Une scène. Indépendante comme peu le sont encore. Et résolument moderniste. Trois qualificatifs devenus rares, autrefois réunis, en France de surcroît. Le post-rock, on en parle ? Car oui, l'hexagone en était à la pointe. La reformation de Prohibition, groupe emblématique de l'époque, incite a rouvrir le dossier. Histoire d'un courant éminemment électrique.

B4FBOQ_IAAAEHzgA l’occasion des 20 ans de Prohibited Records, j’avais tenu une conversation de deux heures avec Nicolas ‘Don Niño’ Laureau, cofondateur du label avec son frère Fabrice ‘F/LOR’ ainsi que des groupes Prohibition et plus tard NLF3. Une discussion poussée par l’envie de faire parler l’une des têtes pensantes d’un genre disparu des radars, ou du moins le pensais-je. Telle un dépêche AFP caviardée, cette mort je l’avais pourtant déduite de trois absences : ni reformation de groupe mythique ; ni réédition de disques cultes ; ni newcomer se réclamant des anciens. Après m’avoir démontré que des rééditions il y en avait (Deity Guns) et que les autres groupes majeurs de l’époque n’étaient tout bêtement pas morts (oups), il m’avait parlé du nombre de mômes qui achètent les premiers opus de son premier groupe, Prohibition. Mais le coup de grâce, ce fut l’annonce (encore secrète) de leur reformation. Là évidemment, je m’inclinai. « Il faudra bien un jour que quelqu’un se charge de réhabiliter cette époque » bottais-je en guise de conclusion. « Tu sais ce qu’il te reste à faire. » lâcha-t-il, ne me laissant guère de compromis avec ma conscience. Donc nous y voilà.

On va faire ça en deux temps : d’abord, re-définir ce courant aux contours flous ;  ensuite, le raconter de l’intérieur, parce qu’il s’agit du dernier mouvement artistique véritablement ambitieux. Ou plus exactement dont l’ambition dépassait l’industrie musicale, puisqu’aujourd’hui tout le monde ne rêve que de vivre de sa musique. Pour cette partie, il m’a suffit de retranscrire ci-après le compte-rendu de mes échanges avec Nico. Pour la définition par contre, c’est plus compliqué tant les préjugés ont la vie dure pour ceux qui ont connu cette époque et tant les plus jeunes s’en foutent… Tentons le coup, votre serviteur n’est pas à un échec près. Ouvrez vos cahiers et sautez une ligne.

Plaidoyer pour un fantôme

Comment expliquer à la génération iTunes ce qu’était ce mouvement dont il subsiste si peu d’exemples dans les musiques d’aujourd’hui ? On pourrait citer les pionniers des années 90 qui ont percé (en vrac : Tortoise, Godspeed You! Black Emperor, Mogwai, Sigur Rós..) mais ça ne donnerait ni envie ni autre chose qu’une image réductrice alors que ce courant voulait justement être un ouvroir. Évoquer les gros balourds qui s’en réclament aujourd’hui (Explosions in the Sky, This Will Destroy You) alors qu’ils manquent affreusement de groove, serait aussi pertinent que de citer Kiss dans un cours de maquillage. Parler d’avant-garde et de refus des codes de la pop (refrain, chants, solo…) à quiconque a grandi avec Youtube comme cathéter dans le bras est voué à l’échec. Autant raconter à un rétroviseur qu’il y a un monde dans son dos.

Non, il faut oublier le résultat et revenir à l’approche, au contexte. On pourrait par exemple dire qu’à l’époque où on écoulait des palettes de CD rien qu’en collant l’étiquette « Metal » ou « Punk » dessus, une bande de trublions a décidé de jouer un truc trop lent pour les keupons et trop jazz pour les hardos et indiffusable en radio puisque non chantant. Au menu : répétition, structures OVNI, open tuning, durée méga-longue, accords de jazz, production qui bidouille, rythmes qui syncopent… On garde la puissance du rock, la volonté d’ampleur du spectacle, on bazarde les limites bien-pensantes, les arrangements culturels, les formats pré-conçus. Il ne reste que le résultat, l’émotion provoquée. On taquine la technique, bouscule les instruments, joue la carte de l’exotisme, s’amuse à se faire peur, et fait durer le plaisir jusqu’à l’ivresse. En 1995, la musique savante faisait en fait son come-back dans les mains d’apprentis sorciers.

Bien souvent, à l’origine de ce fatras il y a le post-punk cervical de PiL et Wire, le post-hardcore intello-bourrin de Fugazi, ou le art-rock bruitiste de Sonic Youth. Et en remontant d’un cran, on trouve comme inspiration la musique concrète et des illuminés genre Sun Ra, Zappa ou Eno. En tous cas des ricains. Et pourtant, ces braves gens, qui n’étaient qu’une poignée et dont les disques n’avaient pas tant en commun, ont tous clairement reconnu la France dans leur giron. Pour une fois qu’on n’est pas relégués à sucer la roue du rock, merci de rendre à César… Ainsi le succès tardif des Rubin Steiner, M83, NLF3 n’est pas une surprise ; il y eut des prédécesseurs. Deux décennies avant que vous ne vous paluchiez devant ProTools, ces  groupes ont explosé le champ des possibles en terme de patern, de texture sonore et d’édition. Citons : Bästard, Deity Guns, Heliogabale, Purr, Sloy, Ulan Bator, même Yann Tiersen et donc Prohibition.

Emprunter ce train aujourd’hui, c’est courir le risque de juger que ces compatriotes sentent la sudation coulant sur des cordes trop tendues et une batterie à la main lourde. Mais la saturation et le chant scandé manquant de nuance n’étaient qu’une des expériences menées par ces laborantins de l’extrême. Si aucun ne vit de sa discographie, tous ont réalisé des disques inimaginables alors et nombre d’entre- eux prodiguent encore leur office comme techniciens de studios ou producteurs sans concessions.

Et puis il y a ce groupe, qui monta son label pour garder la liberté d’enregistrer le disque de ses rêves à perpétuité. Sans concessions, pas sans erreurs mais dieu sait qu’elles furent utiles. C’était il y a 20 ans, et aujourd’hui l’aboutissement de ces expérimentations, l’album « 14 Ups And Downs » est réédité. Ce groupe se reforme, et moi j’ai tenu ma promesse. On y est. Le téléphone peut sonner.

A l’époque de Prohibition, vous étiez tout un courant de groupes soudés autour de peu de lieux et peu de labels, et cette scène semble avoir disparu avec la crise du CD.  C’est paradoxal d’avoir chuté en même temps que le système qu’on cherchait à contourner.

J’ai tendance à appeler ça des ‘communautés’, même si ça a un côté un peu Tolkien… Dans les années 90 il y avait un sillon qu’on creusait. C’était par affinité des uns pour les autres, on s’influençait les uns les autres. Nous, on tournait énormément à l’époque, partout en Europe et un petit peu aux États-Unis et tous ces groupes français des années 90 avec lesquels on a partagé des scènes sont durs à trouver de nos jours. Aucun n’a vécu ce qui s’est passé là-bas où l’industrie a littéralement aspiré des artistes pour alimenter une vague ultra-mercantile. Mais les choses ne sont pas  si simples à décrypter, cela a éduqué plusieurs générations à des musiques plus difficiles d’accès. Thurston Moore est toujours là, faisant ce qu’il fait…

Marrant que tu invoques Sonic Youth, je vous aurais plus cru dans le sillon de Fugazi. 

Cette filiation avec Fugazi, on nous l’a beaucoup rabâché je t’avoue. On a trouvé dans ce groupe un truc très franc du collier, nouveau, avec cet espèce de groove inimitable qui nous a interpellé. Très vite on leur a envoyé nos morceaux, ils nous ont répondu. On a entamé une relation épistolaire, puis on a tourné avec eux. C’était encourageant car c’était quand même nos aînés. Mais après tout ce qu’on a fait, nous résumer à ça c’est un peu triste.

C’était plutôt une comparaison dans l’approche, plutôt que du point de vue musical. Suffit de voir ce qu’est devenu MacKaye aujourd’hui comparativement aux gens de Sonic Youth… 

Je vois Fugazi et Sonic Youth, comme deux mamelles de l’indie rock américain des années 90. Ils ont probablement servi de modèles, de mentors, chacun à sa manière. C’est pour cela, consciemment, que j’ai publié deux reprises inédites tirées de démos de 2003 sur la compile anniversaire des 20 ans « Curiosities ». Une de chaque groupe.

Vos échanges avec Fugazi, quelle influence ont ils eu sur ce que vous faisiez alors ? Le son, les tournées… ? 

Nous avions une relation épistolaire avec Guy Picciotto dès 1993 et on s’est vite rapprochés. Il est venu à notre rencontre à Paris en 94, lors d’un concert de Prohibition en plein air au parc de la Villette. Nous n’avons rencontré Ian et les autres que plus tard en 95, lors de concerts sur lesquels ils nous avaient invités. Quant à Thurston Moore, on l’a croisé à New York en 1998, il suivait activement les sorties du label de Quentin Rollet & Noël Akchoté (Rectangle) et il entretenait une belle relation avec les Sister Iodine qui sont des amis depuis 1990. Le fait qu’ils s’intéressent à notre création, à notre parcours a été important. Nous avons d’ailleurs échangé avec d’autres figures emblématiques de cette scène américaine : David Grubbs [Gastr del Sol] ou encore Steve Albini [Big Black, Shellac] qui ont compté comme des grands frères bienveillants, c’était encourageant.

C’est amusant de penser que vous aviez une notoriété internationale mais peu de visibilité française.

On ne s’en rendait pas compte, mais on avait du succès ! Il y avait du monde aux concerts. Et tout ça nous semblait logique car, il y avait peu de salles mais il y avait un réseau parallèle, fragile mais vivace.

Oui mais pas de véritable succès. Aujourd’hui qui se souvient de cette scène ?

Je suis surpris que tu dises ça, et je pense en fait qu’on a marqué notre époque. Surtout, on est toujours là ! Il y a tant de groupes qui ont complètement arrêté la musique, qui sont techniciens du spectacle ou ont fait d’autres choix de vie. On est toujours là, on fait notre truc comme au 1er jour. On est suffisamment connus pour pouvoir continuer. On n’est pas tributaires de décisions de gens hiérarchiquement au-dessus qui pourraient dire « Eux, on arrête ». C’est là notre force, notre autonomie. C’est crucial pour nous, c’est dans notre ADN.

Parlons de Nulle Part Ailleurs.  Il y avait quelque chose de surprenant dans votre passage. Pas comme la bourrasque Sepultura ou le scandale Treponem Pal, mais déstabilisant par rapport à ce qu’on y voyait d’habitude. Ça a changé quoi pour vous ?

On se posait beaucoup de questions, genre fallait-il le faire… ? Au final ça n’a rien changé pour nous. Il y a peut être une frange de public qui nous a découverts ce soir là, mais bon… Ce dont je me souviens c’est qu’il y avait peu de monde connecté à internet à l’époque (nous, on l’était un peu) mais on faisait tous des fax avec ces putains de rouleaux de papier thermique… Et donc après NPA, on est arrivés au bureau et il y avait des centaines de fax qui étaient arrivés disant « C’était génial » « On est avec vous ». Parce qu’on s’était fait bâcher par l’invité (Dechavanne je crois) et un humoriste nommé Baffie qui étaient tombés d’accord pour dire que ce qu’on avait fait était nul. Moi, j’en tirais une grande fierté, je suis sorti de là en me disant « Heureusement ! Le clivage est là et il faut l’affirmer ». Notre programmateur était comme fou, mais nous on était contents. Et les fax disaient « On les emmerde ces cons », comme si c’était pas intrinsèque. Ça n’a fait qu’affirmer ce qu’on savait déjà.

Passons à la musique. Comment tu la définirais, ou votre intention ?

On cherchait un son, une alchimie. Il y a dès le départ une idée de creuset (que l’on retrouve dans NLF3), à travers des rythmes afro-cubains, des chiffrages (ce qu’on appelle  »time signature ») venant plutôt du jazz ou de la musique indienne. Et puis la rencontre avec des formes plus libres : le saxo de Quentin [Rollet], le sitar, des lyrics parfois poétiques ressemblant à de l’écriture automatique. Cette idée de donner une dimension artistique à un propos un peu brut. Une espèce d’urgence urbaine. L’envie par moment de créer des paysages sonores et, sur la fin, des décrochages vers des formes plus pop-songs. Nous cherchions une forme rêche mais sophistiquée dans ses méandres, et il nous a fallu longtemps mais il semble que « 14 Ups & Downs » en témoigne parfaitement.

C’était assez différent de la langueur de Purr, ou de la virulence d’Heliogabale…

On aime cette idée qu’il n’y a pas  »un » son sur le label. C’est assez éclaté, c’est ce qui nous intéresse. Il y a une cohérence dans l’envie de ces artistes, mais plutôt en terme d’envies, de références… A l’époque j’ai le souvenir qu’on nous comparait à Can et à The Ex, ce qui n’est pas pour me déplaire !

Trop souvent, on résume ce courant à cette forme d’anxiété, voire de rage typique des années 90 et que Prohibition avait aussi.  Alors que depuis, NLF3 véhicule une certaine sérénité. 

La tension permanente de Prohibition c’était une recherche en soi. Aller pousser l’auditeur, dans une déflagration sonique. On avait des lyrics qui racontaient des choses, une voix mixée très en-dedans de la musique. Soit on véhiculait un discours, soit une poésie. Avec un son bien particulier. Dans NLF3, il n’y a plus de texte, donc quand il y a des voix elles viennent juste humaniser tout ça. On est dans quelque chose de très paysagé, très filmographique, c’est une invitation pour l’auditeur.

Qu’est-ce qui a changé entre les deux ? D’où est venu ce passage du post-punk au post-rock, du brut au raffiné ?

Au tournant des années 2000, c’est ça ? Avec Fabrice on est  alors en pleine exploration NLF3 ; le double album « Part1/Part2 » je veux dire. On éclate l’instrumentarium : on injecte des Fender Rhodes, des flûtes africaines. On ouvre les possibilités d’enregistrement. Par rapport à avant – où on se préparait de manière stackanoviste avec des répétitions sans fin, puis on allait en studio et on avait pas le droit à l’erreur – là tout d’un coup, grande liberté, nouvelle approche. On rentre dans une logique proche des années 70 plus libre où le recording peut se faire sur le long terme.

Et d’abord pourquoi arrêter Prohibition ? 

L’arrêt de Prohibition, on y était arrivé au bout d’une certaine recherche. Il fallait creuser de nouveaux sillons. On était plus très à l’aise avec l’image que les gens avaient de ce qu’on faisait. A un moment, c’est vrai, on avait l’impression que les gens s’attendaient à un certain truc, alors que nous on voulait explorer. La décision de s’arrêter pour partir sur d’autres projets était plus saine que de décevoir, voire de se décevoir.

Le tournant 2000 c’est la déferlante électronique. Sa popularisation nous a amenés à considérer très différemment la composition, les structures, et je me demande si cela aurait été possible sans le travail que votre mouvement a accompli avant ?

Tu fais référence à la forme assez alambiquée mais très précise de Prohibition et Heliogabale j’imagine ? Oui… On ne travaillait pas avec le support informatique, donc si tu voulais mettre en place une répétition (dans le sens musique répétitive), il s’agissait de travailler dur, répéter énormément, être très précis. Je me souviens de certains morceaux, c’était une discipline quotidienne. Je me souviens de l’arrivée des premières pédales de sampling. Ça a été un lien entre le rock joué en temps réel et une certaine idée de la musique répétitive. A partir de ce moment là, il y a eu fusion (le terme est affreux…) des démarches. Ces musiques ce sont invitées dans nos possibles. Le premier NLF3 était une collection de recherches avec ces outils, publiée comme un témoignage de ce passage.

Finalement, il y a une démarche de musique savante dans tout cela. C’est peut-être ça qui repousse le public, notamment dans les lives. 

On est tous autodidactes, contrairement à nos homologues anglo-saxons. On n’a pas du tout un rapport à la musique complexe ou de musicologie… Mais tu crois pas que c’est un manque de curiosité ? C’est typiquement français ! Moi, le concert, j’y vais avec l’espoir de sortir de là ravi d’avoir découvert quelque chose. Ça ne m’intéresse pas les artistes où je suis certain de ne pas avoir de surprise.

Alors c’est quoi la prochaine étape ? Quelle expérimentation en 2015 ?

Il y a des moments propices à certaines formes, des retours de vague aussi. Nous, on reste dans notre sillon. Il n’y a pas forcément besoin de défricher sans relâche. Une fois qu’on a défriché un peu, on peut aussi faire un jardin à l’anglaise. Il y a de la liberté, de l’harmonie… Elle est pas mal cette image de jardin non ?

www.nlf3.com
http://www.prohibitedrecords.com/news-11.html

2 commentaires

  1. Comme croisement réussi entre Fugazi et Sonic Youth, il y a également UNWOUND.
    « moderniste », « à la pointe » : des mots stimuli qui n’agissent plus. Le post-rock, c’était du vent mais je me suis fait prendre dans la tornade, à une époque où l’hypnotique presse musicale savait profiter de ma proverbiale ouverture d’esprit et de ma légendaire naïveté pour me refiler des machins (ça, c’est l’avenir bonhomme!) qui ne marchaient plus après quelques mois d’usage. Godspeedmachin, Tortotruc, Ulan Bator etc. : je ne les écoute plus, c’est pas mon monde. Pas le seul à m’être fait eu : le post-rock a attiré des orchestres « roots » (Eleventh Dream Day, Yo La Tengo) qui n’avaient a priori rien à y foutre.
    Exit la modernité. Ermite arriéré et rétrograde, j’écoute maintenant Les Frères Bandini. Moonshine flavoured country : une autre forme de prohibition.
    Enfin, Prohibited m’a quand même fait découvrir Herman Düne. Et avant qu’André se barre et que David se ramollisse, Herman Düne, c’était vachement bien.

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