(C) Coralie Gardet

Après un premier EP plutôt cool, la paire franco-américaine de Special Friend  passe au niveau supérieur avec les félicitations du jury grâce un premier gros disque absolument génial sorti par l’excellente maison Howlin’ Banana. En éloge de la modération électrique qui ravira les amateurs de grisaille et d’un hédonisme auto-réparateur. 

Les deux tourtereaux se rencontrent à Paris dans le monde d’avant, à une époque où le rock n’était pas encore confiné, entre concerts bordéliques et nuits sans fin dans les bars, des endroits magiques où l’amitié pouvait naître, à chaque instant. Lui joue avec Young Like Old Man, elle découvre la vie de groupe avec Deaf Parade, deux groupes très copains suivis par le label Buddy Records. Le coup de foudre est immédiat entre Erica Ashleton et Guillaume Siracusa, qui décident rapidement de former un duo artistique et de l’appeler Special Friend, en référence à une amitié qui devient vite fusionnelle. Nous sommes à l’été 2017 : la jolie brune venue des US se cale derrière les fûts, tandis que notre jeune frenchie à la tignasse frisée fait péter la guitare électrique. La scène a lieu dans un studio minuscule paumé au fin fond d’une grosse friche réinvestie depuis plusieurs années par des artistes, qui payent un petit loyer au propriétaire des lieux, en plein milieu de Montreuil. L’endroit pourrait valoir très (très) cher, dans une ville en pleine gentrification, il garde pour l’instant son look crado, avec des dédales de pièces obscures et végétales assez dingues qui ont déjà vu passer des tonnes de groupes : En Attendant Ana, Moodoid, Joujou Jaguar et autre Eggs y ont torché leurs plus belles chansons. Guillaume raconte très bien cette naissance arrivée par hasard dans Section 26: «J’avais une batterie, du temps, le studio était libre, c’était l’été… A la base, elle était juste venue pour jouer de la batterie, mais comme j’avais branché ma guitare, j’ai lancé un riff. Je crois que notre premier morceau est né ce jour-là, en juin 2017 ». On cachera évidemment l’adresse, pour protéger cette maison créative magique.

Plusieurs titres sont composés dans l’instant, aussitôt pratiqués en live dans des caves de bars comme celle minuscule de La Pointe Lafayette, grâce au soutien de Buddy Records qui déniche alors une nouvelle pépite : Erica fait jaillir une frappe sèche et instinctive, alors que Guillaume maltraite gentiment sa gratte avec quelques pédales d’effet finement choisies, disto en tête. Durant deux ans, ils écument les petites salles de rock parisiennes (Mains d’œuvres, Espace B, Omadis) pour explorer le son, et affirmer leur style. De cet espace spatio-temporel dédié à l’expérimentation et à la quête d’identité, Special Friend va accoucher d’un premier enfant, enregistré par eux-mêmes en seulement quelques prises dans des conditions ultra précaires. La naissance officielle a lieu le 27 septembre 2019 avec un concentré de pop nineties bruyante, qui oscille entre morceaux rapides et titres très (très) lents. Un premier coup d’essai à 5 bandes plutôt cool, « Special Friend », qui se propage rapidement.

« Au début il m’est arrivé de faire tomber mes baguettes, de manquer des coups sur la batterie, de mal compter… C’était la même sensation que de sauter d’un avion » (Erica)

Nous sommes quelques mois plus tard, dans une France désormais ultra covidée. Ils sont toujours deux et peuvent donc se retrouver n’importe quand sans aucun putain de masque, sans entraver les nouvelles lois fatigantes. Ils squattent en plein été la baraque de leur copine Tara, toujours à Montreuil, dans un espace cette fois-ci (un peu) plus grand : entre les plaques de cuisson et le canapé, ils enregistrent au total onze chansons avec un bon vieux Tascam 8 pistes. Une fois de plus, c’est un gros fuck aux grands studios confortables. Pour l’enregistrer et le mixer, ils demandent à un certain Vincent Hivert, qui s’est déjà occupé d’En Attendant Ana et réalise ici un travail brillantissime, en conservant le côté ultra instinctif du duo. La nord-américaine aux longs cheveux noirs y joue de la batterie comme on aime, un peu comme son ancêtre légendaire Maureen Tucker: minimalisme, épuration et cette façon si primaire de jouer comme un nouveau-né qui tape ses mains en rythme sur le carrelage. Cette pureté virginale, parfois difficile à trouver, elle la doit à son inexpérience : « Au début il m’est arrivé de faire tomber mes baguettes, de manquer des coups sur la batterie, de mal compter… C’était la même sensation que de sauter d’un avion ».

Comme les punks qui ont « joué sans savoir jouer » bien avant elle, elle s’en sort évidemment très bien. On retrouve exactement la même recette dans le morceau-titre Ennemi Commun, avec encore une fois une mélodie d’une simplicité géniale noyée dans la brume électrique, une dualité douceur/violence qui s’exprime aussi ici par une alternance entre un  calme quasi anticyclonique et une tempête à la fougue maîtrisée, avec toujours un paquet de larsens quelle que soit la météo. Ce nom d’album et de chanson n’a absolument rien à voir avec le Covid-19 : c’est juste l’inverse de « Special Friend » en céfran, un titre trouvé là-encore un peu par hasard, après qu’un pote les a gentiment vanné en leur disant qu’il allait monter un groupe rival avec ce blaze. Un des morceaux s’appelle d’ailleurs Hazard, tiens donc, exactement dans la même veine qu’Ennemi Commun, un titre qui n’a toujours aucun rapport avec la situation actuelle, Erica et Guillaume s’en battent bien les couilles, ils ont mieux à faire que chialer inutilement: écrire des chansons pour nous faire kiffer et oublier toute cette merde.

Si Ennemi Commun et Hazard ont un tempo modérément enlevé, la seule chanson vraiment rapide du disque est Meant To Gather : une mouche a du les piquer à ce moment-là dans le salon de Tara, ou un shoot de rhum, c’est selon. En dehors de cette célérité soudaine et inexpliquée, le disque est globalement gouverné par la modération rythmique et le bruitisme, dans une certain tradition shoegaze, une tisane Yogi-Tea à la main. Un mode de vie en slow-motion qui culmine avec le triptyque Destructionist, Manatee et Movement Of The Planets et sa cadence effrénée qui ne dépasse à mon avis même pas les 60 BPM. Si Destructionist est pour le coup dans la plus pure tradition shoegaze, à la fois très lente et très bruitiste, Manatee se défait partiellement de ses pixels sonores avec un vibrant hommage au Lamantin offert par Erica et sa voix dorée, pour ce gros bébé sous-marin ultra lent et d’une gentillesse infinie, dont l’existence est en péril. Un tiercé gagnant qui ravira les amateurs de rêverie printanière, qu’ils s’agisse de flâneurs compulsifs au RSA ou bien de workaholics anonymes bien décidés à appuyer sur « Pause » au coucher du soleil, en écoutant Movement Of The Planets, les yeux connectés à l’immensité stellaire : « Tout a l’air parfait, le mouvement des planètes me laisse songeur. Elles bougent en permanence».

Bien présente en deuxième lame dans tout le disque, la (douce) violence culmine dans la chanson Forest, où la voix subitement très rock et nonchalante de Guillaume surgit à travers d’épais nuages de fumée disto traversés par des mini-solos de gratte bien crados, qui narre l’histoire d’un mec qui erre en pleine forêt. Un morceau très noisy où notre ami gaulois s’accroche à sa gratte comme on serre sa meuf, avec un tempo toujours relax’ et une agressivité grunge maîtrisée, à l’image du disque, comme une sorte de Kurt Cobain qui aurait pris de la MDMA. Bien loin d’être dans un état intermédiaire ultra boring, ce disque est au contraire un éloge de la modération électrique, de la grisaille contre le noir ou blanc habituel et parfois simpliste, avec encore en son sein des moments de dualité profonds et de violence soudaine, évidemment : un état de tiraillement beaucoup plus complexe, à l’image de l’âge adulte, où les questions fusent bien plus que les évidences. Tel un mec qui prendrait un kif pas possible à savourer une pinte de Kro et pas dix (ça pourrait sauver pas mal de vies, et nous éviter de perdre des copains..), cet album est un véritable éloge de la modération électrique, avec dedans une passion évidente pour l’instabilité permanente entre la douceur et la violence. En définitif : un masterpiece blanc et gris.

Si les paroles ont l’air vraiment bien torchées, du genre poétiques et profondes, elles sont partiellement noyées par les effets et par la production par ailleurs ultra cool, c’est le style qui veut ça. Qu’importe, d’autant que les morceaux de texte qui nous parviennent via la planète Mars sont sans doute les plus beaux. Des textes à mille lieux du Covid-19 propices à la déconnexion mentale, qui parlent de nature sauvage, du cosmos, de lenteur, de jeans qui brillent, du hasard et d’un mystérieux acronyme, « HCM », qui renvoie selon Google autant une maladie du cœur qu’à des pratiques de management (je toussote). Le mystère reste donc entier.

Le disque se défait finalement de ses habits bruitistes avec pour conclure l’affaire une déchirante ballade acoustique où les voix des deux potos qui s’unissent une ultime fois sont magnifiés. L’extase, à savourer avec une bonne vieille Camel.

Special Friend // Ennemi Commun // Howlin’ Banana + Hidden Bay 

Si tu veux en savoir (encore) plus sur ce duo magique, c’est par là.

2 commentaires

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