« Ne prenez pas le risque qu’on vous le raconte ». Tel est le gimmick 2024 du Nice Jazz Festival, dont on dit qu’il est le plus vieux au monde. Que reste-t-il des fondations, 76 ans après sa naissance ? Et le jazz en 2024, c’est quoi exactement ? Réponse avec Sébastien Vidal, bouillonnant directeur artistique d’un événement qui ne se la raconte pas.

A quoi ressemble le jazz en 2024 dans un pays encerclé par le vote isolationniste ? Et au-delà ça, le genre est-il devenu une langue morte seulement parlé par les latinistes fans de Miles Davis et de Télérama ? Ces questions, on se doute que Sébastien Vidal se les pose tous les jours, et pas qu’en se rasant.
Le « monsieur jazz français », quelque part, c’est lui. A la fois directeur de TSF Jazz, directeur artistique du Duc des Lombards et du Nice Jazz Festival (depuis 2013), le schizo ne freine pas les fers quand il est question de redonner du souffle aux trompettes. Trente ans qu’il fait ce « métier », et visiblement toujours la même envie de faire bouger les lignes sur la partition.

Alors que le Nice Jazz Festival, lancé en 1948, revient en plein centre-ville du 20 au 23 aout prochain, on lui a tendu un micro pour comprendre comment cette équipe de doux malades avaient improvisé cette programmation 2024 à cheval entre Monty Alexander, Sampha, Phoenix, Nas et Yannis Philippakis (Foals) avec son projet débuté en 2016 avec feu Tony Allen. Une seule certitude : les fans d’Eric Ciotti ne devraient pas majoritaires sur cet événement à la fois ouvert, moderne et exigeant. Le jazz, ce n’est pas qu’une question de notes noires ou blanches. La preuve avec l’interview qui suit.

Nice Jazz Festival 2024 : programme des concerts, tickets, dates, billetterie

Comment se présente cette édition ?

Franchement ? Très bien. L’annonce de la programmation a été très bien reçue alors même que nous avions un peu peur au départ ; avec Graig Monetti [maire adjoint de Nice en charge de l’événementiel, Ndr] on pensait avoir été un peu trop loin. Mais les gens ont l’air de comprendre où l’on veut aller, c’est une bonne nouvelle.

Peur que le public du festival soit trop conservateur par rapport à vos partis-pris esthétique ?

Disons qu’il y a eu beaucoup d’incertitudes sur cette édition, en raison du passage du Tour de France à Nice en juillet. Et donc : on a décalé à aout. Mais avec tout ça, on a donc commencé la programmation au moment où tout le reste de l’écosystème festival avait bouclé la sienne. Et c’est comme ça qu’à grands coups de 70 SMS par jour on a réussi à tout finaliser en 3 mois. En fait, je crois que le Nice Jazz Festival n’a jamais été aussi loin sur cette ligne de crête qui mélange le jazz comme musique actuelle et des projets supposément éloignés mais qui pour nous rentrent parfaitement dans la définition du jazz telle qu’on l’entend. Mulatu Astatke, Jungle, Kenny Garrett et Rejjie Snow, pour nous, c’est du jazz. Et on n’a fait aucun compromis.

De fait, avez-vous réussi à répondre à cette question existentielle : c’est quoi le jazz, en 2024 ?

Je ne réponds pas à cette question. Le jazz, c’est ce qui m’anime tous les matins, que ce soit quand je bosse à TSF Jazz, au Duc des Lombards, mais je n’écoute pas que ça. Et puis cette question, c’est aux musiciens d’y répondre. Ceux qui se la posent encore passent leur temps à se faire dépasser par les modes. Est-ce qu’on aurait considéré voilà 20 ans que Kamasi Washington c’était du jazz ? Tous les crypto-oussama-benla-bop n’auraient surement pas compris alors que lui, il ne se pose pas trop la question. Un jour, on a reçu au bureau de TSF Jazz le disque de Brad Mehldau, « Largo », produit par Jon Brion à qui l’on devra après les grands disques de Mac Miller et autres artistes chelous de Los Angeles. Le mec en face de moi m’a dit « il l’air perdu Mehldau à reprendre du Radiohead ». Vingt ans plus tard, c’est un standard du jazz. Depuis ça, j’essaie tous les jours de me dire « putain ne deviens pas ce mec qui dit que l’artiste s’est trompé ». Faut toujours être du côté des artistes, du moins les comprendre. C’est que disait mon père.

 

Si l’on prend les récents albums de Kendrick Lamar ou Jorja Smith, le jazz est aujourd’hui partout. Jungle n’existerait pas sans la scène jazz, par ailleurs. Pareil pour Leon Phal. Evidemment, en tant que programmateur c’est toujours plus facile d’attendre que le téléphone sonne pour choisir les artistes. Avec Graig Monetti, on avait les mêmes noms de groupes sur notre liste rêvée pour le Nice Jazz Festival. Et à partir de là, il a suffi de se démerder pour savoir qui les représentait. Et étonnamment, ces gens représentent tous les artistes avec qui vous avez envie de bosser. Quand vous savez où vous allez, forcément ça va plus vite.

« Comme disait Frank Zappa : « jazz isn’t dead, it just smells funny ». Ok : pourquoi pas. Le jazz passe sa vie à mourir et donc, à se réinventer ».

Comment arrive-t-on à croiser les publics pour qu’un fan de Yamê ait envie d’aller voir le concert de Monty Alexander ?

Monter une programmation un festival, c’est comme inviter des gens à la maison. Vous imaginez un plan de table, et vous imaginez à la façon dont chaque invité va interagir avec son voisin. Alors pour vous répondre, tout dépend de la qualité des artistes que vous programmez. Vous citez Yamê : c’est un rappeur dont 80% du projet a été monté au Baiser Salé [mythique club de jazz de Paris, Ndr]. C’est ça mon kif : que celles et ceux qui aiment Monty Alexander se prenne Yamê dans la tronche. Alors oui, il y a ce débat sur le jazz comme langue morte. Comme disait Frank Zappa : « jazz isn’t dead, it just smells funny ». Le jazz n’est pas mort, mais il sent un peu le cadavre. Ok : pourquoi pas. Le jazz passe sa vie à mourir et donc, à se réinventer.

Sébastien Vidal : "Nous sommes en position de combat" - Toutelaculture

Avec toutes vos casquettes, comment arrivez-vous à programmer autant de choses différentes selon que vous êtes à TSF Jazz, au Duc des Lombards ou au Nice Jazz Festival ? En fait, vous êtes un peu le Karl Lagerfeld de la triple croche ?

Il y a forcément du switch entre les différents dossiers et projets, et en même temps pour moi, c’est à chaque fois le même job. Aller voir des artistes en concert, écouter des disques, se demander s’il rencontrera son public. Donc c’est beaucoup de temps à voyager, discuter, avec cette règle : ne pas programmer des musiciens qu’on n’a pas vu sur scène.  Le pari est simple : on a décidé de se battre pour défendre la musique qu’on aime. S’il faut programmer en festival ou produire des albums (ce que je fais aussi) pour aider un artiste à percer, on le fait. Sans se comparer à eux, c’est déjà ce que faisaient Daniel Filipacchi et Frank Ténot avec d’un côté Barclay et de l’autre leurs productions à l’Olympia. Et ça ne posait de problème à personne. Sans eux, pas de Ray Charles en France.

« Le Nice Jazz Festival, ce sont 300 agents municipaux qui produisent l’événement. Il faut imaginer que le mec qui conduit Nas, le lundi d’après il ira bosser au contrôle de gestion à la mairie de Nice !

Au regard de l’actualité politique récente, organiser un festival de jazz à Nice, c’est politique ?

Est-ce que cela a plus de sens aujourd’hui, je ne sais pas. Ce que je sais, c’est qu’organiser un festival de jazz aujourd’hui, c’est politique quelles que soient les circonstances. Point barre. En cela, il faut reconnaitre à Christian Estrosi [maire de Nice, Ndr] un sens de l’engagement dans sa volonté de maintenir un festival municipal de cette ampleur. C’est à lui qu’on doit le fait que le festival est aujourd’hui « municipalisé » ; il est produit par les équipes de la ville et c’est assez singulier : ce sont 300 agents municipaux qui produisent l’événement. Il faut imaginer que le mec qui conduit Nas, le lundi d’après il bosse au contrôle de gestion à la mairie de Nice ! Et le festival défend un message d’universalisme hyper fort. L’édition 2024 est particulièrement afro-caribeano-africano-centrée, c’est quand même un chouette message politique dans cette époque où d’autres trouvent que la différence d’identité est un problème. Les Niçois ont parfaitement compris ce message.

Comment expliquez-vous d’ailleurs ce lien entre Nice et le jazz ?

Historiquement, il y a un lien très fort entre le jazz et la Côte d’Azur. C’est la période riviera où beaucoup de musiciens et d’artistes s’y sont installés, on peut citer Francis Scott Fitzgerald, Josephine Baker, etc. C’est une terre de jazz historique. Et puis il y a eu l’occasion qui a fait le larron avec l’idée d’un festival de jazz à l’opéra : c’était quand même osé à la sortie de la Seconde guerre mondiale de placer Louis Armstrong devant un public essentiellement blanc et un peu guindé. C’était l’idée des gens qui ont créé le Nice Jazz Festival.

On fêtera les 80 ans du festival en 2028 : vous serez encore là ?

J’espère ! Là tout de suite, mon objectif c’est de faire de l’édition 2024 une édition de la révolution. Et puis outre le fait que je sois l’un des promoteurs à être resté le plus longtemps en place au Nice Jazz Festival ces 30 dernières années, c’est aussi un festival où j’ai joué quand j’avais 20 ans. C’est une sacrée pirouette !

https://www.nicejazzfest.fr

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