Mars 2018, je force le pas, boulevard de Rochechouard, seulabre sous la pluie glacée. Une rabatteuse me hèle : « Do you speak French ? ». Une accroche minable, annonciatrice de rabais sur le frisson. Dans le parc à thème qu’est devenu Pigalle, on ne reconnaitrait plus le Mystific, club pour voyous de l’époque d’Albert Simonin, ou le Roederer était toujours au frais pour regonfler les hommes quand il y avait du suif. J’ai rendez-vous à la Boule Noire, avec James Hunter : le « meilleur chanteur de Soul anglais » selon Mojo. « C’est comme être premier d’une catégorie ou on est tout seul » a réagi un jour l’intéressé.

James Hunter, signé chez Daptone, écrit, compose, joue et chante une early soul parfaitement libre et minutieusement codée. Si j’étais radiologue, j’utiliserais le Carbone 14 pour situer le style, le son et les rythmes entre 55 et 61, et si j’étais généalogiste, je punaiserais des vieilles photos de Jackie Wilson, Sam Cooke et The Five Royales autour de son portrait. Mais ces angles sont morts, ce sont des impasses encombrées de vieilles bagnoles qui ne font des étincelles qu’en patinant sur les jantes. Je préfère lui demander de se raconter. En une heure, il me dessine sans y penser, en parlant droit et sans masquer les écorchures, les quatre piliers qui fondent un artiste Soul.

Premier pilier : la résilience par l’idéalisation esthétique

Je suis né à Colchester, la plus vieille ville de Grande Bretagne, dans le comté d’Essex. En janvier 1070, mes parents, mon frère et moi avons migré en Australie. C’était grâce à ce programme d’aide à l’immigration bon marché. Tu pouvais partir pour 10£ et tout était pris en charge. J’avais 7 ans, c’était bizarre comme expérience mais moins pour moi que pour ma mère. Rétrospectivement, elle m’a dit que c’était plutôt cafardeux.

« Tu deviens un peu plus populaire avec un harmonica. »

A cette époque il y avait des évolutions sociales en Angleterre, et c’était sa génération qui provoquait ces changements. Elle s’est sentie déroutée, parce que c’était pour elle comme retourner 10 ans en arrière. Parce que l’Australie à cette époque était vraiment en retard. On vivait dans une petite ville, à quelques heures de Perth, appelée Kojonup. Et pour mon frère et moi c’était comme quand on lisait Roy Rogers dans la section BD du journal du dimanche : on était comme dans une ville de cowboys dans l’Ouest sauvage. On ne se doutait pas qu’une ville comme ça pouvait exister dans le monde moderne. Il y avait une rue, une seule, c’était ça la ville. On entendait des chants d’oiseaux inconnus. Mais pour ma mère, c’était juste un repaire de rednecks. Elle m’a raconté qu’elle avait eu une longue conversation avec une femme aborigène dans un supermarché, et les voisins lui avaient dit oh non, on ne parle pas avec ces gens-là…

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Alors un an après, en 71, on a déménagé à l’autre bout du pays, à Melbourne, parce qu’elle avait entendu que c’était plus cosmopolite. De ma place, j’ai moins aimé parce que ce n’était plus l’aventure. C’était la banlieue, avec rien d’intéressant. Alors avec un pote anglais, on a pris l’habitude d’explorer les tuyaux de conduite d’évacuation des eaux, on avait 8 ans, ils étaient à peine plus hauts que nous. On partait en exploration avec des lampes torches, on se faisait tout le réseau souterrain, il y avait des échelles étroites de temps à autre vers la surface, c’était fantastique, comme dans Le troisième homme.

On voyait les plaques des rues sous terre, dans certaines conduites on pouvait juste ramper, et on y allait quand même. C’est le genre que choses que je n’ai avoué à ma mère que quand j’ai eu 30 and hahaha. Mais ma mère avait un mal du pays terrible qu’elle distillait vers mon frère et moi. Finalement, on a fait nos valises et on est rentré à la maison. On a payé le prix fort à une agence de voyage qui nous a arnaqués et on a tout perdu. On a été aidés par quelques amis, et on a pu réunir la thune pour rentrer en Angleterre en septembre 72. Deux ans et demi de mal du pays c’est très long tu sais. 

« J’ai développé une forme de fétichisme pour tout ce qui venait d’Angleterre et qui était en noir et blanc. »

C’est peut-être ma prédilection pour les films de l’après-guerre et toute cette esthétique qui s’est jouée en Australie. Je voyais ces films anglais de l’après-guerre venir à moi et je me retrouvais dans l’Angleterre que j’ai quittée. Parce que tu vois l’Angleterre n’a vraiment mordu l’esprit des 60’s que vers 75 haha. Donc si tu voyais quelque chose venant des 50’s, ça ressemblait fortement à ce qui se passait à Colchester dans les 70’s. On utilisait encore du charbon par exemple. Tu vois le bougnat vider son charbon par les soupiraux des caves ? Toute cette pollution… c’est délicieux non ? 

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Et on était de retour à Colchester. On a eu des coups de chien, on a commencé par habiter chez ma grand-mère, et on a fini dans une petite caravane, dans un champ d’oignons en dehors de la ville. On a passé tout l’été là. Tu peux dire que c’était des débuts assez humbles. En 75 on a acheté une maison, dont on pensait qu’elle avait été construite sans aucune brique. Elle semblait faite uniquement de plâtre. On se disait qu’en cas d’incendie, on aurait sans doute pu trouver le moyen de sortir en poussant sur un mur avec le pouce. En grandissant là, je n’avais pas vraiment de vie sociale, c’était surtout la musique qui m’intéressait. A la vingtaine, j’ai commencé à combiner musique et vie sociale, et rencontrer plus de monde. Tu deviens un peu plus populaire avec un harmonica.

Au début des années 80 j’avais l’habitude d’aller, à cet endroit appelé the Totten House, c’était dans la rue principale. Tu invitais une fille pour un slow, et ça durait jusqu’au bout de la nuit. J’allais aussi à des endroits comme Pawn Lodge. C’était un pub avec différents étages : tu trouvais des bikers, tu montais d’un étage, il y avait les punks et les skinheads, à côté, plus BCBG, les New Romantics, il y avait une salle pour chaque sous-culture, et j’avais des potes dans toutes les pièces.

Deuxième pilier : une figure paternelle structurante

J’ai quitté l’école à 16 ans. J’ai eu un job dans un entrepôt de meubles. On s’est mutuellement virés au bout d’une semaine .C’était assez long pour eux et pour moi, on en avait assez les uns des autres. Quand j’ai eu 17 ans, je me suis engagé dans les Chemins de fer. J’ai débuté avec le titre excitant de « technicien stagiaire ». C’est là que j’ai rencontré quelques-unes des personnes qui m’ont le plus influencé dans ma vie. C’était au service maintenance de Claxton. Là où on gère les signaux et les télécoms. Ces trois-là me rappelaient mon grand-père, ils s’appelaient Jack Harknett, Ted Howard et Cyril Cooper, des braves types. Je voulais être ce genre d’hommes. Je réalise amèrement que je ne serais jamais Jack Harknett, mais j’ai essayé de voler le plus possible de sa personnalité.

« Un jour j’ai du lever ma Les Paul pour calmer un fumeur de crack. »

J’ai quitté la maison à 22 ans, sur l’insistance de ma mère, qui m’a dit que je lui portais sur les nerfs. Elle trouvait que j’étais dans une mauvaise période. Je me suis installé avec une copine dans le Dutch Quarter, qui est le quartier le plus ancien de Colchester. Il y a là des maisons du 14ème siècle dans lesquelles les Flamands vivaient. C’était là aussi ou la famille du côté de mon père a vécu quand ils sont arrivés de Birmanie en 49. J’ai habité juste à côté. J’ai passé à peu près un an ici. C’était la liberté et l’aventure. Et puis j’ai commencé à jouer en trio, j’ai eu des contacts avec des musiciens de Londres. Début 86, je partais là-bas tous les weekends. Je finissais le boulot, je faisais ma valise, direction métro Kentish Town à Londres, et on jouait à Camden Lock.

A cette époque, c’était fou ce quartier. Maintenant ça ressemble à un centre commercial, mais il y avait les anciennes écuries, l’écluse, c’était magnifiquement pittoresque, et pleins d’individualités. Maintenant c’est comme Carnaby St, de la production de masse. Tu ne peux plus trouver de vêtements décents. Tu vois une veste en jean, et il y a un gros nounours dans le dos, un piège à touristes. Mais à l’époque c’était un endroit éclectique, et excitant. Et c’était une belle façon de découvrir Londres. Après l’enterrement de ma grand-mère, juste après la cérémonie, je suis parti droit vers Londres, pour ne plus revenir et c’était le début de ma nouvelle période.

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Troisième pilier : la pensée positive 

On s’est fait une réputation de musiciens qui jouaient au chapeau à tous les coins de rue, au marché. Après quelque temps on a commencé à être invités pour jouer à l’intérieur. La toute première fois, c’était au Caernarvon Castle, à Camden Lock. On commençait à attirer du monde, et on a vu affluer des demandes de concerts. En 87, on a failli signer chez Chrysalis. Stuart Slater, l’un des patrons, et ancien chanteur des Mojos dans les 60’s, a voulu nous signer. On est allé dans son bureau on a passé le clip qu’on avait fait pour The Tube, une télé de Newcastle, il a regardé le clip et il a dit « vous avez trouvé votre truc, c’est ça : vous n’arrêterez jamais de travailler maintenant ». C’était un grand moment pour moi. Et il avait raison, je n’ai jamais arrêté depuis, je suis parvenu par le travail. C’est l’une de ces choses qu’on te dit et tu y trouves sens cesse de la réassurance. C’était très encourageant, et je m’en suis toujours souvenu. C’était comme me dire que je n’abandonnerai jamais complètement.

Je suis devenu complètement professionnel, sans aucun autre job, en 2006. Avant ça, je faisais de l’intérim, après je suis devenu mon propre patron. Et puis un jour j’ai fait l’album « People Gonna Talk ». On l’a enregistré à l’automne 2003, on l’a présenté partout pour voir si quelqu’un voulait le distribuer et personne n’a mordu jusqu’à 2006, quand Rounder Records a sorti l’album. Ainsi que le suivant « The Hard Way ». À cette époque j’avais du mal à tenir le coup financièrement. Ma situation immobilière s’était à ce point détériorée que j’habitais dans un squat. Un jour j’ai du lever ma Les Paul pour calmer un fumeur de crack. Il a dit : « tu vas me frapper avec ? » et j’ai répondu « j’espère sincèrement pouvoir l’éviter ! ».

« Je ne me fais pas d’illusion, je ne suis pas à l’épreuve des balles. »

Et puis j’ai eu une relation avec cette fille, Jacqueline. J’étais dans un état d’urgence total. Elle m’a hébergé. Ca devait être temporaire, mais ma carrière a décollé en Amérique à ce moment-là, c’est parti d’un coup, et j’étais soudain capable de financer ma vie, et la sienne avec. Je pouvais même l’encourager à quitter son job, qu’elle haïssait. Alors c’est ce qu’elle a fait. On a quand même eu des moments durs, la fortune avait des hauts et des bas. Et puis elle a eu un cancer, et elle est décédée en 2011. Il me semble être entouré de gens qui tombent à cause du cancer, et qui ont une bonne hygiène de vie. Moi j’ai tiré sur la corde dès que j’ai eu l’occasion. Je ne me fais pas d’illusion, je ne suis pas à l’épreuve des balles, mais ça remet sérieusement en cause l’idée de traiter ton corps comme une église.

Et après j’ai déménagé à Brighton, moi et nos deux chiens. Et puis 2 ans après j’ai rencontré Jessie, pendant une tournée américaine. On est devenu amis, notre amitié a prospéré et devenu autre chose. Je lui ai mis la pression pour l’épouser et voilà. J’ai fait ces deux albums avec Daptone, et c’est à peu près tout.

Quatrième pilier : une idole comme double idéal

J’ai toujours voulu être acteur. L’un de mes acteurs favoris vient de ton pays, je suis un grand fan de Jean Gabin. Mon film préféré est « Touchez pas au grisbi ». C’était son comeback, après sa traversée du désert. Il revenait d’Hollywood qu’il n’avait pas aimé, et c’était sa dernière chance de revenir. Il devait déjà avoir 50 ans.

Gabin transcende la barrière de la langue parce qu’il est capable de faire passer des choses même si tu ne comprends pas vraiment. Tu ressens le ton de sa voix, et son autorité. L’autre truc avec lui c’est qu’il n’est pas juste froid, comme des acteurs dans le genre de Robert Mitchum. Il n’a pas peur d’apparaitre aussi complètement vulnérable, il enlève le masque. Tu sais ces mecs qui jouent les durs, ils peuvent s’avérer bidons. Mais lui à chaque putain de moment il montre une conviction complète. Il a une sorte d’économie de la rage, que tu peux voir dans Le jour se lève.

Quand il parle à Jules Berry, avec son manteau pied de poule, un vraiment bon acteur, qui joue un homme froid et méchant, qui vole sa petite ami, en prétendant être son père. Il faut voir la tête de Gabin, il l’attrape par le col et il ferme à demi les yeux, dans une sorte de ralenti à peine perceptible, il essaye juste de contrôler cette rage, et c’est très moderne pour l’époque. Dans les années 30, tu ne trouvais pas d’acteurs pour jouer comme ça. Cette façon de sous jouer, avec la rage contenue. Robert Ryan était comme ça aussi, il bout mais il garde tout pour lui. J’aimerais être capable de faire ça, il est brillant. Tu ne vois pas ce genre de films aujourd’hui. Les mauvais films des années 50 étaient pires que n’importe quoi d’actuel, mais les bons étaient meilleurs que ceux d’aujourd’hui. 

Hey, il m’est arrivé deux trois trucs quand même ! Il me semble que ça m’a pris plus de temps à le raconter qu’à le vivre. Ma vie, comme beaucoup d’autres, est un catalogue d’humiliation et de douleur, avec parfois des éclaircies étranges, dont je cultive la mémoire.

Une heure s’est écoulée, et cinq minutes avant de monter sur scène, James Hunter se lève, me serre la main et éclate de rire en disant aux musiciens : « I just talked my fucking life story ! »

http://www.jameshuntermusic.com/

 

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