L’air de rien, il vient peut-être de sortir le meilleur disque du printemps. Sous ses mèches filandreuses, on ne l’avait pas vu venir avec son Forever Dolphin Love, brebis égarée au yeux dilatés ayant croisé sur son chemin André Breton, Sean Lennon et Syd Barrett. Retour sur un miracle non programmé en trois étapes, avec un seul objectif : tenter de comprendre comment un blondinet chétif originaire de Nouvelle Zélande, prénommé Connan, parvint à transformer ses mocassins en  petits souliers d’or.

Je sais moi des sorciers qui invoquent les jets
Dans la jungle de Nouvelle-Guinée
Ils scrutent le zénith convoitant les guinées
Que leur rapporterait le pillage du fret

(Cargo Culte, Serge Gainsbourg)

Acte 1 : le disque

On s’est déjà épanché ici sur l’atypisme de Forever Dolphin Love, pas vraiment le premier essai de Connan, mais le premier à contaminer la France et tous ses chroniqueurs réputés pour leurs vaccins à tout ce qui ressemble de près ou de loin au cirque Barnum. C’est vrai, quoi : pas un seul plateau où les guitares sinusoïdales de It’s choade my dear ne viennent égayer le faciès des pros du divertissement. Quand à la presse écrite, elle est simplement dithyrambique sur la voix tremolowowoh du garçon. Une fois n’est pas coutume, l’étrangeté fédère et c’est assez rare pour le souligner.
La première chose frappante, à l’écoute de Forever Dolphin Love, c’est sa production. Ou le refus, justement de le produire. Ici la richesse est brute et les anges semblent s’être invités mutuellement à un jam dans un studio de fortune avec des noix de coco pour batterie et quelques guitares désaccordées pour se donner le La. Le bel exemple se prénomme Faking Jazz Together – titre de l’année, ne serait-ce que pour son nom, troisième piste d’un disque où tous les instruments résonnent dans une chambre d’écho, de sanglots, comme si l’ami Connan avait décidé de se moucher avec du papier de soie. D’une beauté telle que les mots sont un eye-liner dispensable, ça (rou)coule littéralement tout seul.

Et puis il y a tout le reste. La vingtaine de chansons que compte ce bijou d’orfèvre signé sur le label d’Erol Alkan, dont la moitié disponible en version live, métamorphosées sous les doigts de Mockasin. Une impression de légèreté, ce sentiment d’aisance et de bel ouvrage qu’on retrouve chez les artisans, les garagistes et les tailleurs de pierre. En un mot ou presque : l’intimité de l’objet façonné sous la main rugueuse. Celle de Connan est une plume. Unicorm in Uniform s’avère magnétique, vision d’un accordéon spatial dérivant dans les limbes de l’infini avec sur son dos un astronaute à la tête en forme de smiley. Et puis il suffit d’écouter la version live de Forever Dolphin Love, la chanson éponyme, pour comprendre que le garçon est physiquement incapable de dupliquer ses chansons. A la manière d’un peintre, chaque croquis n’a qu’un modèle, ses crayons ne tirent qu’un seul coup. Tour à tour psyché, pop, instrumental, krautrock, rock, épique et douloureux, un album d’une grande cohérence qui se clôture comme un coucher de soleil sur le continent irradié. Dès lors, difficile de ne pas penser au Cargo Culte et ses papous néo-zélandais invoquant le retour des avions brisés. Connan Mockasin dessine ses chansons et j’avais stupidement en tête l’envie de lui demander pourquoi. Les crayons et les couleurs, c’est quelque chose qui ne devrait pas se discuter.

Acte 2 : la rencontre

Il est là, dans une galerie du 18ème arrondissement, l’air un peu paumé au milieu de l’agitation qu’il inspire. Connan vient de finir une session acoustique – visiblement il n’aime pas trop l’exercice, on peut le comprendre – et s’apprête à converser dans un anglais approximatif dont le sens – comme dans ses chansons, tiens comme c’est étrange – reste toujours évasif. L’interview, si l’on peut nommer cela ainsi, vient à peine de commencer que je sais déjà que les réponses me couleront dessus, parce que c’est précisément l’incompréhensible qui attire, et que démêler les nœuds de cet amour éternel pour les dauphins ne fait qu’empirer la situation. Mais bon, si vous êtes arrivé jusqu’ici, autant continuer avec un medley choisi des réponses de Connan à quelques questions banales comme un jour de pluie à Wellington.

As-tu conscience que ta musique est étrange ?

Ah bon, tu trouves ?

Oui, je veux dire (grattement de tête), c’est euh (bégaiement) sacrément dérangé de sortir un truc comme ça par les temps qui courent (soupir). C’est magnifique, quoi.

Ah OK. Moi quand les gens me parlent de bizarre et d’étrangeté, ils ont toujours l’air gênés, bref ça n’a pas l’air d’un compliment. Franchement, ma musique ne me semble pas bizarre, en tout cas les chansons me sont venues naturellement. Avoir une idée, ne pas trop se prendre la tête, ça me semble être la voie à suivre pour composer des chansons, même si je ne connais pas grand’chose au songwriting et à ses grands principes.

Nan mais avoue que le disque est totalement décousu. Et puis comment te sont venus les titres de chansons comme Faking Jazz Together ou Unicorn in Uniform ?

Faking Jazz Together, Forever Dolphin Love… J’ai pas vraiment d’explications à te donner sur le nom des chansons, en les enregistrant je n’avais aucune idée précise du sens, des idées ; ça me semblait plus intéressant de laisser l’auditeur libre d’interpréter comme il le souhaite, avec sa propre imagination. C’est pas un disque très sérieux, tu sais…

Ah bon ? (ma relance est assez pathétique, j’en conviens)

Avec ce disque, je n’avais aucun but précis ; j’étais persuadé que ça n’intéresserait personne – et tu imagines donc ma surprise à être assis en face de toi, là maintenant – et pour tout te dire… la seule chose que je souhaitais, c’était qu’il plaise à ma maman. J’ai tout enregistré moi-même, je n’avais même pas de matériel pour l’enregistrement. J’ai fini par tout enregistrer au fur et à mesure que je composais, sans réfléchir au tracklisting ou à la meilleure prise, Forever Dolphin Love c’est donc davantage une collection de chansons qu’un album à proprement parler. Et puis je tenais absolument à ce que l’album dure exactement 36 minutes, sans savoir pourquoi. J’ai tout fait tout seul, oui, à l’exception de quelques batteries.

Tu es également peintre, et plusieurs de tes œuvres balisent le livret de Forever Dolphin Love. On y trouve d’étranges dessins torturés et je me demande si tu es un peintre qui fait de la musique ou l’inverse, finalement.

Ah, c’est intéressant comme question, mais je n’en sais rien. Cet album, c’est un peu comme mes peintures, lorsque je compose, je ressens les même sensations qu’en dessinant. Initialement j’étais peintre, mais la musique a fini par s’imposer ces dernières années, on m’a encouragé dans cette direction. Qui sont les gens dessinés dans mes notes de pochette ? Je suppose que ce sont les musiciens imaginaires qui ont composé ce disque, à mes côtés… Un orchestre dolphinesque, en quelque sorte. Pourquoi des dauphins ? Aucune idée, mon pote.

Ca te fait chier de parler du disque ? (Bon là j’avoue que je n’ai pas exactement posé la question comme ça, mais ça semble plus impertinent formulé ainsi, et puis je vous emmerde : c’est mon interview, pas la votre – NDR).

Non, pas du tout. A vrai dire, je suis vraiment surpris que les gens aiment ce disque, ou s’y intéressent, dans une moindre mesure. Je ne suis même pas capable de le réécouter, maintenant qu’il est fini. Bien sûr les gens s’amusent à le faire passer dans les enceintes en ma présence, mais pour moi c’est très difficile, embarrassant. Ca me met mal à l’aise, c’est dérangeant, et je ne suis même pas sûr que je serais capable de refaire le même disque si je le voulais, ce serait vraiment coton…

Est-ce que cela te dérange qu’on puisse penser que ce disque sera culte dans dix ans, le genre qui n’a pas trouvé sa place dans son époque mais a fait le bonheur des collectionneurs névrosés de l’an 2020 ?

L’idée que ce disque puisse vieillir et devenir culte dans dix ans ? Non ça ne me dérange pas [putain, y’a vraiment pas grand chose qui le fasse sauter au plafond, c’est dingue – NDR], c’est un compliment. Ce qui me dérange par contre, c’est le fait que tant de gens utilisent la musique pour devenir célèbre, en produisant des œuvres toujours plus minables pour une industrie qui croit connaître les goûts d’un certain public. Ce système industriel me gonfle profondément, car l’argent ne fait pas tout, quand on parle de musique.

Bon ben finalement, à vous écouter tout semble extrêmement simple, c’est presque déprimant pour la concurrence. Et sinon, comment elle l’a trouvé ton disque, ta maman ?

Ma mère ? Elle a adoré l’album, ouais, l’objectif est donc rempli, ah ah ah ! Tu sais ce qui est marrant, c’est que j’ai enregistré la majorité du disque dans une tente – en forme de cône, comme un tipi indien haut de vingt mètres – juste à côté de chez mes parents, du coup ma mère passait souvent voir comment se passait l’enregistrement, je lui demandais ce qu’elle pensait de telle ou telle chanson.

(Session photo avec Connan, discussion de fin de promo avec le super attaché de presse, clope en redescendant vers Pigalle, en se demandant ce qu’on va bien pouvoir tirer de cette interview)

Acte 3 : le concert

Deux semaines plus tard, Connan Mockasin donne son premier concert parisien, à la Boule Noire. Pas franchement la salle idéale dont on aurait rêvé, mais enfin, Dieu ne choisit pas tous les jours des lieux de réincarnation. Je débarque un peu anxieux, plein de questions encore une fois : croiserais-je des têtes connues qui gâcheront mon plaisir solitaire, Connan jouera-t-il à l’heure, aura-t-il des fans, connaitront-ils le refrain alambiqué de Megumi the Milkyway, parviendrai-je à sortir avant la dernière chanson et bordel de merde Connan est-il plus à l’aise sur scène que dans ses charabias de neo-zélandais ?

21H00, un soir à Paris. Il monte sur l’estrade accompagné d’un groupe aux allures croquignolesques. Si Connan conserve ici son air d’empoté, son backing-band semble quant à lui avoir emprunté ses fringues dans une boutique vintage de Carnaby Street. Fixons le tableau : deux choristes japonaises munies d’éventails qu’elles bougent au rythme des percussions, un guitariste-claviériste sosie de Dustin Hoffman au look de quinqua hippie défoncé au jus de papaye, le tout surmonté d’un collier de perles, et puis notre ami Mockasin, fidèle à ses mèches tombantes, une relique en soi de tout ce que le monde moderne a jadis fantasmé sans jamais parvenir à ce niveau d’hébétude.
Comme précédemment, les mots manquent pour expliquer pédagogiquement au lecteur les raisons du bonheur. Les chansons s’enchainent dans une atmosphère de communion – c’est le mot – bon enfant, Connan ressemble à un mélange de Thom Yorke première époque – le blond platine émacié – et de Sean Lennon pour la voix haute perchée, le tableau évolue, se construit, porté par les deux Japonaises magnétiques qui secouent leurs éventails au gré des dérives. C’est d’une belle couleur bleu magenta. Et les chansons prennent physiquement corps, dans la foule compacte. Et la basse résonne de note en note sur une partition qui s’envole. Et les accords se diluent dans la salle non-fumeur, comme des volutes de poésie.

En sortant, j’ai bien cherché une chute, un point d’accroche. Puis j’ai repensé à la phrase de l’attaché de presse, lâchée quelques semaines auparavant : « tiens, je t’en ai gardé un exemplaire, tu vas voir, c’est déjà l’album culte de l’année ». Une fois n’est pas coutume, le cargo est plein de trésors ; Connan Mockasin donne de la musique à voir et des nuances à palper.

« – Tu t’appelles comment ?
– Connan.
– Connan comment ?
– Connan Mockasin. »

Photos : Jérôme Wehrlé

Connan Mockasin // Forever Dolphin Love // Because
http://www.myspace.com/connanmockasin

12 commentaires

  1. au risque de me répéter la vraie question c’est de savoir si mockassin c’est un gland ou le ponpon ?
    Après deux écoutes plutôt distraites j’ai trouvé l’album complexe, sans trop savoir si c’était une bonne chose, bon il y a un son, ça, c’est sûr.
    En tout cas le moins que l’on puisse dire c’est qui à l’air de se foutre pas mal de la pompe à reluire mais va savoir il est peut être dans le cirage. (sorry pour les métaphores des grosses têtes, je n’ai pas résisté)

  2. Ce disque est exotique : c’est plus facile de composer un truc comme ça si t’es néo-zélandais,que tu vis dans un tipi de 20 m de haut dans le jardin de tes parents au bord du Pacifique, que si tu es parisien et que tu vis dans un 20 m² avec un poisson rouge et une vue sur le métro aérien. Là-bas, jsuis sûr qu’ils en ont rien à carrer. Moi ça me fait aussi penser aux pygmées, mais ceux de l’expo universelle de 1900. Il lui manque plus que l’os dans le nez pour nous faire oublier Dennis d’Hartley Coeurs à Vifs. Mais ce beau boomerang fait quelques dégâts ici et ça fait du bien. Enfin de l’art.

  3. Suis d’accord avec Serlach c’est quitte ou double comme truc. Moi, je n’ai pas accroché, j’ai coulé. L’artiste le dit lui-même « C’est pas un disque très sérieux, tu sais… ». Je le crois, bizarrement, un disque comme un David Linch au scénario musicale brut où tu dois aller chercher des explications ou des images qui ne sont finalement que des mirages. Un coup d’épée dans l’eau …

  4. Matt, ton commentaire est totalement dingue, absolument drôle. Je me souviens de Dennis, et sans raison, eh bien ça fait sens vis à vis du papier!

  5. Wep,
    BSTRRRRR,
    si Mr Mocassin-en-sandales-de-cuir t’impressionne, tu ferais mieux de passer plus de temps au Cabaret Sauvage qu’à La Boule noire, parce que bon quoi merde enfin Brian Jones il avait piscine 3 fois par semaine. Bon, au final, Mocassin m’a donné envie d’aller refarfouiller dans la collection « Musiques du monde » dirigée par Pascale de Mezamat.
    @+ Pollux
    rrrrhhhho

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