Le 1er juin 1973, le farfadet de Soft Machine et Matching Mole fait une chute de quatre étages qui le laisse paraplégique ad vitam. Désormais il sera Robert Wyatt ou personne. Quelques semaines auparavant, il a fait la connaissance d’Alfie, sa compagne et muse aquatique, puis égrener les compositions de l’album à venir, « Rock Bottom », sur les bords de Venise. Quarante-quatre  ans plus tard, Wyatt explique à Gonzaï la genèse de cette rupture historique.

Tout ça remonte à loin, près de 30 ans, et la mémoire n’est pas infaillible, c’est en partie quelque chose que nous construisons. Je ne peux donc être sûr que ce que je dis là est conforme aux choses telles qu’elles se sont passées.

A ma sortie d’hôpital j’essayais juste de mettre en forme les idées que j’avais accumulées durant ce séjour. J’avais passé presqu’un an sans autre chose à faire que rester au lit et écouter ce qui se passait dans ma tête. Au bout d’un moment j’avais fini par visualiser un ensemble. Ça devait représenter quarante minutes de musique. Je ne pouvais pas retenir plus. Je m’étais dit que ça pourrait faire un album.  J’étais donc content de pouvoir me remettre au travail. Mon ambition était des plus modestes : trouver le moyen de continuer à faire de la musique alors que je ne pouvais plus être batteur.

A l’hôpital, dès que j’avais repris conscience, je l’avais dit aux musiciens « Je crois que vais rester là un moment. Je ne vais pas pouvoir continuer Matching Mole. » La vie de groupe, les tournées, tout ça pour moi c’était fini. En un sens c’était libérateur, mais c’était une liberté effrayante. Sans les musiciens de talent qui m’avaient accompagné, je n’étais pas sûr de pouvoir refaire un disque.

J’avais toujours fait partie d’un groupe. A mes débuts, dans les années 60, avec un groupe local, nous reprenions des standards de pop, de country et de rythm’n’blues pour faire danser les gens dans les bars. J’essayais de chanter ça en y mettant ma patte. Des mecs comme Joe Cocker et Rod Stewart excellaient à ce jeu-là. S’approprier l’accent américain et les voix viriles de Sam Cook et de Ray Charles, c’était vraiment leur truc. Moi pas. J’avais un timbre trop androgyne et j’aimais trop les voix de femmes comme celles de Dionne Warwick et du label Motown. Il fallait que je trouve ma propre façon de chanter et de faire de la musique.

Les aléas de ma vie m’ont poussé dans ce sens. Aujourd’hui ma musique n’est ni rock ni vraiment jazz et j’utilise ma voix comme un instrument. Ça ne veut pas dire que la voix est un instrument comme les autres. La voix n’est pas un instrument comme les autres. C’est un instrument plus limité que les autres, mais c’est le seul que tout le monde entende et que tout le monde sache jouer. A notre naissance, via notre mère, c’est même notre contact privilégié avec le monde. Tout ça en fait un instrument spécifique, qui implique certaines attentes et certaines responsabilités.

Je ne me suis jamais considéré comme un chanteur mais peu de temps avant mon accident, j’avais commencé à développer ma propre idée de ce que je devais chanter. Ça impliquait que je me mette au clavier et que je me considère comme un compositeur-arrangeur malgré mes maigres compétences techniques. Avant de faire éventuellement appel à d’autres musiciens, je devais pouvoir retranscrire seul les atmosphères que j’avais en tête.

A l’époque je m’étais remis à composer, je travaillais sur le matériel censé nourrir le troisième album de Matching Mole, j’avais des bouts, des liens entre les morceaux. Je fréquentais Alfie depuis peu. Elle me disait qu’elle aimait ce que je jouais depuis dix ans, mais qu’elle trouvait ça trop dense, trop crispé. Pour elle, j’avais tout à gagner à ralentir le tempo, simplifier les structures. Aller vers l’espace, vers la lumière. Elle m’avait offert un petit clavier. C’est la base du son de Rock Bottom. De mon côté, je m’étais lancé dans des improvisations vocales avec des amis comme Gary Windo. Ce genre de chant se retrouve sur le disque.

Peu importe ce qui a été fait avant ou après l’accident. Peu importe que je sois en train de jouer du clavier à Venise auprès d’Alfie ou cloué sur mon lit d’hôpital à réfléchir et rêver.

L’album se situe sur un autre plan. Je ne dis pas que l’accident n’y est pour rien. En un sens, j’ai eu de la chance d’être allé à l’hôpital. Pendant près d’un an je n’avais eu aucune responsabilité. Je n’avais pas eu à chercher de travail, à me faire à manger, à payer de loyer. Ne pouvant plus marcher, je n’avais rien d’autre à faire qu’à rester au lit et écouter ce qui se passait dans ma tête. Curieusement, il y avait un piano dans la salle des visites. Elle était constamment vide parce qu’en toute logique les visiteurs restaient dans la chambre de leurs proches. Mais c’est là que j’ai composé tous les passages de piano de Rock Bottom. Les paroles, elles, ont autant été écrites avant qu’après l’accident. Elles n’en découlent pas. Souvent les mots n’y ont d’ailleurs aucun sens précis. Je me suis juste projeté dans l’espace que j’avais en tête, j’ai chanté et c’est ce qui est sorti.

T.S. Eliot a dit une belle chose. Il a dit que ses lecteurs comprennent sans doute mieux ses poèmes que lui-même. Je vois très bien ce qu’il veut dire : quand j’écoute de la musique, par exemple celle de Duke Ellington ou de Charles Mingus, je sais parfaitement ce qu’elle signifie pour moi, mais je n’ai aucun moyen de dire si c’est ce que le type avait en tête. Ce que l’artiste vise et ce que les gens voient dans son œuvre sont deux choses différentes. De toute façon je ne crois pas que la musique parle de tristesse ou de bonheur, de soleil ou de ciel gris. C’est comme se dire « De quoi parle une fleur ? » Penser la musique en ces termes peut donc détourner de sa vraie nature, de ce qu’elle a à offrir. Je pense que ma musique échappe à ces critères météorologiques simplistes. Nos états d’âmes aussi. Ils sont plus complexes. Alors bien sûr, parfois ils se radicalisent, c’est notamment le cas lorsque nous sommes déprimés. Mais moi, quand je le suis je n’arrive à rien. Si je finis un morceau et qu’il se retrouve sur disque, ça veut donc dire que je me sentais plutôt bien quand je l’ai écrit et confiant quand je suis sorti de studio.

Une fois que j’ai eu toute la matière – six morceaux et pas un de plus si mes souvenirs sont bons – j’ai voulu accueillir d’autres couleurs.

Sur certains morceaux je ne me sentais par exemple pas capable de jouer telles parties de basse, et encore moins de la trompette. Et, autant sur certains morceaux je pouvais me contenter de mes propres percussions, autant sur d’autres je voyais bien que j’avais besoin d’un autre batteur. Pendant l’enregistrement, j’ai donc fait appel à des musiciens en fonction des besoins spécifiques de chaque chanson. C’était la bonne méthode de travail. J’ai tour à tour sollicité les services de Gary Windo à la clarinette et au sax ténor, de Montgezi Feza aux trompettes, d’Hugh Hopper et de Richard Sinclair à la basse et de Laurie Allan à la batterie. D’autres contributions sont plus accidentelles, notamment celle Mike Oldfield et d’Ivor Cutler.

Pendant la fin de l’enregistrement – qui a surtout eu lieu au studio The Manor de Richard Branson – Mike Oldfield était souvent là. Le gros son à base de guitares et de claviers de la dernière partie du disque, c’est son idée. Je n’y avais pas pensé car je ne suis pas porté sur instruments électriques, je préfère les acoustiques. C’est en partie pour ça que j’écoute peu de rock. Aujourd’hui je n’écoute quasiment pas de musique chantée.

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Le chant qu’on entend sur le dernier morceau du disque est d’Ivor Cutler, un poète écossais qui venait nous voir jouer presque tous les week-ends du temps de Matching Mole, et qui montait souvent sur scène pour réciter ses poèmes sur fond d’harmonium. Sa participation à Rock Bottom est un hasard. Il avait une voix très particulière. Je ne m’étais pas préoccupé de savoir si la mienne convenait au texte que j’avais écris, je lui ai demandé de le lire et comme ça rendait bien j’ai laissé sa voix. Du coup je n’y chante rien, mais ce n’est pas grave. Je me fichais que ce soit ma voix ou pas, je voulais juste retrouver le son que j’avais en tête. Le transport. Je ne pense pas m’en être éloigné. Enfin je dis ça, je n’ai vraiment su ce qui m’habitait que le jour où j’ai commencé l’enregistrement avec les musiciens.

Il y a environ deux ans sur son album intitulé The Bairns, le groupe folk de Rachel Unthank, The Winterset, a repris Sea Song. Leur version est plus sobre que la mienne, mais très belle. Quand je l’ai entendue je me suis souvenu que c’était plus ça que j’avais initialement en tête. Le solo de la pianiste est vraiment très proche de ce que je souhaitais atteindre. Le mien est complètement parti ailleurs une fois que je l’ai enregistré. L’improvisation vocale de la fin, les sons bizarres, la production de Nick Mason, tout ça s’est rajouté en studio, mais si Rock Bottom avait dû être un vrai album solo, Sea Song aurait plutôt sonné comme ce qu’en a fait Rachel Unthank.

Sea Song est la première plage de Rock Bottom.

A l’époque de sa sortie Alfie l’ignorait ; elle ne savait même pas que Sea Song parlait d’elle. Elle pensait que ça parlait de choses plus abstraites. En un sens c’était vrai,  mais c’était surtout une description d’elle et de ce que ça signifie de vivre avec une femme. C’est un immense privilège. Leur sang est lié avec la lune et la mer. Comme elles, elles ont des cycles qui les affectent. Ce n’est pas un scoop de le dire. D’ailleurs beaucoup de clichés ont déjà été écrits à ce sujet. Mais Sea Song en remettait une couche ! Tout ça pour dire que ce n’est pas parce qu’on aime quelqu’un au point de former cet animal qu’on appelle « un couple » qu’on sait tout de lui. Notre partenaire peut traverser des choses dont on n’a pas idée, ne serait-ce parce qu’elle a son propre espace, ses pensées. C’est quelque chose qu’il ne faut pas l’oublier.

Pour la pochette de Rock Bottom, Alfie  – qui réalise seule l’artwork de mes disques –  voulait quelque chose de sobre pour prendre le contre-pied de tous ces disques psychédéliques et colorés qui envahissaient les bacs à l’époque. Elle s’était mise en tête de faire une image nostalgique, évoquer ces souvenirs issus de l’enfance qui incarnent une certaine conception du bonheur, de l’innocence, ce genre de choses archaïques qui restent dans l’inconscient collectif. Le dessin du Steam Ship en est une par exemple. C’est un gros bateau à vapeur, ça ne se fait plus aujourd’hui.

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Alfie a eu l’idée de deux enfants qui jouent sur la plage, d’une fille et d’un garçon qui passent un moment comme ça, isolés.

Elle a aussi dessiné des reproductions de dessins de flore sous-marine. Elle avait trouvé ça dans de vieux livres de sciences naturelles. C’était des ouvrages datant des débuts de la révolution industrielle. Ils parlaient d’un monde où la nature avait plus de place dans la vie des gens, où la photographie n’existait pas encore. Ils montraient donc de beaux dessins d’oiseaux, d’arbres, de plantes. On en achetait plein. Surtout ceux qui parlaient de découverte de la vie sous-marine. Les gens rêvent souvent de voyage dans l’espace, de rencontres extraterrestres, mais en un sens pour nous cette vie sous-marine a toujours été plus fascinante. Cette autre forme de vie, on est sûr qu’elle existe. Au fond des mers de notre planète vivent vraiment des êtres qui n’ont plus rien de commun avec les poissons et tous les autres animaux que nous connaissons. On ne peut juste pas la voir ! Enfin maintenant on peut car nos instruments ont atteint ces zones de pressions mortelles et ramener des photos, mais ça reste du domaine de l’incroyable.

Cette vie sous-marine m’a toujours évoqué ces autres mondes qu’on a en tête et qui resurgissent parfois lorsqu’on crée. Ce n’est qu’une métaphore mais la vie vient des océans. Nous sommes que des créatures aquatiques qui tentent de vivre sur terre. Je crois que c’est ce genre de livres qui m’a donné l’idée d’appeler ce disque Rock Bottom.

Je ne pensais pas que cet album aurait un public. Quand je l’ai fini, comme à chaque fois que je fini un disque, je me suis dit « ça y est, la source s’est tarie, je suis cuit ». J’étais donc heureux que les gens l’aiment. En France, on m’a même décerné un prix spécial, le Prix Charles Cros que je suis allé recevoir à Paris. Ça m’a réconforté de voir qu’on acceptait ma nouvelle façon de travailler.

Un jour, des années après sa sortie, Rock Bottom a été réédité. Alfie a alors pensé que l’artwork n’était plus en phase avec l’époque. Elle a eu une nouvelle idée. Elle a fait une peinture très colorée qui met l’accent sur les enfants qu’on voyait dans l’arrière plan de la première pochette. Je crois que l’idée lui a inconsciemment été soufflée par la révélation du sens de Sea Song. Quelque part, cette femme et cet homme qui rejoignent la flore sous-marine, c’est nous.

Propos recueillis par Sylvain Fesson, avec l’aide de Bertrand Burgalat
Illustration: Colocho

13 commentaires

  1. Salut Stéphane,

    Merci pour ton commentaire.
    Si tu souhaites lire d’autres interviews de ce genre (dont la version intégrale de cette itw de Wyatt que j’y publierai bientôt) tu peux aller sur mon site : http://www.parlhot.com

    Sylvain

  2. Merci pour l’invitation,il y a l’air d’avoir de très bonnes choses sur ce blog .
    J’aime bien le ton pris dans l’ interview de Robert Wyatt qui va à l’essentiel:l’œuvre et le message de l’artiste et son vécu personnel.
    Trop de journalistes se perdent dans les paillettes et les anecdotes hors sujet;on voit ici que l’on a affaire à un vrai amateur de musique et non pas un petit malin qui essaie d’étaler sa science.

  3. Un album magnifique composé par un musicien sensible et au talent immense. Cet album est comme un pansement dans mes moments sombres, il apaise le coeur. Merci Robert pour cette perle musicale que je ne me lasserai jamais d’écouter.

  4. C’est une merveille ,un joyau , un monde musical à part, inclassable.Je trouve que c’est un univers étrange,qui semble surgit des profondeurs,et dévoile des mondes insoupçonnés et pourtant familiers.Le mariage des voix et des instruments est trés particuliers.Il s’en dégage une ambiance de nostalgie,de souffrance et à la fois de grande beauté,de beauté intemporelle.J’ai le vinyle ,que je n’avais pas réécouté depuis longtemps.
    Je suis retombé sous le choc ,bouleversé….

  5. Bouleversant est bien le mot – Illustration rare de ce que peut créer la magie de l’âme …
    C’est une oeuvre intemporelle .
    l’article est passionnant . merci

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