Mystérieux esthète du fin fond de la campagne tarnaise, Fontan est une énigme inclassable. C’est dans sa vieille bâtisse de pierre qu’il tisse ses lyres et compose des maquettes arborescentes.

Car il faut bien savoir qu’en province, mises à part les fêtes de village au dénommé « DJ Maurice » et les discothèques aux « soirée Clan Campbell », c’est le désert musical. Sur scène, la mode du pantacourt est courante, si ce n’est instituée, souvent agrémentée de chaînes et de chaussettes d’alpinistes remontées jusqu’aux genoux. Et pourtant, c’est souvent dans les petits patelins alentours, à l’horizon de quelques bottes de paille, que se trouvent les spécimens les plus remarquables. Des Anglais expatriés, de gentils hippies en autarcie, des illuminatis bios ou des fermiers inventeurs de machines infernales et parfois, même, quelques musiciens alambiqués… Nous sommes ainsi allés cueillir Fontan dans son terrier d’orfèvre.

Bonjour Fontan. Tu as déjà réalisé une poignée d’albums sous le nom de DC Shell et produit plusieurs artistes aussi divers que Franz (France Soir et France Club), The Turkish Salaam Sound System, Dawn of the Danakil, Georgio the Dove Valentino. Tu apparais également sur la compilation des Jeunes Gens Modernes, entre autres… Ce nouveau projet, Fontan, c’est une manière de faire peau neuve ? D’endosser une nouvelle identité ?

Il s’agit bien de peau, même si la mienne, scarifiée, passée au tamis des ans, commence à ressembler à la défroque d’un vétéran… Mais sous la peau, la créature reste la même. Ou peut s’en faut… The Randolph Ash, Zu Zu, Fontan, DC Shell… C’est toujours moi. Seul, ou avec d’autres collaborateurs (Alexandre Alquier, drums, et Emeline Chemin, piano/vocals, pour The Randolph Ash, Brunoï Zarn, guitare, pour Fontan). La pulsion reste identique : chanter.
Dois-je m’étendre sur le pourquoi ? Je pourrais répondre : « Elvis » et Gonzaï me répondrait probablement « Un peu court, jeune homme ! » Et comme je ne suis plus un jeune homme… Et que Gonzaï aurait raison… Mais le scénario est souvent identique : une brèche s’ouvre soudain sous nos pas. Pour les gens de ma génération, je pense que Guiding light de Television ou The 15th de Wire ont dévié durablement la trajectoire de futurs responsables-qualité chez Frolic, vers des marges plus romantiques. Et il me semble que, pour une partie d’entre eux, la réécoute des morceaux précités leur fait toujours traverser le plafond, comme au premier jour… Je n’échappe pas à la règle. Et donc, pour revenir à la peau, la mienne, elle est pâle et anémique quand j’écoute trop Peter Perrett, et cuivrée à anthracite quand je marine dans U Roy… Et je ne parle pas de quand je cherche la note bleutée sur ma vieille EKO. C’est une question d’intensité de la possession, d’abandon à l’ange de la musique et de restitution par notre mécanique intime. Grotesque parfois, déformée souvent, mais nettoyée, purifiée et donc vraie et touchante quand l’abandon est sincère. La mécanique peut être plus ou moins sophistiquée, tant qu’elle n’altère pas le passage du flux, du message. Idem en ce qui concerne le nom, ou l’esthétique… Donc masques, mais juste des masques. Les artistes qui sont passés par mon studio, à qui j’ai proposé, avec modestie, une esthétique visuelle, une vision, que j’ai programmés, aidés, nourris, hébergés, psychanalysés, à qui j’ai servi de frère, de chef de projet, de coach cosmique, de cuistot parfois… sont avant tout des… amis. J’ai le sens du gang, de l’équipe qui va marner ensemble et je ne l’ai jamais perdu.

L’album s’intitule ‘Le Jazz Acrylique’. Et pourtant, cela n’a rien à voir avec un disque de jazz. On peut y déceler de nombreuses influences de Air aux Love and Rockets en passant par Jozef Van Wissem ou même Terry Callier. Tu avais une idée précise de la direction musicale que tu voulais prendre pour cette nouvelle aventure ?

Mon père est journaliste pour Jazz Magazine et il n’aime pas trop le rock : c’était une manière de lui voler le jazz. En ce qui concerne la direction, je suis plus conceptuel en ce qui concerne l’esthétique que le son, ou la musique. Même si j’aime sentir la globalité dans un album. « The Man Machine » est un album que j’aime beaucoup car c’est un exemple de conceptualisation qui transcende les règles fixées, évidentes, pour un résultat fluide, mystérieux, une œuvre d’art totale. Il y a trop souvent une part de l’œuvre qui est négligée : pochette géniale, musique à vomir, ou nom fabuleux, iconographie nulle, ou musique fabuleuse, titres lamentables. Ou groupe à dégaines de gérants de Franprix, mais musique excellente (New Muzik, par exemple…). Donc, oui, j’essaye de mettre en adéquation l’ensemble, même si j’essaie de pas être « control freak » en ce qui concerne la musique. Les critiques qui ont chroniqué « Le Jazz Acrylique » ont quasiment tous entendu du néo Bowie planqué dans les coulisses : tant mieux, on entend de tout chez Bowie. De la soul, du folk, du disco, du charleston, du Sinatra… C’est probablement le timbre qui est un peu réminiscent. Plus le temps passe, plus la voix s’est imposée comme le sésame premier qui me fait accéder au nirvana. Je me souviens de la première fois où j’ai entendu Antony Hegarty, par exemple, chez Olivier Lebeau, à l’époque gérant de Volvox Music. J’étais avec Eric Serva, courageux distributeur de l’époque et Olivier nous avait invités à écouter quelques albums qu’il était susceptible de développer en France. La pochette était épouvantable, le nom, pas accrocheur, les titres… (Hitler in my mind, pour mémoire). Mais dès que la voix s’est diffusée, sublime, majestueuse, terrassante… Et depuis ce genre d’expériences, il me semble que mon amour de la musique, c’est avant tout, un amour des voix. Car la voix, c’est le lien direct avec l’âme de quelqu’un, l’ambassadeur du monde invisible qui vit à l’intérieur de chacun d’entre nous. Et la musique, l’instrumentation qui sert ou dessert la voix, ce n’est que la garniture, le récipient, l’ustensile…

 » Rien ne me fait plus mal qu’un trentenaire chauve en t-shirt Teletubbies qui ahane derrière un MacBook en diffusant à fort volume des bruits de lave-vaisselle. « 

Il y a cette ambiance mystique qui plane tout le long du disque, avec des batteries saccadées, des cymbales chinas panoramiques, des guitares noyées de réverb et cette voie de crooner envoûtante… Une marque de fabrique ?

Quand on a enregistré plusieurs albums, dans son propre studio, avec un matériel plutôt vintage, un certain savoir-faire et usage s’installe. J’ai peut-être, à mon corps défendant, trop intégré certains tics du son standard 4AD… À petite dose, quand même, il y a beaucoup d’espace dans Fontan, de silence. Ce qui est sûr, c’est que je fuis comme la peste la technologie, le numérique, les sons en plastoque… dans ma musique. Rien ne me fait plus mal qu’un trentenaire chauve en t-shirt Teletubbies qui ahane derrière un MacBook en diffusant à fort volume des bruits de lave-vaisselle… Alors mystique, oui. Qui ne l’est pas, consciemment ou inconsciemment, aujourd’hui ? Par contre, j’ai ce vieux module de reverb analogique que j’aime beaucoup, ce qui explique que j’ai parfois la main lourde… C’est vrai que l’on retrouve un son, assez caractéristique dans mes productions. Si j’étais plus exigeant, moins paresseux, je m’en affranchirais. Pour aller vers un son encore plus organique, plus vrai, plus riche en texture et allégé en compression/dynamique. Après tout, John Lee Hooker avec sa vieille Gretsch, sa voix et sa capsule de bière collée sous sa chaussure en guise de rythmique sonnera toujours plus vibrant, vrai, authentique que… Tame Impala, que j’aime beaucoup, par ailleurs.

On remarque pas mal de références littéraires dans les titres de tes morceaux comme A Singular Metaphor, Free Press Provo ou encore un clin d’œil au poète/boxeur Arthur Cravan dans Cravan Gauchiste. Quels sont les livres qui te nourrissent ?

La fratrie Powis, Maurice Leblanc, Mishima, Giono, Marcel Aymé… J’aime énormément Frédéric Bézian, pour qui j’ai vraiment beaucoup d’admiration. C’est un excellent pianiste, de surcroît. Les bandes-dessinées de Christophe, La Famille Fenouillard, L’idée fixe du Savant Cosinus... m’enchantent.

À l’heure de la Souterraine et consort, ce disque n’a pas grand-chose de « français » … Ses sonorités sont même très britanniques. J’ai cru comprendre que c’était un peu la patrie de ton cœur.

Ah oui ? Peut-on parler de « son français » ou de « son britannique » à l’heure de la sono mondiale ? Je ne fais pas de chanson française, c’est certain, parce que ce n’est pas ma culture. Mes parents écoutaient Dylan, Pete Seeger, Joan Baez dans la 4L des vacances… Ou du jazz, les spirituals chantés par Armstrong, Oh when the saints, St James Infirmary… Puis Howlin Wolf, Bukka White… Entre Firenze et Menton, à 90 sur l’autoroute du Soleil, ça imprègne durablement les consciences plastiques… J’aime beaucoup l’Angleterre, je suis parti pour y vivre, à 18 ans, espérant que Pete de Freitas produirait notre premier EP, ou que nous nous biturerions à la Stout avec Dave Vanian à Camden… J’y retourne souvent. J’aime énormément la France, d’autre part, même si on ne sait pas faire du business avec la musique ici… Donc, à talents et créativité égaux, le Royaume-Uni a rayonné et la France a sacrifié des palanquées de groupes géniaux à l’ineptie de son système culturel. Et de son music business qui n’a de business que le nom… Mais je n’oublie pas que c’est en France que tout a commencé, Miles Davis, le Jazz, Barney Willen, la rencontre entre le monde de l’art, du cinéma, de la culture, de la mode dans les clubs enfumés de St-Germain-des-Près. Les Anglais n’ont fait que copier les concepts, les attitudes, en sachant vendre l’underground, l’exporter, le rendre mainstream. Même Paul Weller, archétype du mod british millésimé, a intitulé respectivement deux albums du Style Council, ‘A Paris’ et ‘Café Bleu’ en prenant la pose devant la Tour Eiffel… C’est dire…

Et à côté de ta production musicale tu es donc graphiste ? Tu exposais d’ailleurs récemment aux Musicophages à Toulouse…

Je n’ai jamais dissocié musique, esthétique visuelle, titres des morceaux et discours. C’est pour ça que des labels comme Verve, ECM, Blood&Fire ou 4AD me parlent. Je suis graphiste, à l’ancienne, évidemment. Mon groupe de lycée, Man Mara, avait enregistré cette démo 4 titres dans un studio minuscule au-dessus d’une auto-école, au fin fond de la province et nous nous trouvions là, avec la petite K7 BASF orange, sans trop croire que nous avions là le condensé solide de tant de passion romantique. Comme je dessinais un peu à l’époque, j’ai décidé de bricoler une pochette, avec des lettres autocollantes Letrasset et une photo de Joseph Beuys piquée dans un Figaro Mag de ma grand-mère… Depuis, je n’ai pas arrêté… J’ai travaillé en agence, seul, pour des tas de gens. Avant de structurer toutes mes activités sous le nom de Nagra Littoral.

C’est alors que ces deux univers se rencontrent (visuel et musical) pour ne former qu’un seul et même concept esthétique.

Oui. Et même, comme je suis résolument old School, je dirais qu’au-delà du « concept esthétique », un album et son esthétique devraient être les ambassadeurs d’un mode de vie total, avec ses codes, sa mythologie…

 » Je me réjouis qu’il y ait depuis des années des amateurs suffisamment lucides sur la surface de cette planète, pour préférer un vinyl Chess ou Blue Note d’origine à un compte Spotify. « 

Fontan esthète modern-iste ?

Esthète, sûrement. Modern-iste, aussi, dans le sens où, paradoxalement, les vrais mods sont des archéologues patentés et lisent le futur dans la réinterprétation du passé. Le sens du détail et le sens du style. La pulsion rétro-futuriste… Après, l’idée même de modernité ne veut rien dire pour moi. Surtout si la modernité signifie asservissement à la technologie. Il me semble que le point de non-retour est largement atteint dans ce domaine et je me réjouis qu’il y ait depuis des années des amateurs suffisamment lucides sur la surface de cette planète, pour préférer un vinyl Chess ou Blue Note d’origine à un compte Spotify, un Fender Rhodes asthmatique à un émulateur numérique qui te fait du Motown surgelé en deux clics, une Gretsch élimée qui accroche à une Charvel en titane dix cordes… Mais aussi, une Zundapp vintage qui perd son huile à une Yamaha « Sport » toute en plastoque fluo, un bâtiment Art Nouveau aux horreurs pondues par Le Corbusier et consorts, des Church bordeaux sombres passées à la graisse de buffle à des sneakers American Apparel, France Culture sur un vieux Radiola blanc à galène à BFM TV sur écran géant extra-plat… C’est une vraie mission divine… Une révolte discrète aussi, contre un monde moderne bidon et illégitime qui impose le laid, le stupide, le vulgaire, le jetable et l’informe, qui essore en permanence le meilleur des sensibilités humaines par le « tout-connecté »‘, la muzak atroce pulvérisée en continu dans tout espace public, le nivellement par la bêtise, le jeu, le divertissement, la médiatisation permanente du fait-divers… Comme si une guerre ouverte était déclarée à l’élégance, à l’intelligence, au goût… Yves Saint-Laurent a un jour déclaré :  » Ce qui est classique est éternel. » Il me semble qu’il a raison.

Que prophétises-tu pour les nouvelles générations de musiciens ?

Je ne prophétise rien, mais je vois venir une vague hippie sans précédent, des hippies propres, créatifs, qui auront laissé tomber la défonce et les utopies pour l’action, la réalisation, l’innovation, avec humour et savoir-vivre. Leur musique sera à leur image : solaire.

https://nagralittoralrecords.bandcamp.com/releases

 

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