a un peu été corrompus dans un sens.

En parlant d’arrogance, vous parliez alors d’inflation du sens dans votre métier de critique.

On avait l’impression que notre responsabilité était soit de sous-estimer la musique soit de la surestimer, on préférait exagérer. Écrire sur la musique amplifie l’impression que ce qu’on écoute a de l’importance. Je n’ai jamais eu le sentiment que l’analyser beaucoup m’empêche de l’apprécier.

RetromaniaUScoverMYSCANIl est beaucoup question d’authenticité et de crédibilité des artistes dans ces articles, quand vous parlez de M.I.A ou du hip hop par exemple. Et-ce ce manque de vrai qui rend les gens parfois si cyniques sur la musique aujourd’hui ?

C’est compliqué de vous répondre parce que je n’ai pas réussi à me décider sur ce que je pense de ce besoin de réalité culturelle qu’on retrouve dans la télé réalité ou chez les gens qui aiment le gangsta rap parce qu’ils s’imaginent que ça parle de réalité et de vrais crimes, en particulier dans certains quartiers de Londres qui sont vraiment pauvres. Moi j’aime la fantaisie dans la pop music, j’aime le glam rock (ndr. Son prochain livre en préparation est sur le glam et les artistes androgynes), j’aime les artistes qui prétendent être quelque chose qu’ils ne sont pas. Quant à mon attitude envers M.I.A, c’est aussi complexe car j’ai cru d’abord qu’elle parlait de la vie du ghetto, mais elle n’était plus vraiment dans ces quartiers depuis longtemps. Elle utilisait aussi la musique d’Amérique du Sud, des ghettos du Brésil alors que j’aurais préféré que ce soient des artistes qui viennent vraiment de là-bas qui aient du succès plutôt qu’elle pour les représenter.
Je trouvais qu’il y avait quelque chose de peu convainquant et j’étais suspicieux. Quand j’ai écrit cet article critique, ça a été très mal reçu car les journalistes et les hipsters l’adoraient. Je la trouvais bonne mais j’exprimais mes doutes et j’ai trouvé cette réponse intéressante en elle même car pour les critiques il y avait déjà tout un fantasme du tiers monde en révolution, de conscience politique. Alors que la situation des tamouls au Sri Lanka est bien plus compliquée et difficile à trancher que ce qu’elle laisse paraître, par exemple.

« Menacer ou provoquer les autres rappeurs parce que tu es le meilleur, c’est finalement ça l’essence du hip hop. »

Vous enterrez un peu le hip hop aussi dans vos articles, est-ce que le bling et le manque d’authenticité contribuent à son agonie ?

Je ne l’enterre pas vraiment mais je me demande pourquoi il est toujours là, pourquoi il continue d’exister et n’a pas été remplacé. Quand j’ai écrit ça en 2009 le hip hop était un peu ennuyeux, mais depuis il y a eu quelques nouvelles têtes un peu plus intéressantes. Mais fondamentalement, il est resté coincé. A propos du bling bling, justement j’avais écrit l’article “Nasty boys”, parce que beaucoup de socialistes – et je suis moi même plutôt de cette tendance – voulaient voir le hip hop comme un mouvement anticapitaliste. Alors que non, écoutez un peu ! C’est à propos d’argent, d’or et de flingues, c’est rebelle mais pas de la façon que les gens pensent. Le hip hop vient des States où le socialisme n’existe pratiquement pas. Ce dont je parlais alors c’était déjà du gangsta rap qui n’avait pas encore ce nom et est en grande partie basé sur le boasting (ndr. la fanfaronnade, dans la langue de La Fontaine), sur combien de femmes tu te fais, sur ton argent, etc . Menacer ou provoquer les autres rappeurs parce que tu es le meilleur, c’est finalement ça l’essence du hip hop. Il y a un rappeur que j’aimais bien dans les 90’s, Skee-Lo, le type a eu un seul hit, « I Wish I Was A Little Bit Taller », sur lequel il disait qu’il n’avait pas confiance en lui… mais c’est juste un mec dans le hip hop et il n’a fait qu’un titre.

Normalement ce genre de mecs qui aiment le hip hop deviennent Hot Chip finalement, dont vous parlez en disant que leur manque de street cred’ est ce qui les rend finalement très attachants.

Il n’y avait aucune chance que ces British soient acceptés dans le hip hop, alors ils ont du proposer leur propre version du hip hop et du R’n’B à l’anglaise, qui n’est pas très expressive et ne swag pas. C’est mignon, ils conduisent dans une voiture toute petite et ils écoutent du hip hop, comme dans un de leurs clips. Finalement ils ont inventé leur propre façon d’être cools.

C’est avec ce genre de choses que vous restez passionné par la musique aujourd’hui?

J’ai été très négatif sur la musique d’aujourd’hui dans Retromania, mais ça ne m’empêche pas tous les ans de choisir tous mes artistes préférés pour faire mon classement de l’année. Je reste toujours étonné de leur grand nombre mais ce sont souvent les petits phénomènes qui m’intéressent. Et je reste persuadé qu’il n’y a pas vraiment de grande pop star qui fasse quelque chose d’exceptionnel en ce moment.

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Vous allez à des concerts ?

Pas beaucoup, pour moi ça a toujours été les disques, j’aime pouvoir les jouer encore et encore, me perdre dans le son, alors que souvent en live c’est le disque qu’on entend mais en moins bon. Et ça transpire, on met des heures à choper sa bière et quand tu finis par en avoir une elle est déjà chaude. Mais j’ai vu des très bon lives, je pense par exemple à Skrillex dernièrement

Ça vous plaît de voir quelqu’un derrière son sampler, et que beaucoup de musiciens soient des geeks informatiques ?

Je pense que les musiciens ont toujours été des geeks, avec leurs pédales, leurs cordes, leurs amplis… Les logiciels c’est juste une geekerie particulière, mais moins physique. Ce qui compte au final c’est l’effet physique sur ton public. Ce qui s’est un peu perdu dans la musique, c’est l’énergie finale d’un groupe qui fait groover ses instrus ensemble, ceux qui y parviennent sont les vrais groupes intéressants à voir en live.

« Peut-être que les gens veulent juste que leur musique sonne comme leur portable. »

Quand je pense à Skrillex, je l’imagine juste en train de regarder les soundwaves sur son laptop avec le son coupé pour composer ses morceaux, ça devient presque de l’architecture non pas à l’aveugle mais à la sourde.

C’est une forme désincarnée de création de musique, et oui ça implique un aspect visuel, c’est ça. Certains musiciens ont justement quitté le côté totalement digital de la musique pour revenir vers les instruments car ils avaient besoin de ne plus pouvoir tout contrôler.

Vous parlez beaucoup de l’opposition et des mélanges entre musique blanche et musique noire, mais comme souvent dans la pop musique, les musiques orientales ou asiatiques sont oubliées. N’est-ce pas en fouillant par là qu’on pourrait espérer un renouveau ?

C’est intéressant que vous disiez ça car en Grande Bretagne on a une grande population indienne, plus grande encore que la population jamaïcaine qui a eu une grosse influence sur la pop britannique, même Lily Allen avait ce côté reggae… Elle, tout comme moi, a grandi avec au moins un hit reggae dans les charts, ou même du dubstep. Mais la population indienne n’a pas eu ce même impact et c’est bizarre. Les indiens s’identifient à la musique britannique ou jamaïcaine, ils font de la jungle ou du dubstep mais il n’y a pas d’influences indiennes dans leur son. Mon père est un peu Indien d’ailleurs, mais je ne le suis pas culturellement. Qu’en est-il de l’Algérie ou du Maroc sur la France ?

Ça a aussi peu d’impact, je crois que dans les charts français des semblants de reggaeton ont plus de popularité en ce moment que de la musique arabe, à part quelques tubes raï dans les années 90.

Là je me dis que j’aurais dû ajouter ajouter un chapitre sur l’influence des musiques asiatiques. C’est intéressant comme sujet car dans le passé dans le rock les Byrds, les Beatles se sont inspirés des sitars et puis … plus rien.

Où trouvez-vous de l’âme dans la musique d’aujourd’hui ?

Les gens font de la “machine soul”, ils transforment leurs voix comme des robots avec l’autotune, et ont l’air de trouver ça émouvant. On est vraiment à une époque de réalité digitale où les gens sont entourés de films 3D et tout ça… Peut-être qu’ils veulent juste que leur musique sonne comme leur portable.

Simon Reynolds // Bring the Noise 25 ans de rock et de hip-hop // Au Diable Vauvert

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