Michel Bouquet sonne à la porte du rez-de-chaussée. Maurice Ronet lui ouvre.

– C’est à quel sujet ?
– Je suis le mari d’Hélène
–  Oh la la…

L’amant fait entrer le mari trompé, lui offre du bourbon au beau milieu de la matinée. Les minutes qui suivent sont dévastatrices, à peine soutenables. Du vaudeville ultra violent : on ne  peut s’empêcher de sourire (un cocu, un queutard, après tout…) puis de frémir d’effroi, de honte même quand Ronet fait visiter l’appartement, plumard compris. « Et au lit, vous en êtes content ? » demande un Bouquet, de plus en plus blême. Voila donc l’impasse sur laquelle débouchent les « relations humaines »… ce « Oh la la » désolé de Ronet qui signifie « mais pourquoi êtes-vous donc venu ? Ca va être compliqué maintenant. »

Avec cette scène, c’est la grande bascule : l’amant meurt,  le mari opte pour le crime plutôt que pour la vérité et moi, je deviens un inconditionnel de Chabrol, envers et contre tout, malgré les innombrables films bâclés, malgré Isabelle Huppert. En rembobinant la VHS, je réorganise mon panthéon de la nouvelle vague : Truffaut tout en haut, puis les alcools forts, Chabrol et Rohmer, le tord-boyau vers lequel on revient fatalement. Plus loin – de plus en plus avec les années – Rivette et Godard : on ne trouve plus rien à se dire. Des convictions, mélange d’intuition et de lectures, se forment ; un goût personnel, celui qui résiste aux années et aux influences.

Après La femme infidèle, j’enchaîne les « grands Chabrol », la série « pompidolienne » pour reprendre ses propres mots. Le Boucher, Que la bête meure, Les noces rouges… des films d’une violence inouïe, développés sur papier de verre, la fameuse « peinture au vitriol de la bourgeoisie » comme le martèlent les articles hommages de ces derniers jours. C’est vrai – un cliché n’étant jamais faux.

Chabrol vient de la bourgeoisie de province. Quand on la connaît de près, c’est irréfutable. Ses parents travaillaient comme pharmaciens et l’ont poussé vers cette carrière d’épicier, l’ordonnance en guise de liste de courses. Pharmacien, ce n’est pas anodin dans l’échelle du petit. Comme Homais dans Madame Bovary, celui qui a le mot de la fin en recevant la croix d’honneur ; comme l’oncle que Drieu la rochelle essayait de cacher à ses amis surréalistes. Quand Aragon voulait lui savonner la planche et se foutre de lui, il emmenait les filles et les jeunes disciples devant la vitrine de la « Pharmacie Drieu». La croix verte est, mine de rien, une sacrée disgrâce dans l’inconscient  français. Peut-être Chabrol en a-t-il parlé avec l’écrivain André Frédérique, un ami de Jean Carmet, auteur de La Grande fugue et pharmacien lui-même ? Totalement démoralisé par le métier, il avait fini par exposer une simple merde de chien dans la vitrine de son officine parisienne. Il est difficile, en tout cas, de ne pas imaginer le jeune Claude, fanatique de Flaubert, faire le lien entre ses parents et le redoutable Homais.

Pourtant, la satire bourgeoise n’est qu’une facette de Chabrol et ne rend pas pleinement justice à son talent. Certes, ses films des années 70 composent une comédie humaine féroce et inégalable. Mais s’il ne s’agissait que d’une peinture des mœurs de l’époque, le cinéma de Chabrol pourrait tranquillement glisser vers les oubliettes. Il y a plus derrière les intérieurs cossus et les plans de centre villes endormis.

En tandem avec Paul Gégauff, le « dépuceleur » des gars de la nouvelle vague, le scénariste mondain partageant sa table Chez Castel avec Maurice Ronet, Chabrol crée un type unique : l’homme qui avoue mais que personne n’écoute. Michel Bouquet, dans le chef-d’œuvre Juste avant la nuit, entretient une liaison avec la femme d’un ami. Il la tue puis tente de mener normalement sa vie, comme avant. Rongé par le remords, il finit par avouer son crime à son épouse, puis à son ami veuf. Il le dit, clairement, à tous : « je l’ai tuée ». Après quelques secondes de silence, le temps d’enregistrer l’information, ses proches répondent en gros : « c’est bien de l’avoir dit. N’en parlons plus. » Il insiste, répète, veut avouer. « A quoi bon ressasser ? » reprend le chœur des raisonnables. Le même Bouquet dans La femme infidèle tue l’amant de sa femme, n’en fait pas mystère et… la vie reprend son cours comme le montre le dernier plan construit comme une photo de famille. Michel Duchaussoy piège l’immonde Jean Yanne dans Que la bête meure, l’écrit dans un journal noir sur blanc qu’il laisse volontairement à la portée de tous et… rien ou si peu.  Existe-t-il une situation plus tragique, plus désespérée ? Le péché ne résout rien et la confession est impossible. Le couvercle des conventions se referme doucement sur la tambouille qui mijote (pour combien de temps encore ?). La violence contenue de ces films, toujours aussi oppressante aujourd’hui, vient de là et dépasse largement le genre de la satire provinciale.

Cette acuité psychologique occulte bien souvent son talent de metteur en scène, son invention visuelle. On salue le peintre pour son choix de sujets, peu pour sa palette de couleurs. Chabrol, c’est pourtant un œil unique. Un plan, un seul : le premier de Juste avant la nuit. Michel Bouquet se tient assis dans le coin gauche de l’écran, le reste de l’image est noir. Après quelques secondes d’immobilité, l’arrière plan apparaît découvrant une femme nue, allongée dans un lit défait. Bouquet isolé, hors du monde pour un temps puis rattraper par son adultère, sa « situation »… tout est dit. Cela ne se terminera pas bien.

Son sens de rythme et du montage place également Chabrol très au-dessus du tout venant. Il suffit de revoir Le boucher, l’enchaînement des plans où Stéphane Audran, seule chez elle, boucle les portes de sa maison pour fuir Jean Yanne. De la mise en scène sèche, instinctive qui ne poursuit qu’un seul but : la chasse au pathos, constante et sans relâche. Les issues sont rares ou médiocres, il faut savoir composer. Stéphane Audran ne le sait pas. Elle échappera au monstre mais finira sur les rives d’un fleuve, immobile, durant toute la nuit. Son visage de marbre, l’un des plus beaux du cinéma français, apparaît dans deux plans jumeaux : l’un dans l’obscurité nocturne, l’autre au lever du jour. Elle pourrait se jeter à l’eau ou rentrer chez elle. Désormais, les deux options se valent.

Et puis Chabrol manquera aussi pour sa façon de parler du cinéma. Dans les années 90, les cinéphiles de ma génération (ceux qui ont 35 et 45 ans aujourd’hui, sachant que l’on est vraiment cinéphile que dans la vingtaine) ont le choix entre deux voies : foncer dans le « cinéma de genre » (école Starfix pour faire simple) ou marcher dans les traces encore visibles de Serge Daney, tenter de retrouver un peu de l’excitation des Cahiers. Dans les deux cas, le syndrome du perroquet est à redouter. Recracher un discours anti-intello bas du front, pactiser avec Jan Kounen, au risque d’ignorer la « Maison cinéma » ou les textes de Truffaut ? Très peu pour moi. Reprendre à la note près les grands théoriciens, les « travellings moraux » et autres « comment filmer après les camps » ? Non plus, désolé. Il faut accepter de venir après, tout simplement. Nous n’allons pas faire illusion très longtemps, à prétendre que le cinéma est notre gauchisme, notre révolution. Les conneries, il vaut mieux les faire pour les raconter ; c’est un peu obscène de fanfaronner avec les souvenirs des autres. La voix de Chabrol porte alors assez loin pour toucher les indécis.

Lang, Hawks, l’Amérique du cinéma, le cinéma de l’Amérique, il connait et en parle avec la passion érudite de sa génération. Idem pour Hitchcock, bien sûr. «Nous avons comparé ses films à des livres, à de grands textes. Mais c’était prémédité. Nous voulions forcer les gens à regarder ses films autrement,» explique-t-il dans une belle séquence de Cinéma Cinémas, avant de tracer un portrait de Truffaut et lui en pieds-nickelés journalistes. Car il pressent que la mythification en marche est  absurde. Sa façon de raconter Godard, entre éclats de rire moqueurs et admiration pour « Jean-Luc », rend la nouvelle vague plus vivante que bien des discours appliqués, publiés dans les Cahiers 90’s par de jeunes universitaires, très au fait de leur leçon. Après un grand développement sur Lang, il statue, rigolard : « je pourrais tout aussi bien dire l’inverse, maintenant que j’y pense », histoire d’envoyer paître les grandes querelles théoriques. Je me souviens de son intervention dans un documentaire sur Jean-Pierre Melville. Il rend au César en Stetson ce qui lui appartient, avant de conclure : « mais il fallait qu’il fasse des choses grotesques comme l’hallucination de Montand dans le Cercle rouge. Il était fier de ça, réellement. » Melvillien hardcore, je suis d’abord outré puis décèle finalement l’hommage : fidèle à ses films, Chabrol ne défend rien ni personne d’un bloc, sans nuance. C’est sa marque de respect et d’intérêt. L’esprit critique ne connaît pas le repos, encore moins le repos éternel.

14 commentaires

  1. great stuff fallait s’y coller après les raccourcis du 20 heures.
    c’est vrai que les louanges concernant sa capacité à dépeindre les bourges de province ,pourtant mérités, à tendance à occulter d’autres thématiques plus profondes dont celles qui me paraissent plus intéressantes : y a t-il une justice morale qui prévaut à la justice de l’ordre public étatique ? coupable oui mais vis à vis de quel référent ( société, lien de sang) et quelle est la rédemption / le pardon possible pour le meurtrier victime de son propre acte ?
    Chabrol n’a fait qu’effleurer des réponses en vrai artiste révolutionnaire, en marge du politique révolutionnaire
    (en ça il est radicalement différent de jean luc et de tous ses bavardages mao spontex de la fin des sixties)

  2. D’accord pour le Panthéon de la nouvelle vague – et surtout Truffaut au sommet – , mais quand même, j’ai l’impression tenace qu’il faudra rouvrir le dossier Rivette un jour (à la prochaine nécro?). Balzac, Monsieur ! Et Paris…

  3. Oui sur Rivette, il faut être prudent, je pense aussi. Sur PAris notamment.
    Serlach : C’est sûr sa decsription de la province aisée est tout de même splendide, qu’on le veuille ou non, on ne va pas bouder ce plaisir. Surtout que nous savons de quoi il parle…

  4. Tout ça est bien joli mais (héhéhé) qu’entends-tu par « La croix verte est, mine de rien, une sacrée disgrâce dans l’inconscient français » ?

  5. Oui enfin c’est bien beau tout ça, mais quand Chabrol meurt Laurent Cabrol sombre dans l’oubli. « La nuit des héros » c’était de même quelque chose, je pense que vous en faites trop sur le cinéma de genre et pas assez sur la Tv de quartier.

  6. ça tombe bien chabrol était aux anges devant la tv de quartier
    et particulièrement les jeux à la con dont la mécanique le mettait dans un état quasi jouissif le pépère
    si mes souvenirs sont bons il a même réalisé un film sur la base des chiffres et des lettres, jeux de maux, un thriller diabolique tout droit sortie de la tête d’Armand Jamot
    dingue …

  7. > Sylvain : que la profession de pharmacien a longtemps symbolisé « le petit bourgeois » dans la littérature (Bovary), le cinéma (Le sucre par ex), bref dans la satire sociale. Personnellement, je trouve ça assez injuste : en tant qu’hypocondriaque, je juge le pharmacien indispensable et hautement respectable !

    > Bester : on aurait pu titrer C(h)abrol. Laurent Cabrol c’est surtout un grand présentateur météo non ? Mais je suis sur que Chabrol devait adoré la nuit des héros.

  8. Comme tous les fans de Jean Yanne, je ne peux qu’être également fan de celui qui lui donna ses plus beaux rôles au cinéma.
    Le génie de Chabrol ne méritait pas moins que ce très bel article.
    Si j’aime spécialement les derniers chapitres sur la cinéphilie de Mr Claude, j’apprécie le fait que vous ayez parlé de Homais – rôle qu’il distribua à Jean Yanne quand il adapta Mme Bovary.

  9. Flaubert n’est vraiment pas réductible à la satire sociale. Et je pense que Chabrol n’a par exemple pas traduit/considéré (a-t-il essayé…) son style. Ophüls est un cinéaste flaubertien.
    Très justement vue, notre position devant les impasses critiques et anticritiques.

  10. Heu, je ne pense pas avoir écrit ça (je ne l’ai pas voulu en tout cas). Pour tout vous dire, Flaubert est pour moi le plus grand (avec Proust). Le reste fait passer le temps. Pour Ophüls, soyons honnête : je ne sais pas.

  11. Aussi, j’ai beaucoup aimé la série de l’inspecteur Lavardin, l’inspecteur Harry à la française (et d’ailleurs, autrement plus violent que ce dernier) encore une satyre de la bourgeoisie, mais surtout une manière de révéler la petitesse de l’esprit humain en général, par l’intermédiaire du regard froid et acerbe du poulet incarné par un magnifique Poiret. Cette série est une forme de vengeance sur les lâches.

    Bel article, par ailleurs.

  12. oui, la voie à suivre… ignorer la Maison Cinéma au bénéfice de EuropaCorps & tutti quanti… Chabrol, c’était la troisième voie encore envisageable à une époque,avec distribution assurée (Génovès), castings irrecevables (je me réfère à La Décade Prodigieuse), histoires à la renverse (Docteur Popaul que j’avais vu enfant), et quelques films plus tardifs, très forts- Une Affaire De Femmes, La Cérémonie. Il était aussi ami avec Pialat, qu’il avait refusé de ‘doubler’ à l’époque où il avait déjà plusieurs films sous la ceinture et l’autre pas un seul. Son caméo dans Brigitte & Brigitte (« le cousin ») est d’une logique perturbée. C’est également lui qui avait surnommé Schérer/ Rohmer ‘professeur’. Comme la phrase sur Melville le montre, il remettait tout en question- sauf, hélas, ses conditions de tournage, organisées, c’est notoire, d’après la fréquantation assidue du guide Michelin. Joli webpapier.

  13. Je ne sais plus pourquoi ou comment je suis retombé sur cet article vieux de deux ans, mais il est vraiment parfait. Bravo à l’auteur.

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