C'est un mystère et une révélation. Dans son journal (paru aux Cahiers de L'herne), Michel Déon évoque Les Français de la décadence, roman écrit par André Lavacourt en 1960. L

C’est un mystère et une révélation. Dans son journal (paru aux Cahiers de L’herne), Michel Déon évoque Les Français de la décadence, roman écrit par André Lavacourt en 1960. L’auteur des Poneys sauvages le compare au volcan des Deux étendards, pas moins, dans un emportement enthousiaste pas si fréquent chez lui. Il parle d’une oeuvre hors-norme et cite Roger Nimier comme autre converti à la cause Lavacourt.

Dès lors, une obsession en tête : trouver ce volume le plus vite possible. Le mystère débute ici, épais comme un brouillard d’Irlande, défiant toutes les lois en vigueur du commerce, de la technologie, du service-client. Car, même à l’heure du « tout-disponible-et-pas-trop-payant », se procurer Les Français de la décadence relève du tour de force. Finalement, après plusieurs impasses, un exemplaire parvient à s’extraire d’un fonds de stock et traverse la France pour terminer sa route ici, sur la rive droite de Paris.

Il faut s’imaginer une claque assenée par un alien de la littérature, un aller-retour inattendu et vicelard, ponctué d’un rire moqueur. « Prends-ça, mou du bulbe des années 2010, abruti par la com’ et la prose décorative débitée en rouleau par L’Olivier ou Actes Sud ! Tiens, morfle et déguste ! » Ce livre laisse bouche bée, parfois ouvre-t-on plus grand la gueule pour exploser de rire ou retenir un cri d’effroi. L’histoire suit une cinquantaine de personnages pour décrire – en 1960- la société française de 1973. Une entreprise à la Perec même si Lavacourt a sans doute moins de réussite que l’Oulipien dans la mise en musique, la cohérence de son ambition démesurée. Il est en revanche inégalable sur les situations, les personnages et leurs parcours. Des existences souvent au point mort, d’autres qui démarrent en trombe pour viser le mur, certaines qui voudraient bien freiner un instant, toutes s’ébattant dans un pays étouffé par sa grandeur passée (Ah, Marly… « Le roi Soleil avait fait ça. Seulement voila : il était mort. ») et la mise en place éclair de la société de consommation.

On tient un ancêtre de Houellebecq mais avec une gouaille inédite, violente et imprévisible.

Lavacourt tire à vue, appuie sur les plaies, cogne sans relâche pour aligner le peuple, les bourgeois, les élites, les artisans, les écrivains, nos parents, grands-parents et par ricochet, nous-mêmes évidemment. Jamais pourtant il n’enfonce complètement la tête d’un personnage sous la ligne de flottaison (à l’exception peut-être des Pichegru, famille de prolétaires, pour laquelle le trait se fait nettement plus épais). Chacun a ses raisons, ses arrangements, ses obsessions. Chacun se débrouille, au mieux, au pire, à vue de nez, sans jamais être dupe. Après une scène d’entretien d’embauche, le patron rumine dans son bureau : « J’ai été trop loin, voila ce qu’il en coûte d’avoir été un pauvre type. La misère finit toujours par vous faire mal agir. » Le futur employé, lui, s’en mord encore les doigts, en marchant dans la rue : « Il s’était conduit comme un lâche. La misère c’était plus que pénible : c’était dégradant. »

Le style est classique, NRF grande cuvée mais incroyablement direct, charpenté par des chapitres très courts et de nombreux dialogues. D’ordinaire, les dialogues omniprésents résonnent comme un signal d’alarme et signent le mauvais livre, très souvent américain il faut bien l’avouer. Ils sont l’artifice des écrivains mous, ignorant la concision, le rythme et la force du mot juste, ignorant tout simplement la littérature. Mais chez Lavacourt, le verbiage symbolise le « pédalage à vide » de ces Français des 70’s. Et, conjugués aux fantastiques monologues intérieurs, ces dialogues sont régulièrement hilarants.

C’est que Lavacourt manie la dynamite et le scandaleux comme personne.

Publié aujourd’hui, ce bouquin déclencherait une bronca du diable. L’auteur y remue une tambouille que l’on a pas fini de digérer. Saillies anti allocs, anti-élites, anti « social », infernales visions sexuelles, moquerie incessante des institutions, hilarantes descriptions d’un couple bio, nécrophilie, invasion publicitaire… N’en jetez plus ? Si ! Scènes d’espionnage, satyres dans les toilettes publiques, zoophilie, tentation du terrorisme ! Rien n’arrête André Lavacourt qui franchit les paliers de l’horreur, de l’absurde avec le même élan stylé, sans jamais perdre de vue sa société miniature. Comment fait-il pour ne jamais vraiment flancher -malgré quelques coups de mou, notamment sur la vie politique, datée-  pour ne jamais se contenter d’aligner les caricatures ? Autre mystère.

Faut-il hurler au fasciste, au réac’, au fou ? C’est vrai, cet auteur est capable de tout. Mais, dans le même temps, rien ne serait plus faux : ces paragraphes sur la domination masculine, ce chapitre parfait sur l’installation d’immigrés juifs à Paris, ce portrait au fusain du jeune bourgeois épris d’une petite frappe ou encore ce monologue du juge effrayé par la Justice prouvent que cet homme n’est pas un allumé extrémiste. Lavacourt connait les âmes mais les traite sèchement, comme le chirurgien annonce la huitième mauvaise nouvelle de la journée sans geste amical ou parole de réconfort, parce qu’il n’a pas d’autres solutions pour tenir le coup. L’auteur nous dit qu’il n’y a pas de progrès réparateur et d’avancées autres que techniques, qu’espérer béatement est le seul crime impardonnable. Un livre comme Les Français de la décadence en classe beaucoup d’autres dans la Collection Harlequin.

A mi-chemin des 600 pages, on se pince, on veut comprendre, savoir. Sur Google, son nom devrait logiquement déboucher sur un ou deux articles d’époque ou sur les témoignages d’autres lecteurs, aveuglés à leur tour par les phares de ce poids-lourd lancé en pleine descente. Non, rien. Absolument rien. Si ce n’est quelques annonces pour des volumes d’occasion (et encore, indisponibles !) et une vague mention du livre dans un catalogue Gallimard. Et puis ? Rien, vous dit-on, une faille dans le ciment du web. Lavacourt doit bien ricaner, planqué dans son angle mort. Il semblerait qu’il n’ait publié aucun autre livre après cet ouragan chez Gallimard. Quand on contacte la célèbre maison, aucune trace si ce n’est à la comptabilité.

Et encore : Roger Grenier explique que Lavacourt refusait tout contact direct et demandait à l’éditeur de traiter avec son cabinet d’avocat.

Mais qui était-il ? A quoi pouvait ressembler l’homme tapi derrière ces pages furieuses ? Etait-ce simplement un pseudo ? A-t-il fini interné, cadre expatrié d’une multinationale, prêtre, médecin bénévole dans un dispensaire ? Autant de solutions envisageables. Est-il vivant, patriarche fumant la pipe dans le 7eme arrondissement ou vieillard abandonné en hospice de banlieue ? Ces dernières semaines, il est bien difficile de penser à quelqu’un d’autre qu’à cet inconnu grippant les moteurs de recherche, qu’à ce forcené surgi des Lettres.

19 commentaires

  1. André Lavacourt est un pseudo, il était chirugien dentiste en Algérie. Je recherche son livre pour un membre de ma famille qui l’a semble-t-il connu en Algérie .

  2. Oui, qui est ce Lavacourt qui, selon ses propres termes « , exerce une profession libérale au Sahara » ? Du moins c’est ce que précise la note de présentation en quatrième de couverture du gros pavé balancé dans la mare bien pensante de ses contemporains. Nous ne le saurons probablement jamais. N’importe, ce Lavacourt lave à fond c’est le cas de le dire, il décape, nom d’un chien, au vitriol et par là nous régale. C’est qu’il n’y va pas par quatre chemins le bougre ! A tel point que je ne suis pas sûr qu’il serait édité aujourd’hui, tout simplement parce que ses pages « furieuses », comme vous le dite, dérangeraient plus d’un batracien de la littérature « aux ordres ». Je l’ai découvert il y a trente ans en feuilletant le catalogue de la « réserve » Gallimard (il restait encore quelques exemplaires rue Sébastien Bottin), le titre m’avait séduit… Je m’en suis régalé presque autant que de « Mort à Crédit » et à tel point que j’en ai offert un exemplaire découvert il n’y a guère sur une brocante à des amis qui l’ont apprécié autant que moi. André Lavacourt, je lui reconnais un talent supérieur à celui de Michel Houellebecq, parce que la truculence de sa narration et la force tragique des situations grotesques qu’il met en scène me semblent dépasser celles de ce dernier. Combien en avons-nous croisé de « polygéniteurs » semblables à Pichegru, ou de dérangés à la Fernand, le nécrophile ? Sans doute un certain nombre. Et nous risquons bien d’en croiser davantage en ces temps de grand changement !
    Assurément vous viser juste, un livre comme celui -là, ainsi que vous le dites, « en classe beaucoup d’autres dans la collection Harlequin ». Merci à vous de le rappeler et de me donner par là même, envie de le relire.

  3. Je viens de découvrir ce bouquin, par hasard, chez mon petit bouquiniste de province reculée (je dirai pas z’où, pas fou, non mais !). Je n’en avais jamais entendu parler. Première réaction, je me suis dit soit un « fou littéraire » soit un pseudo… éventuellement de quelqu’un de connu (mais cette seconde hypothèse ne semble attestée nulle part.)
    Marrant, la semaine dernière il m’avait sorti une bonne édition originale des « deux étendards » (beaucoup moins rare, certes)…
    Je ne l’ai encore que feuilleté et picoré… Tombé sur des formules qui m’ont aussi fait penser (pardon auprès de tous ceux qui trouveront que je tombe de la « haute » à la « basse » littérature) à du Frédéric Dard de la bonne époque (la même époque, en fait). Ce qui me fait penser que, justement, ce livre appartient bien à son époque, par l’esprit et le style. La caution de Nimier me semble aussi logique.
    J’y reviendrai peut-être, plus pertinemment (?) ou en plus juste connaissance de cause (re – ??…) lorsque je l’aurai lu. Va me falloir un moment, mais il est au sommet de la pile…

  4. Livre n’ayant rien de commun avec ce que j’ai pu lire avant. Des passages de grande maîtrise et très décapants. Toutefois je trouve que les 100 dernières pages sont moins maîtrisées que le reste du livre. J’ai eu l’impression que le destin des personnages, l’affaire Trampel, etc… tout retombait à plat à la fin. Cela explique sans doute le silence radio à sa parution. Je précise cela pour modérer l’enthousiasme général qui ferait croire à un chef d’oeuvre et pourrait pousser certains à se ruiner pour acheter un exemplaire vendu à prix d’or. On peut vivre sans avoir jamais lu Lavacourt. Si vous le trouvez pour une bouchée de pain, lisez-le, mais ne le cherchez pas à tout prix.

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