Une exposition visible jusqu’au 30 juin à la Médiathèque musicale de Paris met en lumière le travail du label Folkways, bien connu des amateurs de musique populaire, de blues et de folk notamment. Son catalogue compte environ 2000 références et couvre une quarantaine d’années d’histoire de la musique américaine à partir de 1948. On y trouve en vrac les noms de Leadbelly, Big Bill Broonzy, Woody Guthrie, Pete Seeger, Mary Lou Williams ou encore Memphis Slim, mais surtout plein d’autres bizarreries. Portrait du fondateur de cette institution sonore, un archiviste passionné nommé .

Moses Asch, que tout le monde appelle Moe Asch, est le fils de Sholem Asch, un célèbre écrivain polonais yiddish ayant émigré à Paris puis à New York. Moe part faire des études d’électrotechnique en Allemagne et, de retour à New York dans les années 30, travaille pour la radio WEVD, une radio yiddish où il répare des émetteurs avant de commencer à enregistrer. La légende veut qu’Albert Einstein en personne l’ait encouragé à se lancer dans l’industrie musicale et la documentation sonore alors qu’il enregistrait une conversation entre lui et son père.

La tempête avant le calme

Les débuts de Moe Asch dans l’industrie musicale sont pour le moins contrariés. Avant de connaître la renommée avec Folkways, il a déjà fondé deux labels. Le premier, Asch Records, a publié la plupart des grands noms de Folkways comme Woody Guthrie ou Pete Seeger, mais aussi plusieurs des premiers disques de Leadbelly, que John et Alan Lomax avaient rencontré en prison avant de le faire enregistrer pour la Bibliothèque du Congrès, ARC, Musicraft et RCA-Victor. Mais à l’époque, Asch vend des 78 tours (les ancêtres des disques à microsillons 33 et 45 tours en PVC) produits grâce à la gomme-laque autrement appelée résine Shellac, une résine naturelle produite par des insectes asiatiques notamment. La pénurie de gomme-laque que les États-Unis connaissent durant la Seconde guerre mondiale compromet ses affaires. En 1948, Columbia commercialise les premiers disques microsillon LP qui vont révolutionner l’industrie musicale. Le vinyle est né.

Bibliothèques de la Ville de Paris - Folkways Records : un label américain à l'écoute du monde !

Avant cela, Asch a crée son deuxième label, Disc Records, qui a fait faillite. C’est l’histoire de la magie de Noël qui n’opère pas : Asch programme la publication d’un album de Noël du crooner Nat King Cole juste avant les fêtes. Mais la sortie du disque est retardée au 25 décembre, à cause d’une tempête de neige, et les Américains ont déjà bazardé leur sapin. Le père de Moe lui prête de l’argent pour qu’il lance son troisième label, celui que la postérité retiendra.

Folkways, le Wikipedia du son

Même s’il continue de publier l’œuvre de bluesmen célèbres comme Lightning Hopkins ou Sonny Terry, le label emprunte une nouvelle direction et se trouve une autre spécialité : les musiques populaires et les « musiques du monde ». Moe Asch s’inscrit dans les traces de ceux qui ont relevé, noté ou collecté, stylo ou enregistreur à la main, les musiques traditionnelles ou folkloriques du monde entier. Il fait partie d’une lignée de collecteurs et folkloristes qui remonterait au moins aux pionniers de l’ethnomusicologie que sont Bartók et Kodály jusqu’à Lomax père et fils. Sa démarche ne se veut pas particulièrement savante : elle vise à rendre accessible au plus grand nombre toutes sortes de pratiques musicales, traditionnelles ou contemporaines.

Les disques Folkways font penser en un sens aux disques Ocora, la collection de disques crée à l’origine par Pierre Schaeffer sous le nom de SORAFOM pour mettre en valeur via l’ORTF et ses ingénieurs du son différentes sortes de musiques traditionnelles transportant l’auditeur aux quatre coins du monde. Chez Folkways, la qualité sonore est plus aléatoire toutefois.

 

Le catalogue Folkways est une sorte d’archive musicale inépuisable, un fonds sonore inouï qui documente une bonne partie des musiques populaires et traditionnelles du monde entier, du Sahara à Bali en passant par l’Alaska, chez les Mormons, les Cajuns, les Inuit, les Bantous ou les Pygmées de la forêt Ituri. Moe Asch a réussi à constituer une encyclopédie universelle du son destinée à garder une trace, à rendre pérennes les expressions musicales les plus diverses.

Creuser dans le catalogue Folkways, c’est un peu comme errer sur Wikipedia à 3h du matin : on fait des découvertes improbables sans trop savoir comment on est arrivé là.

Ce qui intéresse Asch, c’est moins la qualité sonore que le caractère inédit du contenu. Si c’est nouveau et original, Asch publie à coup sûr, ou presque, jusqu’au rythme d’un album par semaine à son apogée, paraît-il. Ce qui explique pourquoi certains disques sont particulièrement déroutants, difficiles d’accès, vraiment incomparables, voire complètement inintéressants. Creuser dans le catalogue Folkways, c’est un peu comme errer sur Wikipedia à 3h du matin : on fait des découvertes improbables sans trop savoir comment on est arrivé là. Le fondateur refuse de hiérarchiser ses trouvailles, considérant que chaque proposition musicale est digne d’intérêt et manifestement peu soucieux du succès financier. Quelques anecdotes peu flatteuses circulent d’ailleurs au sujet de Moe Asch, parfois dépeint comme un pingre, ne payant pas toujours les sommes promises, à l’image du personnage qu’il a inspiré dans le film Inside Llewyn Davis des frères Coen (Mel Novikoff). Il faut dire que des disques comme Voices of the satellites, qui enregistre le son des treize premiers satellites envoyés par les Russes et les Américains dans l’espace, ou Speech after the removal of the larynx, sorte de documentaire médical qui montre comment la voix humaine s’adapte à l’ablation du larynx, n’ont pas dû faire de lui un homme richissime qui peut dépenser sans compter. Une des stratégies de Moe Asch pour rester relativement rentable consiste notamment à miser sur des notices explicatives détaillées pour augmenter le tarif de ses disques.

 

On trouve aussi dans le catalogue de nombreux disques engagés ou politiques (les discours panafricanistes de W.E.B. Du Bois par exemple ou une interview de la militante des Black Panthers Angela Davis emprisonnée à New York dans l’attente de son procès en 1972), des enregistrements liturgiques divers, des musiques pour enfants, des enregistrements documentaires et des musiques expérimentales plus savantes. Sans compter la poésie, aussi représentée avec les écrivains du mouvement Harlem Renaissance Claude McKay et Langston Hugues (notamment) dans une anthologie dédiée. Le label est aussi célèbre pour ses field recordings qui ressemblent aux paysages sonores des disques Frémeaux. Je recommande, à titre très personnel, la compilation Sounds of north american frogs qui ravira les amateurs d’amphibiens.

 

Peu avant sa mort, Moe Asch négocie l’acquisition de son catalogue par la Smithsonian Institude de Washington, à la fois un gigantesque ensemble de musée et un centre de recherche, qui perpétue aujourd’hui son héritage.

La Médiathèque musicale de Paris possède quant à elle environ 300 références du catalogue, soit une infime partie (environ 15%), mais c’est déjà considérable pour une petite institution comme la MMP. Leur exposition est une occasion inédite de découvrir de nombreuses pochettes magnifiques, dont certaines réalisées par Ronald Clyne, le graphiste emblématique du label (mais aussi d’autres par David Gahr, Ben Shahn, Irwin Rosenhouse ou David Stone Martin, connu pour ses pochettes d’albums jazz pour Verve Records).

Des bornes d’écoutes disposées dans la salle d’exposition de la médiathèque permettent de se plonger une partie des œuvres de Folkways, notamment des extraits de l’Anthology of American Folk Music compilée par Harry Smith entre 1926 et 1933 avant d’être publiée en 1952 dans des conditions controversées; le label étant accusé de s’affranchir des règles du droit d’auteur. Cela demeure l’œuvre maîtresse de Moe Asch, un disque qui a eu une influence considérable sur de nombreux musiciens folk et rock. On vous conseille d’écouter, au hasard, la piste 13 du troisième volume, un morceau cajun avec guitare et accordéon intitulé Le Vieux soulard, et dans lequel une femme demande à son ivrogne de mari où il est parti… au bar évidemment.

Au terme de l’exposition, une question demeure : pourquoi avoir consacré sa vie à une telle entreprise ? Le fils de Moe, Michael Asch, émet une hypothèse à ce sujet dans une interview avec Isabelle Schulte-Tenckhoff. Selon lui, sa passion pour les musiques du monde rejoint son obsession pour la Seconde guerre mondiale et l’holocauste qui occupaient son esprit durant ses nuits d’insomnie : « regarde cette horreur, il faut faire quelque chose pour que, si jamais cela devait arriver à d’autres, ils aient quelque chose à quoi se raccrocher, dont se souvenir. En même temps, on peut montrer que l’humanité est capable de suivre une voie autre que celle de l’horreur dont nous avons fait l’expérience. »

L’exposition de la MMP a le mérite de donner une vision panoramique du travail protéiforme de Moe Asch et d’inviter à la réflexion sur son œuvre. C’est aussi une invitation à se perdre dans le puits sans fond qu’est Folkways. Ce serait d’ailleurs difficile de vous recommander d’écouter tel ou tel album tant il y a de merveilles au cœur de ce catalogue qui justement refuse de hiérarchiser ou de privilégier telle ou telle star par rapport à des anonymes. Comment donner une orientation pour appréhender un label qui va dans toutes les directions ? Parmi mes coups de cœur très personnels, il y a l’album méconnu d’Elizabeth Cotten, Freight Train and Other North Carolina Folk Songs and Tunes, qui semble avoir inventé le mot tristesse. À coté d’elle, Elliott Smith c’est Patrick Sébastien.

Damien Poncet, médiateur à la MMP, recommande la compilation du guitariste Joseph Spence, Bahaman Folk Guitar : Music of the Bahamas vol 1, une sorte de blues un peu déstructuré avec des râles et des cris gutturaux. Parmi les choses les plus surprenantes que j’ai entendues, il y a une compilation de chant diphonique du Touva (Tuva : Voices From the Center of Asia) et une autre de musique traditionnelle hawaïenne. Et de nombreuses compilations  de musiques d’Afrique (Wolof Music of Senegal and Gambia, Music of Equatorial Africa notamment) Mais vous trouverez facilement de nombreuses playlists rassemblant ces disques étranges. D’ailleurs la MMP a réalisé plusieurs mixes avec les disques issus de leurs collections et ça vaut vraiment le détour, pour peu que vous soyez curieux.

Les infos sur l’expo ici.

Plus d’infos ici : folkways.si.edu

Sources :
https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/600?lang=en
https://bibliotheques.paris.fr/folkways-records-un-label-americain-a-lecoute-du-monde.aspx
https://www.artofrecordproduction.com/aorpjoom/symposiums/21-arp-2009/107-burgess-2009

 

2 commentaires

  1. souffle de baleines cantines, scouts mutinerie, insectes, sirenes paquebots, machines a ecrire, indians chants, flamenco, fuck bob seger, danses sacrales,…

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