Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, les films de Rohmer ont toujours été là.

Aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, les films de Rohmer ont toujours été là.

Dans mon enfance, des piles entières de VHS aux titres bizarres ornaient le salon de ma grand-mère, qui me donnait comme viatique dans la vie que s’il fallait que j’apprenne quelque chose, c’était bien de parler, de me tenir, et de marcher comme une jeune fille de Rohmer. Et si possible plus tard, de ressembler à Françoise Fabian dans Ma nuit chez Maud. Au sortir de l’adolescence, lorsque je suis tombée dans le monde bizarre des cinéphiles, les films de Rohmer m’ont enchantée. Ils étaient pour nous des sources inépuisables de rires et d’admiration, puisque des jours après chaque projection, nous nous en récitions amoureusement les dialogues, tentant sans y arriver de capter la langueur des intonations de ses acteurs. Ces films ne m’ont plus quittée depuis, ils se sont entremêlés impitoyablement à ma vie, ils ont résisté à mon grand désamour du cinéma. Aujourd’hui, alors qu’Eric Rohmer est mort et que ma grand-mère oublie mon prénom un jour sur deux, je sais que je ne cesserai de les revoir, les admirer et les chérir, au même titre que les livres d’Emmanuel Berl, ou les tableaux de Ghirlandaio.

Ils m’ont toutefois joué quelques sales tours à l’âge adulte.

« Ca sert à ça les films, à apprendre à vivre, à apprendre à faire les lits », explique Jean-Pierre Léaud dans La Maman et La Putain. Lorsque l’on entre en cinéphilie, à l’adolescence ou à peine plus tard, on adopte cette phrase évidemment. Que l’on trouve ses modèles dans les héros fiévreux de la Nouvelle Vague, ou les western, l’histoire est toujours la même : copier une démarche, une élocution, apprendre par cœur des répliques, dans l’espoir de grandir. Que faire alors des films de Rohmer ? On peut encore facilement entrer dans l’univers enchanté et adolescent des Comédies et Proverbes, celui des plages, des jeunes filles, et des jardins, et vouloir danser comme Pascale Ogier, ou épouser André Dussolier. Mais que faire du monde glacé des Contes Moraux, peut-on vouloir ressembler à leurs mâles veules et beaux parleurs, à leurs femmes fuyantes et offertes à la fois? Qui peut vraiment vouloir rêver de séduire Maud, ou Zouzou, ou Haydée, sachant que le goût amer de la chute hante déjà le plan d’avant l’étreinte? Et encore, l’on peut encore découvrir ces films à vingt ans, ils ont l’exotisme des choses que l’on n’a pas vécues, mais revoir L’amour l’après midi s’avère mission impossible, les années passant.

Comme si l’œuvre de Rohmer, apparemment compacte et unie, possédait un second fond. Derrière l’apparent marivaudage (et Dieu sait que Rohmer détestait qu’on le compare à Marivaux, lui qui clamait son amour pour Balzac), j’ai découvert les années passant des films cafardeux, cruels, qui vous laissaient un goût de terre dans la bouche et un sale poids dans les jambes. Comment l’homme qui nous enchantait avec ses dialogues ciselés et ses héroïnes virevoltantes avait-il pu dissimuler ces uppercut cachés, qui ne prenaient leur force et leur impact que lorsque nous-même abordions les rives un peu ternes de la trentaine ? Comment se remettre en effet, les années venant, et avec elles les choix pas toujours glorieux de l’âge adulte, de Ma nuit chez Maud, ou de la terrible scène finale de L’amour l’après midi, l’une des sexe les plus sordides, avec peut être le viol de Mouchette – de tout le cinéma français. Savoir vous enchanter et vous assommer en même temps, ce n’était pas le moindre paradoxe de cet homme secret.

« C’est chiant, on dirait du Rohmer »

Le premier en étant sans doute que ce grand classique était, bien plus que ses anciens confrères de la Nouvelle Vague, taxé de maniérisme, d’intellectualisme. C’est que Rohmer avait un style, oh combien irritant et singulier. A lui seul, il a sans doute créé un faux genre, une étiquette, celui « du cinéma intello » français. « C’est chiant, on dirait du Rohmer » assène le spectateur averti devant toute diction un peu maniérée, devant tout film où l’héroïne se demande pendant 90 interminables minutes si oui ou non elle doit laisser son voisin de palier lui donner la main au cinéma. Il est vrai que comme Pialat, ou Bresson l’homme a eu quelques épigones terriblement embêtants. Mais finalement, on s’en fout.

Second paradoxe : derrière le cinéaste hiératique et secret, refusant toute interview, composant patiemment une œuvre sublime pour un parterre de fans transis et fidèles, se cachait l’homme de bande, celui qui disait ne plus voir comme films à la fin de sa vie que ceux de ses amis. Et quelle bande. Celle d’une revue, comme beaucoup de grandes aventures du XXème siècle, de la NRF à Rock&Folk. Il est peut être difficile de comprendre aujourd’hui ce qu’ont pu représenter les Cahiers en particulier et la cinéphilie française en général, tant la critique culturelle, coincée entre l’horoscope et la rubrique « quoi de neuf », d’à peu près toute la presse papier ou internet, s’est abêtie, amollie, et répandue comme un mauvais champignon. Un jour, cependant, il y eut un homme, André Bazin, et quelques jeunes gens énervés pour décider que le cinéma était un art en soi, que les cinéastes continuaient à créer des formes au même titre que les compositeurs baroques ou les sculpteurs du Moyen-Age, que Murnau valait bien une thèse, et le montage et la profondeur de champ, quelques disputes théologiques. Eric Rohmer, on avait tendance à l’oublier, tant très vite ses films se sont affirmés dans leur caractère unique et singulier, avait participé à cette déflagration unique, qui a soudain mis Hitchcock au niveau de Balzac, et élevé le bel exercice de la critique à un rang jamais atteint depuis.

Comme les cinéastes de cette génération, comme Rivette ou Godard, Rohmer ne s’était jamais remis du cinéma muet. On l’accusait de faire des films bavards, d’assommer le spectateur avec les digressions de ses personnages, mais il était avant tout obsédé par la pureté et l’efficacité dramatique des films du début du cinéma. Peut être parce que plus qu’un autre, chez ses actrices c’était la grâce de leurs gestes, une grâce venue tout droit du muet, et encore avant de la peinture italienne, qui l’obsédait.

Balzac, Jacno et.. Dombasle.

En effet Rohmer avait inventé un type, aussi vivant et immortel que les héroïnes de Racine ou les gangsters de Melville : celui de la jeune fille. L’actrice rohmerienne, qu’elle soit languide ou enjouée, est gracile toujours, souvent belle à couper le souffle et possède une volonté de fer derrière cette grâce inimitable et un peu surannée, que Balzac donnait à ses héroïne provinciales. Pourtant les interprètes rohmeriennes, impossible de les citer toutes, se ressemblent peu de Béatrice Romand à Marie Riviere, de Françoise Fabian à Zouzou, de Pascale Ogier à Arielle Dombasle. Mais toutes ont quelque chose de Modeste Mignon.

S’il a inventé ces personnages féminins inoubliables, Rohmer a aussi donné, et c’est sans doute son point commun avec Rivette, une existence au lieu. Une obsession du cadre, comme un élément indispensable du film. Les méandres et la circularité des villes nouvelles. La beauté et la transparence d’une crique méditerranéenne dans les années 70. Le quartier fiévreux de Saint-Augustin. Les hauteurs enneigées de Clermont-Ferrand. Tous ces lieux hantent les films de Rohmer, bien plus qu’un décor, ils en dictent la construction et leur donnent leur identité propre. Ils sont filmés avec cette rigueur, qui rejoint dans chaque film de Rohmer, le souci impitoyable de la clarté, cette clarté qui irradie le grand style français de l’architecture de Mansard, à la langue de la NRF.  Et c’est la même rigueur qui ne lui fait placer dans ses films que la musique qu’écoutent ses personnages, ou écrire minutieusement ses dialogues jusqu’aux « heu heu » et aux plus ténues hésitations des personnages. Mais la beauté de toute règle réside dans ses exceptions comme en témoignent la sublime et gratuite B.O. d’Elli & Jacno pour Les nuits de la pleine lune, ou la quasi-improvisation du Rayon Vert qui l’emmène du côté des plus beaux Rozier.

Je laisse pour finir sur l’écran Pascale Ogier, dont la moue mélancolique a hanté beaucoup de spectateurs, dans une des plus belles scènes de danse du cinéma, et qui soupire à un Luchini fou d’elle : « Il essaie de me voler ma jeunesse ». Hélàs, le destin tragique de la jeune actrice fait que sa jeunesse restera intouchable, un fantôme parmi d’autres dans les ombres du cinéma, que rejoint le metteur en scène qui l’a magnifiée, notre grand cinéaste classique, notre Hawks, notre Lang.

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