Mais où est passé Sinatra ? Pourquoi « le plus grand de tous » selon Iggy Pop a-t-il déserté les discussions, les interviews, les critiques ?

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Mais où est passé Sinatra ? Pourquoi « le plus grand de tous » selon Iggy Pop a-t-il déserté les discussions, les interviews, les critiques ?

Pas une seule citation dans les influences -hormis pour quelques clones ringards qui ne peuvent faire autrement -, rien chez les ex « baby-rockers », pas mieux dans la variet’, pas la moindre mention de Julian Casablancas qui, parions-le, est fan sans le savoir. C’est à peine si l’on entend, de temps à autres, parler du décorum : Mafia, Kennedy, Vegas… Classé au patrimoine de l’entertainment, Sinatra est entré au musée. Il n’est rien de plus triste que ces foules enchaînant les tableaux dans l’ordre, les yeux lourds d’ennui avant de retrouver le sourire dehors, la punition terminée. Alors qu’il suffit parfois d’une personne. Elle vous guide en sprintant entre les toiles, traite de « croutes » ce qui vous paraît tout aussi bien que le reste, presse le pas et vous plante devant Le Tintoret, par exemple. Et là… Chairs frémissantes, lumière aveuglante, il se passe enfin un début de quelque chose ; la peinture quitte le musée avec vous. Pour Sinatra, endossons le rôle ingrat du guide, il en vaut la peine. Il en vaut mille fois la peine.

D’abord, les manières d’esthètes restent au vestiaire : le premier Best of venu fait l’affaire et vous tient durant six mois au bas mot. Chez Sinatra, on parle Billboard, radio, hits pas trésors cachés et face B introuvables… ce qui marche est fantastique, ce qui est fantastique marche, voilà l’axiome pop selon Ol’ blue eyes. Bien sûr, tout comme Beethoven ou Dylan, Sinatra peut rendre fou et l’on tombe régulièrement sur des exégètes distinguant les périodes, les arrangeurs (Nelson Riddle !), les big bands. Ils ont d’ailleurs raison, l’œuvre est infinie mais il n’empêche : un best-of dégueulasse, jauni par des années de bacs à soldes fera l’effet d’une bombe. Car, il faut bien en passer par ce cliché à un moment ou l’autre de l’article, sa voix est unique : grave, pleine, dense… le mot tessiture a été inventé pour lui.

S’il chantait l’annuaire, la terre entière frissonnerait comme une pucelle en attendant le passage du C au D.

Surtout, Sinatra possède un sens du registre hors du commun. Dès la première syllabe du premier mot, l’auditeur sait s’il s’agit d’une chanson gaie ou dépressive, d’une romance douloureuse ou des premiers frimas de la passion, d’une plaisanterie potache ou d’une vacherie ironique. Immédiatement, sa voix fixe le cadre, comme le premier plan d’un film ou l’incipit d’un roman. « La petite ville de Verrière peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté », soutenue par une section de cuivres. Pour sentir la différence entre Frank et les mortels, le duo posthume avec Bono sur I got you under my skin reste le test idéal. L’homme de U2 chante, avec son habituel vibrato essoufflé. Bien ou mal, ce n’est même pas la question. Mais de quoi parle-t-il vraiment ? Que va-t-il nous raconter ?  Sunday bloody Sunday ? Viens Poupoule ? Ah le petit vin blanc ou Anarchy in the UK ? Ca ou autre chose, ce serait le même ragoût irlandais.    
Dans la version originale, Sinatra attaque, serein : « I’d tried so not to give in/I said this affair never will go so well/But what should in try to resist when I know well/ that I’ ve got you under my skin. » Ce moment où l’on décide de condamner les issues de secours et d’annuler les plans B pour se jeter tête la première dans une histoire d’amour, Blue eyes le suggère dès les premiers mots, comme personne.
L’autre ensorcellement vient de son sens du rythme tout simplement phénoménal. Il étire les mots, allonge les syllabes sur une mesure puis les regroupe pour lancer ou suivre l’orchestre. Rien de purement démonstratif : Sinatra a l’habitude d’enregistrer live avec le Big band – ses premiers overdubs datent de 1970 ! – il colle donc à la caisse claire, pousse les cuivres dans leur retranchements avant de démonter les phrases des couplets : « It would bore (pause) me (pause) terrifffffffi-ca (pause) ly too. Yet, I get a kick -pause- out of you ». Comme si la ponctuation était une danse.

Mais l’art de Sinatra va bien au-delà du professionnalisme, même le plus abouti. Son dosage de classe altière et de gouaille creuse un fossé de la taille de l’avenue Foch entre lui et l’armée de suiveurs. Sa musique est à la fois farouchement aristocratique -personne ne chante comme lui, un fait acquis – et populaire  – impossible de ne pas claquer des doigts. C’est Delon élevé dans une boucherie qui s’installe sans peine chez Visconti ou Melville, Lennon terminant In my life avant d’aller roter sa bière au pub… des marquis que l’on ne s’étonnerait pas de croiser au zinc. Un alliage rare de supériorité et de connivence dont le Live in Paris, Frank Sinatra and his sextet est l’illustration parfaite. Ce soir de 1962, au Lido, Charles Aznavour lance le concert d’un théâtral : « Frank Sinatra, Paris vous appartient » et c’est parti pour un show au-delà du réel. D’habitude, Sinatra retouche chaque enregistrement public pour éliminer le moindre défaut. Taking care of business en quelque sorte : il entend bien ne pas prêter le flanc et rester au sommet pour engranger le cash. Mais, sur ce live, le document est resté à l’état brut : les hésitations, les raclements de gorge en pleine romance et les plaisanteries glissées entre deux lignes de couplet, on entend tout. « Ne mangez pas de soupe à l’oignon avant de monter sur scène, » balance un Frank d’humeur gastrique, en attaquant une romance. Au début de My funny valentine, le pianiste assène une note grave pour donner le ton, Sinatra mime la gueule de bois et conclut, rigolard : « ce genre de note me flanque la migraine, mon pote ». Et vlan pour l’eau de rose, coupée au bourbon pour ce soir. Bien sûr, deux ou trois titres plus tard, il tire les larmes du public, avec la plus grande sincérité sur Nancy. Le swing est constant, sa voix fantastique, plus rugueuse, éprouvée ; l’histoire avec Ava Gardner est passée par là. L’ensemble du concert dégage une impression de facilité mais aussi de dureté. Lou Reed, Iggy Pop, Jim Morrison se font entendre en écho, beaucoup plus nettement que d’autres crooners. Tous ont rêvé un jour de maîtriser leur affaire comme Blue eyes, il suffit de réécouter Tiny girls sur The idiot ou Moonlight drive (sur Strange days des Doors) pour s’en convaincre.  

Après cette démonstration de force, Sinatra réserve pour la fin une version ahurissante de One more for the road, conversation entre un homme au bout du rouleau et son barman. « Its quarter to three /There’s no one in the place/ ‘cept you and me. » Le Lido, temple de la gaudriole à plume, résonne alors comme une cathédrale à l’aube. C’est donc après ce genre de moment que court l’industrie du show business, c’est en espérant retrouver un peu de cette magie que le public s’entasse dans les salles puis empile des morceaux dans un téléphone. Si ces minutes de grâce ont existé à Paris en 1962, elles reviendront bien un jour ou l’autre, restons aux aguets.

Avec ce titre, Sinatra divise la planète en deux camps déséquilibrés, lui et le reste du monde ; même les American recordings de Johnny Cash ne passent pas la porte de ce club. Quand il laisse échapper les mots « easy » and « sad », sur un ton rêveur illuminant soudain ce morceau nocturne, il est difficile d’imaginer que la voix humaine puisse être plus poignante. On découvre alors le double fond du crooner : Sinatra chante constamment les impasses, les derniers sous en poche et les désillusions, sans la moindre complaisance quant à la marche du monde. Même sur ses standards optimistes, Frank savoure les hauts parce qu’il connaît les bas, ne les oublie jamais et pressent leur inévitable retour. Du blues, en smoking et nœud papillon mais du blues quand même. Pas de réédition prévue, aucune remasterisation en vue, pas même un sticker « Nice price » pour attirer le chaland, ce chef-d’oeuvre prend la poussière dans les bacs du monde entier. Foncez, c’est votre homme, celui qui vous fera basculer du coté de chez Frank.

Par la suite, il est conseillé de se frotter à l’autre face de Sinatra, le maniaque perfectionniste et autoritaire, le « control freak », avec le concept album Watertown.

Il y chante pour la première fois en overdub, sans l’orchestre dans le studio. Le disque raconte l’histoire d’un homme de la middle-class américaine, quitté par sa femme. Tout y passe, les rêveries devant l’album photos, les discussions avec les beaux-parents, la description des enfants, la haie qui mériterait d’être taillée… un vrai mélo. Goutant l’isolement de sa « cabine voix », The voice se prend au jeu et cisèle la moindre syllabe. Rien, absolument rien ne dépasse. Le disque se révèle fascinant et intimidant, comme certains albums de Bowie, mais le miracle finit par se produire. On y croit au Sinatra descendu de l’Olympe vers les suburbs, jardinant en t-shirt de baseball pour se changer les idées et oublier madame, on l’écoute, on le plaint et quand  on hoche la tête, ce n’est pas pour marquer le rythme mais pour acquiescer : « I see, Frank, I see… » Dans L’ainé des Ferchaux, le film de Jean-Pierre Melville, Jean-Paul Belmondo accompagne un vieux milliardaire en fuite, joué par Charles Vanel. Lors de leur escale à New-York, le jeune homme tient à passer par Hoboken et se plante devant la maison natale de Sinatra. « La fenêtre que vous voyez dans le film est exactement celle de sa chambre, » aimait expliquer Melville. Debout face à cette maison modeste, Belmondo scrute la façade avec un léger sourire qui peut aussi bien vouloir dire « Sacré Frank » que « voici donc le berceau du mythe. » Une visite d’ami et un pèlerinage. Nous en sommes tous là, face à l’œuvre de Sinatra.



28 commentaires

  1. En effet ce ne doit pas être simple d’être Bono et il s’en tire pas si mal quand on y pense. Mais, bon dieu, quelle voix atroce. Et sur cette chanson… beurk.

  2. Très bon article, sur que la vidéo Sinatra / Bono ne le reflète pas du tout. En effet écoutez le  » Sinatra at Paris « de 1962 au casque bien étanche, et vous entendrez même respirer son pianiste.En 1997 arté un dimanche soir nous a gratifié d’une soirée Sinatra. On le voit à l’enregistrement de L.A is my lady et aussi en 1965 interpréter It was a very good year. I965 Frank est à son sommet, il enregistre  » September of my year » les 17 titres sont excellents l’album recevra 4 Grammy Awards…La presse unanime titre  » Sinatra à 50 ans, il a vécu 1000 vies, il peut désormais chanter Septembre.

    L’année d’après; Lui, Quincy et Count sont au Sands de Las Vegas, il en sortira son meilleur album live, hélas 100 000 000 hélas, personne n’a eu la bonne idée de le filmer…

  3. Ouii cette soirée Arte, c’était superbe. It was a very good year est sans doute son plus grand titre, disons celui qui impressionne le plus, je suis d’accord.
    La is my Lady est evidemment un peu gras mais j’adore le final de Mack the knife quand il se met à citer les musiciens, à se citer lui-même…

  4. Je découvre et…juste une précision :le duo Sinatra/Bono n’est pas posthume, puisque sorti en 1993 tandis que Frankie dont vous vous dites si grand spécialiste est parti chanter avec les anges le 14 mai 1998.

    Eh oui…

  5. Je me suis pris les pieds dans le tapis en effet : le duo est virtuel. Bono a posé sa voix ensuite, pas de prise avec Sinatra en studio (dans mon souvenir). Vous avez raison Reb, ce n’est pas posthume.
    Une précision : je ne me dis pas grand spécialiste. En règle générale d’ailleurs, je ne « me dis » rien du tout sur rien du tout. J’aime écouter Sinatra depuis de longues années, pour des raisons exposées dans l’article. Je suis venu à Sinatra par Iggy Pop, vous dire le manque de sérieux de l’affaire, dear Reb…

    Bien à vous, néanmoins. Syd

  6. Joli texte sur un immense, absolument immense musicien et grand acteur aussi…Outre les classiques Comme un torrent et L’homme au bras d’or, je recommande particulièrement Young at heart (Un amour pas comme les autres), tourné en 54 -année bénie pour le Frankie puisqu’il entamait sa fabuleuse série d’albums chez Capitol-dans lequel il joue pour ainsi dire son propre rôle, ce qui donne des accents de tristesse abyssale à ce qui n’aurait pu être qu’une sucrerie.
    Assez d’accord avec un des commentateurs pour dire qu’il y a aussi de la soupe dans ce qu’il a enregistré, vers la fin notamment, les reprises des standards des années 50 avec des orchestrations variétoches qui affadissent considérablement la sauce.
    Si j’en crois les étalages des disquaires que je fréquente, il me semble que plusieurs des albums originaux (Songs for young lovers, No one cares, September of me years, Live at the Sands…tous ces classiques édités chez Capitol puis chez Reprise), difficiles à trouver en France y a 3-4 ans, ont été réédités récemment.

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