“On ne peut pas rester indifférent quand on matraque un jeune.”
Extrait de Paris-Jour, mai 68.

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“On ne peut pas rester indifférent quand on matraque un jeune.”
Extrait de Paris-Jour, mai 68.

Que l’on présente Mai 68 comme une épopée glorieuse ou comme le début de la fin de la société occidentale, on se positionne toujours en juge idéologique face aux événements. J’avoue que pendant longtemps j’ai vu Mai 68 par le biais de ce prisme. Au gré de mes humeurs et de mon parcours personnel, je voyais Mai 68 tantôt comme une explosion subversive et colorée (les situs, la revue L’enragé, «la police s’affiche aux beaux-arts, les beaux-arts s’affichent dans la rue», ce genre de slogans), tantôt comme une horrible hydre à deux têtes, à la fois néo-pétainiste de gôche (Jacques Higelin, Gérard Miller, les bobos, le prof rock) et libérale libertaire (Tony Blair, Bernard Kouchner, Jacques Attali ).

Et un jour, tout à changé par la grâce d’une pile de vieux journaux datés de Mai 68, dénichés par hasard dans une brocante. Dans les années soixante, le quotidien Paris-Jour est un succès populaire issu du giron de Cino Del Duca (le Lagardère de l’époque, producteur d’Antonioni et directeur de la publication de Nous deux). Il m’est rapidement apparu que Paris-Jour était le porte-parole de la majorité silencieuse, une sorte de journal de Jean-Pierre Pernaud des sixties. Le public de TF1 avant l’heure pour la France moisie qui lisait Paris-Jour. Extraits.

Samedi 4 mai 1968. La Sorbonne et le Quartier Latin sortent à peine de quatre heures d’affrontements. Et Camille Leduc annonce la couleur dans son éditorial : « Que douze mille étudiants soient empêchés de travailler par quatre cents jeunes énergumènes, c’est inadmissible et ridicule (….) Leurs revendications, pour être franc, me paraissent aussi ridicules que celles des beatniks de tout poil dont quelques-uns sont aussi des bourgeois honteux.» Le reste de la couverture des «événements» par le quotidien est à l’avenant : « Et pourtant, à Nanterre, c’est vraiment la vie à 5 étoiles » ou « seulement 8,3% de fils d’ouvriers». Mais bon, Mai 68 ça va bien cinq minutes devait penser le rédacteur en chef. Alors, dès la page 4 il embraye sur la vie quotidienne et Paris-Jour retourne à ses fondamentaux avec «Tomates du Maroc à deux francs le kilo» ou «Achetez du poireau». Après la vie salariale, le populo peut rêver avec les trois Pin-up de la page 5 qui partagent leur espace avec un fait-divers sanglant. Page 6, Jacques Chancel, l’Alain Pacadis gaulliste, nous confie que « Fernandel a bu du Rothschild chez le Général ». Autre inénarrable figure de trois décades, Guy Lux fait son apparition dans les pages télé. Le journal se clôt sur Kecia Bartel : une Finlandaise de 20 ans découverte par des producteurs hollywoodiens et qui doit représenter la nouvelle Greta Garbo. Kecia Bartel a-t-elle jamais tourné un seul film ? Séduira-t-elle les masses ? En tout cas ce big brother qu’est IMDB n’en garde aucune trace.

Le lundi 6 mai 1968, dans le numéro 2688 du quotidien, la Une est sur l’état de siège au Quartier Latin. L’éditorialiste fait preuve de modération et fustige les manifestations d’étudiants, tout en critiquant aussi « les brutalités auxquelles se livrent ceux qui sont payés pour garder leur sang-froid ». Non sans citer le maréchal Lyautey qui aime que l’autorité montre sa force pour ne pas avoir à s’en servir. Page 3, c’est Ewa Aulin, la starlette de Candy, le Candide au féminin de Christian Marquand, délicieuse fable pop ratée, avec Marlon Brando, Richard Burton, Charles Aznavour, James Coburn et Ringo Starr, qui pose avec un chaton.

Vie quotidienne, fait-divers, courses à Vincennes et pages people occupent la majeure partie du journal. En parcourant la pile de Paris-Jour du mois de Mai 1968, brunis par le temps, on est interloqué par les éditos de Camille Leduc. Un éditorialiste qui n’est autre que le «bon sens» populaire incarné, de ceux qui rappellent au lecteur d’alors que « bien que la France ait connu des événements très graves, la Terre continue de tourner, il convient de payer son tiers provisionnel ». Caroline Kennedy, sur son cheval, clôt l’édition du 15 mai. Page 7, une pub nous invite à acheter Télé poche, une publication Del Duca qui propose un reportage sur le show télé (du reste magnifique) de Nancy Sinatra. Dans l’édition du Paris-Jour daté du 27 mai, on apprend que des gauchistes ont volé des poissons rouges dans la loge d’une concierge, place de la Sorbonne. L’éditorialiste souligne (avec une acuité digne des plus grands) la précarité des petites gens (le lectorat mâtiné de classes moyennes de Paris-Jour) et prône la réforme pour les plus pauvres. Okay pour la chienlit de quelques proto-bobo dégénérés, mais les irresponsables fils à papa, non merci.

Reste le credo porteur de Paris-Jour. On sent que la France de Paris-Jour est passée à côté des bouleversements moraux de Mai 1968 pour se focaliser sur les violences et les gênes occasionnées par les grèves de Mai. Finalement, la France de la «majorité silencieuse» de Mai 68 représentée par Paris-Jour regarde le doigt qui montre la Lune plutôt que la planète sur orbite. Au plus fort du conflit, quand il sort du Quartier Latin et embrase toute la France, autour du 25-26 mai, le journal change de ton et devient plutôt social-démocrate. Les photos de corps maculés de sang n’incitent plus à la gaudriole ou aux commentaires paternalistes. Pourtant, il subsiste des articles de «fond» sur le congé des concierges ou le problème des boulangers à qui il manque du fuel.

La France de 68 n’est pas la Russie de 1918 et l’on se dit que nos «révolutions» ne sont que des simulacres bon enfant où tout ira bien tant que Roger pourra jouer au tiercé et Raymonde regarder le palmarès des chansons. Maxime Brunerie n’était pas Lee Harvey Oswald avec sa carabine à plomb et Chirac pas J.F.K. C’est la France des Grosses Têtes et de Laurent Géra avant l’heure, gentiment poujado mais pas trop, des vieux P.M.U pas encore refaits façon mauvaise copie de Stark ou bistros «authentoc bobo», le pays «réel» qui vit au jour le jour, avec pour horizon la sortie au marché du dimanche matin et Drucker l’après-midi. Une France à l’esprit provincial, même à Paris, qui préfère les spectacles de Bernard Mabille au Jamel Comedy club. Cette France se mourra avec les derniers lecteurs de France Soir (le concurrent de Paris-Jour).

Les samedi 1er et dimanche 2 juin, c’est la «détente » claironne Paris-Jour. Sur la couverture du journal, on voit Manon 70 – alias Catherine Deneuve – sur un vélo et l’on peut lire tranquillement que « depuis la grève Catherine Deneuve pédale dans les rues de Paris (…), qu’elle est ravie à la fois d’éviter les embouteillages et de se faufiler incognito (…), surtout qu’elle n’oublie pas d’attacher un antivol à son porte-bagages : un vélo vaut de l’or à Paris en ce moment ». La bourgeoisie dominante a toujours instrumentalisé le show-biz pour endormir le populo, si, si j’te jure. Aujourd’hui, les vélos envahissent Paris, ville désormais réservée de plus en plus aux ennemis du peuple, qu’ils soient lounge bling bling ou amateurs des néo-guinguettes citoyennes.

Je regarde une nouvelle fois mes exemplaires de Paris-Jour comme autant de fenêtres sur une innocence perdue, qui pense aux poireaux en pleines swinging 60’s. Les salauds ont gagné… Mai 68 est devenu un musée où son histoire est réécrite par les élites. Que ces nouveaux maîtres soient pro ou anti barricades revient finalement au même.

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