Techno, dansante et inspirée par un cosmos où les navettes spatiales auraient la forme de laptop géant à groove double barre, la nouvelle cuvée Steiner est un bon cru. « Vive l’électricité de la pensée humaine », est aussi l’occasion de rappeler à quel point le tourangeau est une tronche capable, à l’occasion, de faire danser les foules.

Impossible de commencer ce papier sans imaginer à quoi ressemblerait un entretien d’embauche de Rubin, cet inemployable. On imagine la tête du recruteur, dépité, constatant à quel point tout l’intérêt de son curriculum vitae est dans la marge : musicien amateur (et revendiqué) depuis 1998, DJ, programmateur chelou du Temps Machine, sosie de Luz le week-end, théoricien (doué) sur la musique à ses heures perdues. Compétence particulière : être en CDD (Contrat à Durée Discoïde) depuis presque 20 ans et être capable de livrer tous les ans des albums génialement invendables.

C’est ainsi qu’on en arrive à « Vive l’électricité de la pensée humaine », publié voilà quelques semaines chez Platinum. Du bel ouvrage composé avec dix doigts, un ordinateur et un pied qui tapote. Une fois passé le titre d’ouverture, Spaceship Vs Asteroid Belt, aux consonances musique d’attente téléphonique de l’an 2032, il y a dans ce nouvel album de l’hyperactif Rubin Steiner le parfum d’une double revanche. Revanche personnelle tout d’abord, qu’on analyse comme telle pour l’avoir nous-même vécue à l’âge de l’adolescence, sur les danseurs-emballeurs qui raflaient toujours la mise face aux intellos mal dégrossis du bord de piste. Revanche professionnelle, enfin, car après plus de dix ans d’une non-carrière menée de main de maître et presque autant de disques disparates ressemblant à une portée de chiots transgéniques accouchés à Fukushima, Rubin Steiner est enfin arrivé à dessiner ce qu’on appelle en anglais « the big picture » ; soit un panorama d’influences éclaté et bordélique, à la fois krautrock, minimaliste, électronique, électrique ; et où Sun Ra et James Murphy pourraient se croiser au bar sans que ça ne choque personne.

Au cas où vous n’auriez pas compris, « Vive l’électricité de la pensée humaine » est donc un disque de danse irréfléchie, décomplexée, délicieusement primaire et qui refuse de se prendre la tête. À croire qu’à l’inverse d’autres musiciens de sa génération qui ralentissent tempo et cerveau (quand ils ne jouent pas leur va-tout avec de la bouillie disco-FM à l’approche de la quarantaine), lui tend vers la simplicité et l’épure au fur et à mesure qu’il prend de l’âge. Cet air de récréation, déjà palpable avec son projet kraut-ludique DRAME, l’est encore plus sur ce nouvel album droit comme une autoroute, destination Detroit ou Berlin. Une trajectoire finalement proche de celle empruntée par son alter ego Étienne Jaumet et qui prouve qu’en France on n’a pas de pétrole, okay, mais on a EDF. Et c’est ainsi, fort logiquement, qu’on a tenté de comprendre comment était né ce circuit, toujours aussi alternatif.

Coucou Rubin [l’interview est faite par mail, ndlr]. Pour les auditeurs qui rejoindraient ta discographie en cours de route et qui seraient un peu paumés, pourrais-tu nous expliquer comment t’es venue cette idée de musique « exotico-électronique » ?

À vrai dire, je ne sais pas si je pourrais dire qu’une idée m’est venue. Encore moins une idée de musique « exotico-électronique » dont le sens m’échappe, pour être honnête. Les idées, en musique, elles ont souvent tendance à s’énerver dans la queue parce que ça n’avance pas assez vite, et il y en a même certaines qui essayent de passer devant les autres. Et le guichetier, la plupart du temps mal luné, a la fâcheuse habitude de demander un justificatif impossible à obtenir. Pour cet album, il a fallu se lever tôt pour être sûr de pouvoir passer dans la journée. Coup de chance, la hiérarchie n’était pas regardante : ça a été si vite que j’ai moi-même été étonné, au bout de seulement une poignée de semaines de bonne étoile, que ce disque soit terminé. C’est dans un deuxième temps que j’ai réalisé qu’il était, disons, exclusivement électronique.

« Depuis mon précédent album, « Discipline in Anarchy », je fais enfin la musique que je ne savais pas faire il y a quinze ans. »

De « Drum Major » à « Weird Hits », jusqu’à ce nouvel album, quel est, musicalement et spirituellement, le lien logique ? Y’en-a-t-il un, finalement ?

Je vais me permettre de répondre en citant Baudrillard, dans son introduction à Mots de passe et dans les mots duquel je me sens en accord parfait : « Il est paradoxal de faire le panorama rétrospectif d’une œuvre qui ne s’est jamais voulue prospective. C’est un peu comme Orphée qui se retourne trop tôt sur Eurydice et, du coup, la renvoie pour toujours aux enfers. Ce serait faire comme si l’œuvre préexistait à elle-même et pressentait sa fin dès le début, comme si elle était close, comme si elle se développait d’une manière cohérente, comme si elle avait toujours été. » Néanmoins, il y a une chose qui m’apparaît de plus en plus clairement dans ma façon de faire de la musique. Au début, je ne pouvais pas faire la musique que j’avais en tête car je n’avais pas les compétences techniques, en plus d’un certain manque de courage à l’ouvrage. Je faisais donc ce que je trouvais « facile » à faire, en essayant de le faire le mieux possible. Depuis mon précédent album, « Discipline in Anarchy », je fais enfin la musique que je ne savais pas faire il y a quinze ans. Comme une revanche personnelle. Mais ce n’est en rien le lien logique musical et spirituel dont tu voulais que je te parle, car je pense que ce lien n’existe pas en vérité.

Es-tu d’accord avec ce résumé qui consisterait à dire que « Rubin Steiner c’est toujours un peu pareil mais c’est jamais la même chose » ? Dit autrement, et si on inclut DRAME, on a l’impression que c’est le chaos qui guide tes choix artistiques, au sens où tu sembles prendre un malin plaisir à aller d’un genre à un autre, de disque en disque.

Plus que le chaos, c’est un endroit caché très loin en moi que j’essaye de faire résonner en faisant de la musique. Un endroit que parfois réveillent des odeurs, des goûts, ou des images, mais c’est les textures sonores, les rythmes ou les mélodies qui ont le plus de puissance pour refaire l’électricité plus aux normes depuis longtemps du grenier de mon subconscient. Et c’est d’ailleurs au rayon du hasard plutôt qu’à celui du chaos que je vais faire mes courses quand je commence un nouveau chantier. Le hasard permet d’observer le paysage sur le chemin, contrairement au chaos qui impose de regarder tout le temps là où on met les pieds.

« J’ai longtemps cru qu’on était « obligé » de chanter sur un disque. »

Comprends-tu que les mauvaises langues (j’ai les noms) puissent te taxer d’opportuniste saisissant chaque nouvelle tendance musicale pour te l’accaparer ? Tu leur réponds quoi à ces f*** de p*** ?

Déjà, même pour rire, je n’insulte jamais les gens. Ensuite, je veux bien les noms. Enfin, je pourrais répondre que l’opportuniste ne s’accapare pas les choses juste pour le plaisir, mais bel et bien pour « en profiter » d’une manière ou d’une autre. Les mauvaises langues, comme tu dis, se font une idée de mon « profit » qui est probablement bien loin de la réalité, voire complètement à côté de la plaque. Franchement, si j’avais dû être un opportuniste, je n’aurais pas pris ce(s) chemin(s). Néanmoins, se faire taxer, même injustement, d’opportuniste qui s’accapare les nouvelles tendances me rassure sur un point : je ne suis donc pas encore has-been. Bien entendu, j’espère que tu as compris que je voulais non pas les noms de ces gens, mais les noms des ces fameuses nouvelles tendances musicales que je m’accapare, pour savoir de quoi on parle.

On a l’impression depuis quelques années que tu as délaissé les guitares pour te livrer à une passion 100% analogique et synthétique. Comment expliques-tu cette infidélité à la six-cordes ? (Putain on dirait une question Rock & folk). Quel a été le déclencheur ?

Merci d’avoir remarqué. En réalité, je ne me suis jamais fait jouir en jouant de la guitare (et je pense pouvoir affirmer que je n’ai jamais dû faire jouir personne en jouant de la guitare – il y a même, au bout du compte, que très peu de guitare sur mes albums). Exactement comme avec le chant (je parle du mien). Si j’ai joué de la guitare, c’est uniquement parce qu’au départ c’était le seul instrument dont je maitrisais à peu près les rudiments et j’ai longtemps cru qu’il était « obligé » de chanter sur un disque, ce qui est un des trucs les plus cons que j’ai pu penser. La dernière fois que j’ai chanté, c’était sur « Discipline In Anarchy », en 2012, et je le regrette encore aujourd’hui. J’en ai vraiment honte. Pour la guitare par contre, je suis en train d’y revenir, je ne l’ai pas revendue, mais je ne l’enregistrerais qu’à la seule condition d’arriver à ne pas faire de la guitare avec. Et vu que ça ne fait pas partie de mes priorités, je pense que vous pouvez continuer de vivre normalement en attendant.

« La triste réalité de ce disque de 2016 est qu’il a été intégralement fait avec un ordinateur. »

Peux-tu nous faire rêver la liste des synthés utilisés sur ce disque ? 

La magie de la musique, c’est qu’on entend souvent et peut-être malheureusement, ce qu’on a envie d’y entendre. Sur cet album, je n’ai utilisé aucun synthé. Et je te promets que je suis sincèrement désolé de briser tes rêves analogiques. Bon, j’aurai pu dire que sur « Mars Murderer » et « Solar Eruption Around Venus », qui sont les deux seuls morceaux que je n’ai pas fait pendant ces fameuses trois semaines d’ultra-création, il y a peut-être un vrai synthé qui joue (mais je n’en suis plus très sûr au bout du compte, ces deux morceaux datent de 2010 et je ne me souviens plus du tout comment je les ai faits). La triste réalité de ce disque de 2016 est qu’il a été intégralement fait avec un ordinateur et donc des synthés virtuels qui pour info, se jouent exactement de la même façon que des vrais synthétiseurs, qui n’ont d’ailleurs de vrai que la boîte et le clavier dans lesquels ils sont assemblés. En disant ça, je réalise que je considère que ce qui est vrai doit pouvoir se toucher – je vais pas en dormir de la nuit. Pour être sympa, je vais t’avouer qu’il y a quelques traces vraiment anecdotiques de « vraies » boîtes à rythmes qui se touchent (TR 808 et TR 707) et quelques parties de « vraies » congas également. Sinon ce ne sont que des percussions synthétiques, ou numériques, ou je sais pas quoi (je ne sais pas comment on dit, de la synthèse quoi), comme sur Uranus Samba par exemple.

Je repense à une question que j’avais jadis posée à Dinosaur Jr, et que je te livre telle quelle : un exemple de truc technique à côté duquel l’auditeur lambda passera sur «  Vive l’électricité de la pensée humaine » ?

Je ne sais pas… quoique, si en fait. Pour la toute première fois de ma vie, j’ai fait de la musique avec un ordinateur sans essayer d’obtenir un « rendu » qui pourrait évoquer des « vrais » instruments. J’ai laissé tomber cette quête il y a quelques temps déjà, à un moment où j’ai réalisé que l’objectif de faire sonner une boite à rythme comme une batterie ou de faire croire à un vrai bassiste alors que je me contentais de jouer trois notes pour nourrir un sampler était complètement absurde. Pour la première fois, j’ai vraiment écouté la musique que je jouais sans me dire qu’elle devait absolument sortir d’un instrument, ou même qu’elle sortait simplement de quelque part. Je n’ai pas pensé au geste, la liaison était directe, un simple aller et retour sans étape entre mon cerveau et la musique qui sortait des enceintes (une ligne sans pause café entre le départ de mes doigts et le retour à mes oreilles on va dire).

« L’espace est le dernier lieu de mystère, de magie, de fantasme, de déterminisme absolu et de spéculation de la pensée. »

Et sinon, pour répondre à cette question et aussi à une autre un peu plus haut, à part le premier morceau qui est un petit hommage tendre et personnel au space-age pop 50’s dont je raffole, il n’y a absolument aucune influence ni référence quelle qu’elle soit sur ce disque. Je n’ai essayé de copier ni m’inspirer de rien ni de personne. Cette musique, pourtant faite à l’aide de l’ordinateur dont je me sers pour répondre à ce mail, est la plus spontanée et immédiate que j’ai jamais faite. Je dis ça parce que je suis souvent désarçonné par les références que les gens (ou les chroniqueurs) collent à mes morceaux, tout comme cette question de la technique qui, selon moi, ne fait que tirer vers le banal l’heureuse magie de la création. Il n’est question dans ce disque que de danse et d’abstraction, rien de moins, et rien de plus surtout. D’ailleurs, si j’ai placé les titres des morceaux dans l’espace et nommé l’album d’une phrase de Dostoïevski qui ouvre grand les fenêtres, c’est justement pour ne pas avoir à me justifier d’une technique, parler matos, parler références, parler corpus ou « œuvre » et encore moins parler d’intention. De la danse et de l’abstraction, point barre. Juste les deux choses qui sont, pour moi, les vecteurs ultimes d’émotion et de pensée. Et puis, l’espace, c’est pas quelque chose que je prends à la légère. C’est quand même le dernier lieu de mystère, de magie, de fantasme, de déterminisme absolu et de spéculation de la pensée. Si j’ai volontairement associé cet album au cosmos, depuis son écriture jusqu’à l’histoire graphique qu’il raconte, c’est précisément pour alléger l’esprit de l’auditeur, peut-être pour mieux le toucher au corps et le détourner de tout imaginaire lié au processus de création, de l’intention du geste de départ et surtout, je crois que tu as compris l’idée, de ces satanés synthétiseurs dont le culte me coure sérieusement sur le haricot.

Rubin Steiner // Vive l’électricité de la pensée humaine // Platinum
http://www.platinumrds.com/fr

En concert le 17 décembre à la Maroquinerie avec Black Devil Disco Club, DRAME (tiens tiens!) et Pointe du Lac. (Gonzaï Night)

BDDC

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